Le dollar, et après ?

Dossier : Le nouvel espace financierMagazine N°652 Février 2010
Par Michel CAMDESSUS

Le dol­lar demeure la prin­ci­pale mon­naie de réserve mon­diale, mais c’est une mon­naie vul­né­rable. L’heure est venue de rou­vrir le chan­tier de la réforme d’en­semble du sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal. Le » droit de tirage spé­cial « , ins­tru­ment moné­taire du FMI, devrait élar­gir la com­po­si­tion de son panier de réfé­rence aux mon­naies des prin­ci­paux pays émer­gents. Il fau­drait simul­ta­né­ment un pro­gramme de mesures pour en faire une véri­table mon­naie de réserve. L’ex­pé­rience euro­péenne de la créa­tion de l’eu­ro sug­gère une telle approche.

Depuis la Deuxième Guerre mon­diale, avant comme après l’ef­fon­dre­ment du sys­tème de Bret­ton Woods dans les années soixante-dix, le dol­lar a été et demeure la prin­ci­pale mon­naie de réserve mon­diale. Il semble appe­lé à le demeu­rer pour long­temps encore.

REPÈRES
Le « Groupe des 20 » a ren­du vie au droit de tirage spé­cial (DTS) – l’instrument moné­taire du FMI – en pro­cé­dant à une émis­sion de 250 mil­liards de dol­lars pour faire face aux besoins immé­diats de liqui­di­tés du sys­tème mon­dial. Au même moment, le gou­ver­neur de la Banque de Chine, dont l’institution dis­pose d’un stock de plus de 2000 mil­liards de réserves en dol­lars, a pro­po­sé de relan­cer l’utilisation du DTS pour en faire la mon­naie de réserve cen­trale du système.

Mal­heu­reu­se­ment, le pro­blème qui a com­men­cé à inquié­ter le monde dans les années soixante se pose aujourd’­hui plus que jamais : le dol­lar est une mon­naie vul­né­rable ; la balance des paie­ments cou­rants amé­ri­caine, tem­po­rai­re­ment en amé­lio­ra­tion, est struc­tu­rel­le­ment dés­équi­li­brée, et donc le risque d’un décro­chage bru­tal du dol­lar sur les mar­chés des changes reste pré­sent. S’il venait à se réa­li­ser, une nou­velle crise mon­diale d’une gra­vi­té dif­fi­ci­le­ment ima­gi­nable pour­rait s’ensuivre.

Un dispositif de substitution

Le tra­vail conduit avec effi­ca­ci­té par le » G20 » pour cor­ri­ger les carences fon­da­men­tales du droit de tirage spé­cial (DTS) per­met de pen­ser que l’heure est venue de rou­vrir le grand chan­tier de la réforme d’en­semble du sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal (SMI).

La cré­di­bi­li­té d’une réforme du sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal dépend de la réponse qui pour­rait être don­née à la néces­si­té de mettre en place un dis­po­si­tif de sub­sti­tu­tion ordon­née d’une mon­naie de réserve inter­na­tio­nale à une par­tie des avoirs en dol­lars des banques cen­trales déten­trices de balances dol­lar qu’elles juge­raient exces­sives. Long­temps jugée uto­pique, une telle réforme trouve, para­doxa­le­ment, aujourd’­hui des chances nouvelles.

Sub­sti­tuer une mon­naie de réserve à une par­tie des avoirs en dollars

La tâche est immense mais le G20 doit l’af­fron­ter s’il veut remettre en ordre les finances mon­diales. Cette réforme impli­que­ra de la part de tous les acteurs une conscience claire des enjeux et des conces­sions néces­saires. Pour atteindre son objec­tif, elle devrait s’en­ga­ger simul­ta­né­ment dans trois direc­tions : l’ac­crois­se­ment immé­diat du rôle du droit de tirage spé­cial ; l’ou­ver­ture de dis­cus­sions sur un dis­po­si­tif cen­tral faci­li­tant la diver­si­fi­ca­tion des actifs de réserve ; des chan­ge­ments fon­da­men­taux dans la gou­ver­nance du Fonds moné­taire international.

Restaurer un niveau de liquidités mondiales

Une évo­lu­tion du DTS
En s’ins­pi­rant des sug­ges­tions du gou­ver­neur de la Banque de Chine, on pour­rait ima­gi­ner la pro­gres­sion sui­vante : élar­gir son usage à des déten­teurs autres que les banques cen­trales ; le trans­for­mer en un ins­tru­ment de paie­ment uti­li­sable dans les tran­sac­tions com­mer­ciales et finan­cières inter­na­tio­nales ; per­mettre sa cota­tion sur un mar­ché pri­vé ; encou­ra­ger la mise en cir­cu­la­tion de nou­veaux titres finan­ciers libel­lés en DTS ; à par­tir de la fixa­tion de sa valeur sur un mar­ché libre, per­mettre aux pays dési­reux d’ac­croître libre­ment leurs réserves d’y recourir.

Le G20 a redé­cou­vert l’u­ti­li­té du droit de tirage spé­cial pour res­tau­rer un niveau conve­nable de liqui­di­tés mon­diales en situa­tion de crise ; il est aujourd’­hui indis­pen­sable, si l’on sou­haite avan­cer vers une réforme véri­table du sys­tème, de le libé­rer des obs­tacles à la géné­ra­li­sa­tion de son usage. Compte tenu des chan­ge­ments inter­ve­nus depuis les années quatre-vingt dans l’é­co­no­mie mon­diale, il convien­drait d’é­lar­gir la com­po­si­tion de son panier de mon­naies de réfé­rence au-delà du dol­lar, du yen, de l’eu­ro et de la livre, aux mon­naies des prin­ci­paux pays émer­gents, à com­men­cer par le yuan. Il fau­drait simul­ta­né­ment s’ac­cor­der sur un pro­gramme de mesures pour en faire à terme une véri­table mon­naie de réserve, en sui­vant un pro­ces­sus ana­logue à celui qui a pré­va­lu en Europe à l’oc­ca­sion de la sub­sti­tu­tion de l’eu­ro à l’écu.

Don­ner au FMI un rôle beau­coup plus fort de surveillance

De tels déve­lop­pe­ments devraient pro­gres­si­ve­ment nous rap­pro­cher du jour où, deve­nant une mon­naie au sens plein du terme, le DTS pour­rait deve­nir la mon­naie glo­bale de réserve consi­dé­rée comme l’ancre du sys­tème, aux côtés des autres prin­ci­pales devises qui, évi­dem­ment, gar­de­ront long­temps leur rôle dans un sys­tème à réserves multiples.

Mettre en place un dispositif de substitution

Les dif­fi­cul­tés des der­nières décen­nies ne devraient pas détour­ner les prin­ci­paux acteurs du sys­tème d’une réflexion sur la meilleure manière de faci­li­ter, hors mar­chés, la sub­sti­tu­tion du droit de tirage spé­cial à d’autres mon­naies de réserve et en par­ti­cu­lier au dollar.

Une alter­na­tive audacieuse
Le gou­ver­neur de la Banque de Chine a pro­po­sé de confier à la ges­tion du Fonds moné­taire une par­tie des réserves de change des pays membres. Cela, selon ses propres mots, » ren­for­ce­ra les moyens de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale pour faire face à la crise et main­te­nir la sta­bi­li­té du sys­tème moné­taire et finan­cier inter­na­tio­nal tout en ren­for­çant de façon signi­fi­ca­tive le rôle du droit de tirage spé­cial « . N’est-ce pas, après tout, la méthode qu’a­vaient rete­nue les pères fon­da­teurs du sys­tème de Bret­ton Woods lors­qu’ils ont mis à sa dis­po­si­tion une par­tie de leur réserve d’or et de devises dans des cir­cons­tances beau­coup plus dif­fi­ciles qu’aujourd’hui ?

Atteindre cet objec­tif est de l’in­té­rêt de tous ; c’est la seule manière de débar­ras­ser le sys­tème de la menace per­ma­nente d’un décro­chage incon­trô­lé du dol­lar. La mise en place d’un tel sys­tème au début des années quatre-vingt s’est heur­tée à l’im­pos­si­bi­li­té d’un accord entre les prin­ci­paux acteurs au sein du » G5 » sur le par­tage entre eux et le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal du risque de change inhé­rent à ce dispositif.

À l’heure où le » G20 » semble déci­dé à don­ner au Fonds un rôle beau­coup plus fort de sur­veillance des grandes mon­naies et des poli­tiques macroé­co­no­miques sous-jacentes, il semble qu’il n’y aurait rien d’a­ber­rant à » mul­ti­la­té­ra­li­ser » ce risque de change. Le Fonds moné­taire serait en mesure de l’as­su­mer, à condi­tion cepen­dant que ses action­naires, pre­miers béné­fi­ciaires de la mise en place d’un tel dis­po­si­tif, prennent l’en­ga­ge­ment de com­plé­ter son capi­tal par des aug­men­ta­tions de quo­tas, dans l’hy­po­thèse où il vien­drait à être trop sérieu­se­ment écor­né si le risque de change venait à se concré­ti­ser dans des pro­por­tions excessives.

Une res­pon­sa­bi­li­té sup­plé­men­taire de la plus haute impor­tance s’a­jou­te­rait ain­si à celles déjà lourdes assu­mées par le FMI. Cela ne ren­drait que plus urgente une réforme pro­fonde de la gou­ver­nance de l’institution.

Réformer l’institution centrale

Par­ler d’une seule voix
Bien d’autres dis­po­si­tions gagne­raient à être prises simul­ta­né­ment pour don­ner plus de chances à cette réforme de l’é­che­lon cen­tral. Tel serait le cas des pro­grès des orga­ni­sa­tions moné­taires régio­nales, tel le dis­po­si­tif asia­tique de Chen Maï. De telles ini­tia­tives ne devraient pas se conce­voir comme étant en concur­rence avec le ren­for­ce­ment du FMI mais contri­bue­raient, avec lui, à la sta­bi­li­té du sys­tème. De même, des pro­grès de l’Eu­rope dans ses efforts pour par­ler d’une seule voix dans les ins­tances moné­taires inter­na­tio­nales seraient par­ti­cu­liè­re­ment bienvenus.

Depuis quelque temps déjà, de nom­breuses pro­po­si­tions ont été for­mu­lées pour réfor­mer les modes de ges­tion du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal. Un groupe de per­son­na­li­tés dési­gnées par le direc­teur géné­ral du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, sous la pré­si­dence de M. Tre­vor Manuel, ministre des Finances d’A­frique du Sud, vient de dépo­ser des conclu­sions suf­fi­sam­ment ambi­tieuses pour adap­ter le Fonds aux très grandes res­pon­sa­bi­li­tés qui lui seraient don­nées dans le cadre de cette vision élar­gie du sys­tème moné­taire international.

Trois chan­ge­ments fon­da­men­taux auraient ain­si à être mis en oeuvre : exten­sion de son man­dat de sur­veillance au-delà du domaine actuel (la sphère moné­taire, les mar­chés des changes et les balances cou­rantes des paie­ments) à toute la sphère finan­cière, y com­pris évi­dem­ment les balances des capi­taux ; mise en place d’une ins­tance poli­tique de très haut niveau en charge des déci­sions stra­té­giques essen­tielles, se réunis­sant au niveau des ministres et des gou­ver­neurs des banques cen­trales ; révi­sion de la com­po­si­tion de son capi­tal, de son conseil d’ad­mi­nis­tra­tion et de ses sta­tuts pour per­mettre une repré­sen­ta­tion aus­si équi­table que pos­sible des pays membres par un rééqui­li­brage des parts déte­nues entre pays sur­re­pré­sen­tés et sous-représentés.

La Banque de Chine à Hong-Kong
La Banque de Chine à Hong-Kong

Éliminer tout droit de veto

Confé­rer un pou­voir aux petits pays dans les déci­sions importantes

Au-delà de ces trois dis­po­si­tions essen­tielles, quelques autres mesures seraient néces­saires : l’a­bais­se­ment des seuils de majo­ri­té pour les déci­sions les plus impor­tantes de 85 % à 70 ou 75 %, éli­mi­nant ain­si, de fait, tout droit de veto et l’é­lar­gis­se­ment des cas où une double majo­ri­té serait requise, confé­rant ain­si un pou­voir plus impor­tant des petits pays dans les déci­sions impor­tantes ; l’in­tro­duc­tion d’un méca­nisme ouvert et trans­pa­rent de choix du direc­teur géné­ral et de ses adjoints au FMI, met­tant ain­si fin au pri­vi­lège réser­vé jus­qu’i­ci à l’Eu­rope, et à celui des États-Unis pour la dési­gna­tion du pré­sident de la Banque mondiale.

Prudence et détermination

Cet ensemble de réformes va néces­sai­re­ment prendre du temps. C’est une rai­son de plus pour l’en­ga­ger d’ur­gence. Et avec autant de pru­dence que de déter­mi­na­tion. L’ex­pé­rience euro­péenne de la créa­tion de l’eu­ro sug­gère une telle approche. Elle montre aus­si que des pro­grès jugés long­temps inac­ces­sibles peuvent être réa­li­sés à condi­tion que cha­cune des étapes soit soi­gneu­se­ment défi­nie dans la recherche constante du consen­sus. Il est donc essen­tiel que le G20 sache pro­fi­ter des cir­cons­tances extrê­me­ment favo­rables d’au­jourd’­hui pour conce­voir et mettre en oeuvre une réforme qui n’a que trop attendu.

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