Le dernier inédit de Proust
Les fameux Soixante-Quinze Feuillets, dernier inédit de Proust, viennent d’être publiés chez Gallimard. Antoine Compagnon, éminent connaisseur de Proust, nous en dit plus.
Qu’est-ce que cette publication nous apporte de nouveau dans notre connaissance de Proust ?
Disons d’abord que l’on attendait cette publication depuis longtemps. Bernard de Fallois avait signalé l’existence de ces feuillets dès 1954, dans la préface de son édition du Contre Sainte-Beuve, mais personne ne les avait vus depuis. À son décès en 2018, les feuillets ont été retrouvés dans ses archives. Ils ont maintenant rejoint le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Ils nous apprennent plusieurs choses.
En premier lieu, ils permettent de mieux situer le moment où Proust se remit à une écriture romanesque : en effet, après Jean Santeuil, roman commencé au milieu des années 1890, mais inachevé (Fallois le reconstituera à sa manière et le publiera en 1952), Proust semblait avoir renoncé à la fiction. Il se consacre à des travaux sur Ruskin, qu’il traduit avec l’aide de sa mère, et paraît avoir abandonné tout projet de roman. La mort de sa mère en 1905 le plonge dans un profond chagrin et dans la dépression. Il n’écrit plus, avant un article très remarqué dans Le Figaro, « Sentiments filiaux d’un parricide », en février 1907.
Le Contre Sainte-Beuve est entamé à la fin de 1908, mais les Soixante-Quinze Feuillets nous montrent que Proust s’est remis à un vrai travail d’écriture narrative dès l’été ou l’automne 1907, plus tôt donc que ce qui était admis jusqu’ici.
C’est aussi un texte très proche de la vie réelle de l’auteur.
En effet, après Jean Santeuil où il se raconte, mais à distance, par le truchement de la troisième personne, et avant le Contre Sainte-Beuve, qui sera un essai hybride, à la fois critique et narratif, plus éloigné de l’autobiographie, on découvre là un récit très enraciné dans la vie réelle de Proust et dans sa famille.
Ses proches y apparaissent sous leur véritable identité : sa mère s’appelle bien Jeanne ; sa grand-mère, Adèle ; son frère, Robert. Les lieux n’ont pas encore été transposés : la scène du coucher de Combray se place à Auteuil, chez son oncle Louis Weil. On trouve déjà les deux côtés de Combray, mais non encore stabilisés. Balbec est encore désigné par la lettre C. (comme Cabourg). Le séjour à Venise est lui aussi esquissé…
De nombreuses cellules de la Recherche sont donc déjà présentes, mais bien plus semblables aux épisodes de la vie de Proust qu’elles ne le deviendront au fil des élaborations successives du roman.
Ces feuillets contiennent donc des esquisses plus ou moins élaborées de ce qui deviendra la Recherche ?
Oui, et le plus élaboré, aussi le plus émouvant, est le premier ensemble d’une vingtaine de feuillets, qui annonce Combray, la première partie de la Recherche : on y trouve la scène du baiser de soir, les parents et les grands-parents, le jardin et l’invité importun (qui n’est pas encore Swann, mais un certain M. de Bretteville).
Un des aspects frappants de ces feuillets, c’est le rôle important joué par le grand-oncle de Proust, Louis Weil. On est bien chez lui, dans sa maison d’Auteuil où Proust est né. Ce grand-oncle subira, comme tous les personnages, des transformations profondes sous la plume de Proust pour finalement se scinder en deux : il préfigure à la fois Adolphe, l’oncle du narrateur, bon vivant, amateur des actrices, et Swann, avec son attrait pour les jeunes ouvrières.
Une autre personne importante figure aussi sous un jour très attachant dans les feuillets consacrés au séjour du bord de mer : la grand-mère. Elle y est longuement évoquée avec ses traits caractéristiques, comme son goût un peu excessif pour l’hygiénisme ou son côté farouche.
Une de ces personnes constitue pour moi une énigme : le jeune frère Robert, présent dans ces feuillets, mais qui disparaîtra complètement de la Recherche.
En effet, Robert est ici présent dans la scène de « Robert et le chevreau », que Bernard de Fallois avait intégrée à son édition du Contre Sainte-Beuve au prix d’un montage assez audacieux (on ne ferait plus cela aujourd’hui). Cette scène disparaîtra presque complétement par la suite, pour ne plus subsister qu’à l’état de traces dans la Recherche : elle donnera la scène de l’adieu du narrateur aux aubépines dans Combray, avec la reprise des vers de Phèdre de Racine.
Un exemple parmi d’autres que Proust ne perdait jamais rien, mais réemployait tout. Peut-être l’effacement du frère dans la Recherche tient-il au fait que, à la différence des parents et grands-parents, qui sont morts lorsque Proust publie son roman, Robert est encore vivant. Proust a pu l’omettre par discrétion. En tout cas, les deux frères resteront toujours très proches et liés par une vraie affection. Robert consacrera d’ailleurs beaucoup d’énergie à la publication posthume de l’œuvre de son frère.
“On voit comment les différents projets d’écriture
de Proust avancent simultanément, mais sans encore converger.”
Mais certains thèmes de la Recherche sont absents des feuillets.
Oui, et non des moindres : par exemple, l’homosexualité n’est pas évoquée, sauf de manière très indirecte. La musique (la fameuse « petite phrase ») non plus n’est pas présente. Ni surtout le thème qui sera fondateur de la Recherche, celui de la mémoire involontaire, la fameuse madeleine !
Avec les Soixante-Quinze Feuillets, on voit comment les différents projets d’écriture de Proust avancent simultanément, mais sans encore converger : il y a le projet des pastiches et de la critique littéraire au début de 1908, le projet Sainte-Beuve à la fin de 1908, le projet romanesque avec le baiser du soir, les « côtés », le bord de mer, les jeunes filles, Venise, etc. Toute cette matière n’a pas encore trouvé sa cohérence. Il faudra que Proust découvre la mémoire involontaire pour disposer enfin du procédé qui donnera au roman sa structure, sa forme et sa force. Dès lors, les projets jusque-là épars pourront converger pour donner ce grand monument narratif qu’est la Recherche.
Ainsi aurait pu débuter la Recherche :
« On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient revenus s’asseoir à l’abri. Mais ma grand-mère, ses cheveux grisonnants au vent, continuait sa promenade rapide et solitaire dans les allées parce qu’elle trouvait qu’on est à la campagne pour être à l’air et que c’est une pitié de ne pas en profiter. »
[Début du premier feuillet « Une soirée à la campagne ». La suite est à lire dans : Marcel Proust, Les Soixante-Quinze Feuillets, Éditions Gallimard 2021.]