Le déséquilibre des naissances entre garçons et filles en Asie
Les pays d’Asie marquent une forte préférence pour les garçons. S’affranchissant du hasard en pratiquant l’avortement sélectif, ils voient naître aujourd’hui un excédent de garçons qui atteint de l’ordre de 20 % en Chine. L’Inde et la Chine réunissant plus du tiers de la population et des naissances mondiales, le phénomène présente des conséquences à l’échelle planétaire.
La proportion des naissances entre garçons et filles est mesurée par le » taux de masculinité « , c’est-à-dire le nombre de naissances de garçons pour cent naissances de filles. Ce taux est habituellement de 105 ou 106, comme si la nature compensait par une légère différence la surmortalité future des garçons. C’est une constante biologique de l’espèce humaine.
À partir de 1980 ce taux commence à augmenter en Chine et en Corée du Sud, il atteint 115 en 1990. En 1995, une divergence se produit, la Chine continue de monter – 117 en 2000, près de 120 en 2005 – tandis que la Corée du Sud revient en quelques années à un taux pratiquement normal de 107.
REPÈRES
L’infanticide des filles était pratiqué en Chine dans le passé, mais il est peu fréquent aujourd’hui. Ce n’est pas à lui que l’on doit l’évolution actuelle mais au recours massif à l’avortement sélectif. Des évolutions similaires sont apparues à Hongkong et à Taïwan et plus récemment au Vietnam, mais ni en Thaïlande, ni au Japon, ni en Indonésie. On peut en conclure à l’importance des facteurs culturels, car Hongkong et Taïwan sont peuplés de Chinois, et aussi rejeter une influence exclusive de la politique coercitive de l’enfant unique, puisque celle-ci n’est appliquée ni à Taïwan ni en Corée.
Une forte préférence pour les garçons
Les pays d’Asie orientale ont une forte préférence pour les garçons. Ce sont eux qui doivent s’occuper de leurs parents quand ceux-ci deviennent âgés et ce sont encore eux qui assurent le culte des ancêtres.
La taille des familles a fortement diminué. On passe de cinq ou six enfants par femme dans les années soixante à seulement 1,6 en Chine et 1,3 en Corée aujourd’hui. Très rares sont les familles nombreuses à n’avoir pas au moins un fils, tandis que cela arrive fréquemment dans les familles de seulement un ou deux enfants.
Le désir d’équilibre en France
En France, quelle est la proportion des parents de deux enfants qui décident d’en attendre un troisième dans les cinq années qui suivent la naissance du second ? Pendant les années 1970, elle est de 32 % si les deux aînés sont des garçons, 29 % si ce sont un garçon et une fille et 36 % si ce sont deux filles. Certes ces différences sont minimes et l’on est loin des écarts chinois, elles existent néanmoins.
Comment avoir peu d’enfants et avoir au moins un garçon ? Il faut s’affranchir du hasard. Les progrès scientifiques permettent de déterminer très tôt quel est le sexe de l’enfant à naître : l’amniocentèse se répand à partir de 1972 ; l’échographie lui succède à partir de 1980, pratique, bon marché et aujourd’hui très largement diffusée.
Il n’existe toujours pas de méthode pour concevoir à coup sûr un enfant d’un sexe déterminé mais l’avortement sélectif permet de corriger le hasard.
La précocité du diagnostic a un effet décisif et c’est la raison pour laquelle beaucoup de médecins français étaient réticents à l’idée d’allonger à douze semaines la durée du délai pendant lequel l’avortement est légal : c’est précisément à ce moment qu’il devient possible de déterminer le sexe et l’on craignait en France un effet analogue à ce qui s’est passé en Chine. Apparemment, pour l’instant, on ne constate rien.
L’influence du rang de naissance
L’influence du rang de l’enfant à naître a été mesurée avec précision en Chine lors du recensement de 1990 pour les bébés nés après le premier janvier 1989.
Un phénomène qui s’étend
On constate les mêmes phénomènes à peu près au même moment en Inde et, avec un peu de retard, dans les pays du Caucase. C’est ainsi qu’en Inde, aux recensements de 1981, 1991 et 2001, les taux de masculinité des enfants de moins de sept ans étaient respectivement 104, 106 et 108 et l’on montait à la dernière date au taux de 125 pour les États du Pendjab et de l’Haryana.
Les trois pays du Caucase connaissent des évolutions voisines, ils ne démarrent leur progression qu’en 1992, mais sont aujourd’hui au taux de 120. Les familles ayant deux filles y ont une probabilité d’agrandissement 20 % plus élevée que les autres familles de deux enfants.
On ne constate aucun déséquilibre de ce type dans les pays voisins (Russie, Turquie, Iran) ni non plus en Occident.
Le taux de masculinité du premier-né est de 106, comme si presque tous les couples laissaient encore au hasard le soin de choisir le sexe de leur premier enfant.
Pour le second enfant le taux de masculinité est de 101 si le premier enfant est un garçon, mais de 149 s’il est une fille.
Pour les troisièmes enfants – qui existent en Chine malgré la politique de » l’enfant unique » – les écarts sont encore plus importants. Si les deux aînés sont des garçons le taux de masculinité est de 74, s’il y a déjà un garçon et une fille ce taux monte à 116 et enfin après deux filles le taux est de 225 !
Des mesures en Corée
L’évolution de la Corée a divergé de celle de la Chine à partir de 1995. À cette date le gouvernement coréen décide des mesures. Les unes coercitives : interdiction aux médecins de révéler le sexe de l’enfant à naître pendant la période où l’avortement est encore autorisé. Les autres préventives : campagnes de promotion de la condition féminine, diversification du culte des ancêtres, lequel doit pouvoir être assuré par les filles, etc.
Quelques questions
Y a‑t-il une répartition binomiale des familles nombreuses ?
En l’absence d’avortement sélectif, le hasard gouverne la répartition des sexes à la naissance. Ce n’est pas parce que votre premier enfant est une fille que vous avez plus de chances que votre second en soit une. Dans un ensemble de familles de même taille, les nombres de garçons et de filles se répartissent de façon binomiale.
Pourquoi le Vietnam et Singapour, où les Chinois sont très nombreux, n’ont-ils pas, ou pas encore, de déséquilibre artificiel ?
Au Vietnam la baisse de la fécondité n’est pas encore aussi prononcée qu’en Chine. Le déséquilibre est apparu en 2006, avec 110 garçons pour 100 filles.
À Singapour la politique familiale est très particulière : ce sont les riches qui, par diverses mesures favorables, sont incités à avoir des enfants. De plus, dans ces deux pays, le statut de la femme est assez différent du statut chinois traditionnel.
Les polygames ont-ils une plus grande proportion de filles ?
Non. Dans les populations polygames, les hommes se marient bien plus tard que les femmes, et celles-ci se remarient systématiquement quand elles sont veuves ou divorcées. Résultat, à tout moment, la population compte plus de femmes mariées que d’hommes mariés. Les maris sont souvent beaucoup plus âgés que leurs épouses.
Des conséquences mondiales
Le déséquilibre va favoriser le ralentissement démographique et accélérer le vieillissement
Si le phénomène ne dépasse guère quelques pays, il s’agit tout de même d’un phénomène d’importance mondiale car l’Inde et la Chine réunissent 38 % de la population du monde et un tiers des naissances annuelles. Cela fait 42 millions de naissances pour lesquelles le déséquilibre est de 2,5 millions, au lieu d’être 1 million comme il l’aurait été naturellement.
Ce déséquilibre est appelé à perturber longtemps la situation, il atteint maintenant les générations d’adolescents et risque de modifier durablement le statut des femmes. Le remplacement des générations va en être rendu plus difficile, ce qui va amplifier le ralentissement démographique et accélérer le vieillissement. Il est maintenant probable que le maximum de l’humanité sera largement inférieur à dix milliards.
Cet article est extrait d’un exposé présenté le 8 décembre 2004 au Groupe X‑Démographie-économie-population, qui s’appuyait lui-même sur l’article : » Moins de naissances mais un garçon à tout prix : l’avortement sélectif des filles en Asie « , par Gilles Pison, Population et Sociétés, septembre 2004, n° 404 : 1–4.
http://www.ined.fr/fr/ressources_documentation/ publications/pop_soc/bdd/publication/503/