Le dîner du Bois : Maurice Allais et Stanislav Chataline
Je ne sais rien de plus enchanteur qu’un dîner à la Grande Cascade au creux de l’été parisien. Mes hôtes : Maurice Allais, tout auréolé de son récent prix Nobel, et Stanislav Chataline, conseiller spécial du président Gorbatchev pour le « Plan des cinq cents jours ».
La réforme économique est en chantier, entre les mains d’une poignée d’économistes libéraux menée par Stanislav Chataline, professeur à l’université de Moscou. Les hasards de la vie me trouvaient associé aux travaux de cette petite équipe et nous avions lancé, un peu imprudemment sans doute, l’idée du « Plan des cinq cents jours », réminiscence du New Deal. Il s’agissait, ni plus ni moins, de réformer l’économie soviétique en cinq cents jours ! La formule était, en soi, une révolution. Mais elle était bien dans les mœurs des apparatchiks qui raisonnaient toujours selon le paradigme du Plan et de ses marches forcées. En tout cas elle avait été validée par le Président. J’avais proposé de prendre l’avis de notre prix Nobel et, qui sait, de l’associer à nos travaux.
Le Maître était arrivé de bonne humeur, quoiqu’un peu méfiant. Son épouse s’assura que j’avais bien suivi ses recommandations diététiques, et, rassurée, se fit élégamment discrète. Stanislav Chataline, très ému, essaya de dire quelques mots en français, puis laissa le champ libre à l’interprète. Les présentations faites, on entra dans le vif du sujet. La description de l’état de nos travaux l’intéressa. Maurice Allais avait depuis longtemps ses idées sur cette étape, qu’il avait toujours jugée inévitable. Il approuva notre dispositif de privatisation progressive de l’économie soviétique, commençant par les industries de biens de consommation et la distribution. Il fut d’accord avec notre programme de développement de l’initiative privée au sortir des universités et des écoles professionnelles. Il nous mit en garde contre la tentation de laisser les industries stratégiques trop longtemps sous la tutelle de l’État. Il nous fit part de son inquiétude de voir fleurir des pocket banks à la faveur d’une législation bancaire trop permissive. Il fut inflexible sur le libre-échange. Ses recommandations en matière de politique sociale rejoignaient les nôtres. Enfin, last, but not least, l’équilibre budgétaire, passant par une réforme fiscale absolue, et la baisse des dépenses militaires en dessous de 10% du PNB lui paraissaient indispensables. Il savait que l’état de délabrement de l’outil industriel rendrait l’URSS dépendante et pour longtemps des matières premières, et nous incita à prévoir une FBCF en croissance, alimentée en partie par des prélèvements sur les exportations de produits de base et une ouverture rapide aux investissements étrangers.
Le dîner se termina en apothéose quand le Maître, ignorant la mine courroucée de sa compagne, accepta l’invitation à venir à Moscou rencontrer notre équipe et s’entretenir avec le Président. La soirée n’était pas très avancée mais Madame ne laissa rien au hasard : la voiture emporta le Maître avant qu’onze heures ne sonnent.
« C’est notre maître à tous ! » s’exclama Stanislav Chataline, enthousiaste de pouvoir compter sur un prix Nobel.
Le voyage n’eut jamais lieu. Quelques mois plus tard Valentin Pavlov, le Premier ministre, pourtant un ami très proche, s’engage, à mon insu, dans un complot picaresque avec des apparatchiks du KGB et des Services. Boris Eltsine, ennemi juré de Gorbatchev, intronisé par les médias sauveur de l’URSS, a l’idée de retirer l’échelle du Président en annulant l’acte fondateur de l’URSS, prenant de facto la tête de la Russie. Ce fut la première Révolution orange. Dans les fourgons des Services américains, Jeffrey Sachs arrive, auréolé du succès bolivien de la » thérapie de choc « . Notre équipe, qui n’a plus accès au pouvoir, se disperse, les uns retournant à l’enseignement et les autres se lançant dans les affaires. Quelque temps après, Gavril Popov quitte la mairie de Moscou. Stanislav Chataline, depuis longtemps de santé fragile, disparut quelques années plus tard.
Maurice Allais observait tous ces changements avec inquiétude. La « thérapie de choc » lui paraissait, comme à nous, la pire des choses et il ne se privait pas de le dire. Un libéralisme échevelé prenait le pas sur son libéralisme raisonné. Il engendra les monstrueux « oligarques », héros des komsomols auxquels les privatisations anarchiques livrèrent des pans entiers de l’économie russe des matières premières et, par conséquent, le contrôle des ressources extérieures du pays. Le principe de « privatisation des profits et nationalisation des pertes », énoncé par leur précurseur, Boris Berezovski, fonctionna à plein régime sous la direction débonnaire de l’équipe Eltsine qui se servit copieusement au passage. Les hasards de la vie voulurent que le « tsar Boris » devenu inapte passe la main le 31 décembre 1999 à un collaborateur moins commode qui siffla la fin de la récréation. Pour faire un exemple, Fouquet-Khodorkovski fut jeté dans les cachots d’un Pignerol sibérien. Mais le mal était fait.