Le fonctionnement général de l’océan et les incidences possibles du changement climatique
L’océan est une composante clé du système Terre. Il est partie prenante des transports de chaleur, d’eau ou de carbone sur notre planète. Interagissant de façon mécanique et thermodynamique avec l’atmosphère, il joue un rôle essentiel dans les fluctuations naturelles du climat, c’est-à-dire les fluctuations physiques et chimiques du système Terre aux échelles de temps allant de la saison aux millénaires, et aux échelles d’espace allant du continent à celle du globe. Plus encore que l’atmosphère, il est le siège de couplages entre phénomènes physiques, chimiques, biologiques et de l’écosystème, qui font de notre planète une machine intégrée.
Il est donc inévitable que l’océan joue un rôle fondamental dans la question du changement climatique qui apparaît probablement en conséquence à l’effet de serre induit par les rejets humains de gaz absorbant les rayonnements infrarouges dans l’atmosphère. Mais quel est ce rôle ? Je vais tenter d’en donner une brève description en rappelant quelques éléments de base du fonctionnement de l’océan puis en montrant comment il peut être perturbé par l’effet de serre d’origine anthropique.
L’océan est une machine thermodynamique
Dans les zones tropicales, l’océan reçoit à sa surface plus de chaleur du soleil qu’il n’en perd vers l’atmosphère par rayonnement infrarouge, par transfert de chaleur latente ou encore par simple conduction. Au contraire, dans les hautes latitudes, il se refroidit vers l’atmosphère, parce que le flux de chaleur du soleil est beaucoup plus faible. En moyenne annuelle, le bilan net régional est de l’ordre de 50 W/m2 dans chaque sens. Ces excès ou déficits régionaux sont équilibrés par des transports de chaleur de l’équateur vers les pôles, qui sont effectués par les courants océaniques. Ces transports sont de l’ordre de 5 x 1015 W vers 40° de latitude ; ils sont comparables à ceux de l’atmosphère, et de l’ordre de 100 fois le total de l’énergie produite par l’homme. L’océan n’est chauffé que par sa surface, ce qui fait qu’il est stratifié, avec de l’eau chaude en surface et de l’eau froide au fond.
Ce transport de chaleur implique qu’en moyenne de l’eau chaude se déplace de l’équateur vers les pôles, tandis que de l’eau froide revient vers l’équateur. Le premier flux se fait pour l’essentiel à la surface de l’océan, par l’intermédiaire des grands courants comme le Gulf Stream. Ces derniers s’écoulent vers les pôles, à l’ouest des bassins océaniques, sous forme de veines relativement étroites (quelques centaines de kilomètres) et de plusieurs centaines de mètres de profondeur, à des vitesses de l’ordre de 1 m/s.
Le flux d’eau froide se fait soit en » subsurface » (c’est-à-dire quelques centaines de mètres de profondeur), plutôt à l’est des bassins, soit en profondeur (plusieurs milliers de mètres de profondeur). Le deuxième phénomène s’appelle la circulation thermohaline : il résulte du fait que les eaux de surface, quand elles se refroidissent, deviennent denses et coulent vers les profondeurs de l’océan ; cela arrive plus particulièrement à la fin de l’hiver aux très hautes latitudes et lorsque les eaux sont déjà denses parce que relativement salées. Les eaux profondes s’écoulent alors à faible vitesse à l’échelle du globe, en remplissant les bassins océaniques profonds. Ainsi, on sait identifier la trace d’eaux ayant quitté la surface de l’océan en mer de Norvège, jusque dans le Pacifique Nord, plus de mille ans plus tard.
Pour expliquer les courants océaniques, il faut prendre en compte également l’effet mécanique du vent, qui entraîne les couches de surface des océans (une centaine de mètres, pour fixer les idées). Pour donner un exemple, dans les zones tempérées, ces dérives de surface empilent les eaux au milieu des bassins océaniques et créent des gradients horizontaux de pression dans l’océan. En réponse à ces gradients de pression, les eaux se mettent en mouvement dans toute la colonne d’eau. En fait, comme notre planète est une sphère en rotation, ces mouvements se font autour des hautes ou basses pressions de l’océan, tout comme les vents tournent autour des hautes pressions ou des dépressions de l’atmosphère ; les forces de Coriolis, liées à la rotation de la Terre, équilibrent ces gradients de pression. C’est ainsi que le Gulf Stream fait une grande boucle autour de la mer des Sargasses. Il transporte de très grandes quantités d’eau : par exemple, au sud de Terre-Neuve, ce transport atteint 100 x 106 m3/s, soit 100 fois le total des rivières de la Terre !
L’océan physique couple les différents compartiments du système Terre
L’océan est un système thermodynamique et un réacteur biogéochimique couplant océan, glaces de mer et atmosphère.
D’une part, les grandes quantités de chaleur transportées par l’océan sont évacuées vers l’atmosphère. Elles contribuent donc au fonctionnement dynamique de celle-ci, c’est-à-dire à ses flux de chaleur et à ses vents… qui affectent les courants océaniques. De même, ces échanges de chaleur entre océan et atmosphère déterminent l’étendue des glaces de mer, car celles-ci se forment quand les eaux de surface se refroidissent suffisamment. Or, les glaces de mer déterminent en retour ce bilan d’échange de chaleur, parce qu’elles réfléchissent la lumière du soleil bien mieux que l’eau de mer et parce qu’elles forment des couches isolantes.
D’autre part, l’océan contrôle le cycle de l’eau sur Terre : les échanges de chaleur entre océan et atmosphère se font en grande partie sous forme de transfert de chaleur latente, lorsque l’eau de l’océan s’évapore, puis se condense dans l’atmosphère. En moyenne, il s’évapore près d’un mètre par an à la surface des océans.
Seulement 10 % de cette eau tombe par précipitation sur les continents pour alimenter les rivières. 90 % précipite directement sur l’océan. Bien sûr, il y a un excès d’évaporation dans les zones tropicales, et un excès de précipitations aux plus hautes latitudes. Plus curieusement, on observe également un excès d’évaporation dans l’océan Atlantique, l’atmosphère se chargeant de transférer cette eau vers l’océan Pacifique. Ces transferts affectent d’une part l’océan, puisqu’ils induisent des changements de salinité, et donc de densité de l’eau de mer ; c’est ainsi que l’océan Atlantique est plus salé que l’océan Pacifique. Ils affectent aussi l’atmosphère, puisque la condensation de la vapeur d’eau est une source d’énergie interne de l’atmosphère, et que la vapeur d’eau comme les nuages produisent un effet de serre, et modifient les transferts de rayonnement dans l’atmosphère.
Le cycle océanique du carbone établit également des couplages entre la physique et la biogéochimie de notre planète. Tout d’abord, les courants océaniques contrôlent les transports de carbone dans l’océan, soit directement par transport des composés chimiques dissous dans l’eau, soit indirectement, par le transport des nutriments nécessaires à l’activité biologique ; celle-ci joue un rôle clé dans la redistribution du carbone entre les couches de surface et les couches profondes de l’océan, ainsi que vers les sédiments marins (voir l’article de Catherine Jeandel et Yves Dandonneau). Comme la production de phytoplancton constitue le premier maillon de la chaîne biologique de l’océan de surface, c’est tout l’écosystème marin qui est ainsi couplé au système physique.
D’autre part, la répartition du carbone dans l’océan et les sédiments se traduit par une relativement faible concentration de carbone à la surface de la mer, qui à son tour maintient une faible quantité de gaz carbonique dans l’atmosphère. Cette faible concentration a une conséquence physique, puisque ce gaz crée un effet de serre dans l’atmosphère, et une conséquence biologique, puisque notre planète a pu ainsi développer la biosphère que nous connaissons.
La machine climatique est un système dynamique et donc soumis à des fluctuations à toutes les échelles
Tout d’abord, les courants marins sont animés de fluctuations dites » mésoéchelles « , analogues aux dépressions atmosphériques ; ces instabilités des courants contribuent à dissiper l’énergie du système sous forme de cascades turbulentes. Ces phénomènes agissent peu sur les autres composantes du système Terre, mais dépendent des structures à plus grandes échelles d’espace, comme le Gulf Stream dans l’océan, ou les fronts dans l’atmosphère.
En revanche, les grandes structures du système climatique sont essentiellement propres au système couplé, et ce sont des fluctuations dynamiques de tout le système qui les font varier : les modifications d’une composante affectent les autres qui réagissent en retour sur la première aussi bien que sur toutes les autres…
Les exemples les plus importants sont le phénomène El Niño (appelé aussi ENSO pour El Niño – Southern Oscillation) et l’oscillation Nord-atlantique (NAO en anglais). Ce qui frappe dans ces phénomènes, ce sont leurs constantes de temps, de quatre à six ans pour ENSO, ou de huit ans pour la NAO. En effet, celles-ci sont surtout contrôlées par les mécanismes dynamiques de l’océan, et les ajustements de celui-ci à des modifications des forçages atmosphériques sont lents. En effet, comme il est stratifié, ces ajustements doivent se faire dans la masse de l’eau, à l’interface entre les couches chaudes de surface et les couches froides du fond.
Ces fluctuations des grandes structures se transmettent vers les petites structures qui en dépendent ; ainsi, l’intensité et la trajectoire des dépressions atmosphériques en Europe varient avec la NAO. Elles induisent en outre des fluctuations du cycle du carbone et de tout l’écosystème. On remarque ainsi des baisses temporaires de la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère associées aux phases chaudes du phénomène ENSO : ces années-là, dans la région de l’océan Pacifique tropical comprise entre 20° N. et 20° S., le flux de carbone, qui va en moyenne de l’océan vers l’atmosphère dans cette zone, est réduit de 50 %.
Il y a un grand nombre d’autres phénomènes de fluctuation climatique moins connus qu’ENSO. Compte tenu des échelles de temps mises en jeu dans l’océan, on peut d’ailleurs s’attendre à trouver des phénomènes séculaires, mais les observations permettant d’éventuellement les détecter sont beaucoup trop rares. Comprendre et suivre ces fluctuations naturelles du climat est important en relation avec le changement climatique. D’une part, ce sont les témoins des mécanismes dynamiques en jeu dans le système Terre. D’autre part, il est nécessaire de séparer les phénomènes d’origine anthropique des variations naturelles du climat. Enfin, le changement climatique peut induire des modifications des fluctuations naturelles.
Impacts des changements climatiques sur l’océan
L’activité de l’homme explique vraisemblablement le réchauffement de 0,7 °C observé depuis un peu plus d’un siècle. Quel est l’effet sur l’océan ?
Tout d’abord, l’océan absorbe environ 30 % du gaz carbonique injecté par l’homme dans l’atmosphère. Ensuite, il absorbe la chaleur en excès : dans les couches de surface, le réchauffement observé est semblable à celui de l’atmosphère. Compte tenu de l’énorme capacité calorifique de l’eau, cette absorption est un ralentisseur du réchauffement. À cette échelle de temps, cette chaleur est répartie dans l’océan, par les courants de subsurface et par la circulation thermohaline, mais pas de façon homogène puisqu’il faut plus d’un millénaire pour homogénéiser l’océan. C’est bien ce que montrent les simulations numériques, mais c’est difficile à observer.
Cependant, comme on a affaire à un système dynamique, on n’assiste pas seulement à une accumulation passive de gaz carbonique et de chaleur dans un océan fonctionnant sans autre changement. Tout d’abord, un tel réchauffement doit s’accompagner par une évaporation plus forte et des précipitations plus abondantes, là où il pleut. Il se traduit aussi par une fonte des glaces de mer (en mer Arctique, elles auraient diminué de 30 % en épaisseur en quarante ans), des glaciers ou du permafrost. Cette eau douce arrive à l’océan et c’est donc aussi la salinité de l’océan qui est affectée, avec des conséquences importantes sur la répartition de densité des eaux et donc sur les courants.
Les conséquences sont variées. D’une part, la structure thermodynamique méridienne de l’océan et de l’atmosphère serait modifiée, parce que les zones tropicales se réchauffent moins vite que les hautes latitudes. Ensuite, les fluctuations naturelles pourraient être affectées, parce que les échanges de chaleur à la surface de l’océan sont modifiés, et parce que la stratification et donc la dynamique interne de l’océan seraient changées. On se demande d’ailleurs si l’apparente augmentation statistique de l’intensité et de la fréquence des événements ENSO depuis une cinquantaine d’années est une conséquence du réchauffement climatique.
Le plus spectaculaire, et potentiellement le plus grave, serait d’éventuelles bifurcations dans le fonctionnement du système. À cet égard, l’océan Atlantique Nord est le plus sensible. En effet, les simulations numériques indiquent que les apports d’eau douce à l’océan pourraient réduire la densité de ses eaux, et donc réduire, voire bloquer, la formation des eaux profondes dans les mers Arctiques. Dans ces conditions, les transports d’eaux chaudes du Gulf Stream vers le nord seraient réduites, et tout le climat de l’Europe du Nord serait nettement plus froid. Ainsi, un réchauffement global peut se traduire par un refroidissement régional intense. Il faut noter qu’alors le cycle océanique du carbone et l’écosystème marin sont également affectés ; cela modifie la part d’absorption du gaz carbonique par l’océan, les simulations numériques indiquant que cela l’augmente.
Les enregistrements paléoclimatiques montrent que de telles bifurcations sont arrivées naturellement, depuis la dernière période glaciaire, et qu’elles se déclenchent en quelques décennies. Cette question est actuellement à l’origine de grands programmes d’études de l’Atlantique Nord, en particulier par les Anglais et les Norvégiens.
Effets » secondaires »
On observe enfin des conséquences plus secondaires, au sens où elles n’agissent pas beaucoup sur le reste du système Terre. Cela ne veut cependant pas dire qu’elles soient moins importantes pour l’homme ! La plus citée est l’élévation du niveau de la mer qui aurait atteint 1,8 mm par an au cours du XXe siècle. Cette valeur découle cependant d’un échantillonnage très imparfait de données de marégraphes, dont les mesures sont ponctuelles et affectées par de nombreux phénomènes régionaux. Les données du satellite altimétrique Topex-Poséidon ont au contraire l’avantage d’être réparties de façon homogène et globale sur l’océan. Au cours des dix dernières années, elles ont montré une élévation de 3,1 mm par an, mais celle-ci est fortement affectée par le stockage temporaire de chaleur dans l’océan Pacifique tropical associé au phénomène ENSO de 1997–1998, et à la dilatation de cet océan qui en est résulté.
Au moins un tiers de l’élévation séculaire serait dû au réchauffement et à la dilatation des eaux, mais les données de température dans l’océan sont trop mal réparties pour que cette estimation fasse l’objet d’un consensus. Les données satellites ont d’ailleurs montré qu’on n’a pas affaire à un phénomène homogène à l’échelle du globe et que le niveau de la mer s’élève rapidement dans certaines zones (par exemple, la Méditerranée orientale s’élève de plus d’un centimètre par an), mais au contraire baisse dans d’autres zones. Cela s’expliquerait par la répartition inhomogène du réchauffement de l’eau des océans.
Les conséquences de l’élévation du niveau de la mer sur les côtes – et donc pour l’homme – peuvent être très importantes. Cependant, il ne faut pas y penser comme à l’effet d’une baignoire qui déborde sur les continents, parce que les zones côtières sont des systèmes dynamiques où chaque situation locale est un cas particulier (voir l’article de Fernand Verger).
Une deuxième conséquence concernerait les phénomènes extrêmes. D’une part les modifications des structures thermiques de l’atmosphère pourraient favoriser l’apparition de tempêtes dans les zones tempérées. Il faut noter cependant que la rareté de ces phénomènes ne permet pas aujourd’hui de disposer de statistiques fiables sur leur occurrence. D’autre part, l’élévation du niveau de la mer augmenterait la fréquence des surcotes importantes lors des conjonctions entre tempêtes et marées hautes. Celles-ci sont la cause d’inondations côtières souvent catastrophiques, notamment dans l’estuaire de la Tamise et aux Pays-Bas.
Une troisième conséquence importante pourrait concerner l’écosystème marin. Celui-ci est en effet très sensible à la température de l’eau, car les poissons recherchent les zones où leur efficacité physiologique est optimale. Ainsi observe-t-on de plus en plus fréquemment des poissons tropicaux dans le golfe de Gascogne, et ce toujours plus au nord. Observerait-on déjà un effet du réchauffement climatique sur l’écosystème ? Là encore, on ne dispose pas des données permettant de comprendre ce qui se passe, d’autant que l’écosystème marin est principalement et fortement affecté par les activités de pêche (voir l’article de Jean-Paul Troadec).
Conclusion
Ainsi, l’océan est-il une composante clé du système Terre, qui couple toutes ses composantes entre elles. Il faut retenir aussi que le changement climatique est une réalité d’aujourd’hui, et qu’à priori, c’est le comportement dynamique de tout le système, de la physique à l’écosystème, qui pourrait en être affecté. Comme ces changements pourraient être de grande ampleur, et potentiellement imprévisibles, il est indispensable de surveiller le système, et en particulier l’océan, pour les détecter à temps. Au vu de son fonctionnement, cela doit se faire de façon continue et globale. Comme le problème des gaz à effet de serre est inévitablement là pour plusieurs siècles, c’est à un outil pérenne qu’il faut penser. Cette idée fait son chemin mais cette surveillance reste bien difficile à mettre en place.