Le futur comme déterminant du présent :
En matière de santé, la gestion des risques se fait souvent sous fortes contraintes d’incertitudes scientifiques. De nouvelles approches permettent de capitaliser sur l’acquis scientifique pour anticiper l’effet des décisions actuelles. Une nouvelle ingénierie décisionnelle est en train d’émerger qui demande de combiner quantification des risques et débat public sur les critères de choix à retenir dans la gestion des risques. La question de savoir ce qui constitue ou pas un risque sanitaire sera structurante dans les prochaines années.
La sécurité sanitaire des populations et la gestion des crises de santé publique font appel aux notions d’évaluation et de gestion des risques. Le risque est ainsi le concept central autour duquel s’organisent les pratiques des acteurs scientifiques, techniques, industriels, administratifs, politiques, judiciaires, associatifs et médiatiques1. Ces différents acteurs partagent-ils une vision commune du risque ? À l’évidence non. Dans une rationalité cartésienne, il existe un risque » objectif » que la science pourrait mesurer rigoureusement et un risque » subjectif » qui serait perçu par les citoyens et les décideurs. Toute la difficulté de la gestion des risques proviendrait alors du hiatus entre le réel et le perçu. Ce décalage serait lié à l’irrationalité ambiante et il conviendrait donc d’améliorer la culture scientifique et technique de la population pour une pédagogie des risques.
Évaluation et gestion du risque
Une autre distinction courante sépare le domaine de l’évaluation du risque qui relèverait d’une logique purement scientifique, de celui de la gestion des risques qui serait nécessairement de nature politique, sous-entendu pas toujours mue par de seules considérations cognitives. Mettre à l’abri l’évaluation des risques des contraintes de leur gestion est ainsi la motivation issue des grandes crises sanitaires des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, qui a abouti à la création d’un important réseau public d’agences de sécurité sanitaire2. Pour être précis, la première des agences créées, l’Agence du médicament (1993), cumule un rôle d’expertise, de décision et de contrôle. Mais les agences créées par la suite auront plus des rôles d’évaluation que de gestion et comme le dit D. Tabuteau2 : » L’enjeu est de dégager les actions de sécurité sanitaire de considérations autres que sanitaires, c’est-à-dire de considérations économiques, politiques voire sociales. » Force est de constater que, de plus en plus souvent, la science n’est pas en mesure d’évaluer les risques sur la base de données objectives qui font défaut. Cela a pour principale implication de mettre les décideurs dans une situation d’incertitude plus ou moins complète doublée d’une fréquente absence de consensus parmi les scientifiques, voire d’une situation de vive controverse. Quand bien même des données rigoureuses seraient disponibles, il ne peut pas en découler ipso facto une conduite à tenir. Qu’il s’agisse de définir des critères d’importance des risques et de priorités d’action, de choisir des indicateurs à visée décisionnelle pour fixer des objectifs, de sélectionner un modèle mathématique pour simuler une réalité multifactorielle, de sélectionner une stratégie d’intervention, il existe forcément un espace dans lequel les décideurs vont projeter leurs critères de satisfaction et leurs préférences. Dans ce contexte, la séparation évaluation-gestion est loin d’être claire. Pour comprendre les implications de ces questions, il faut avant tout réaliser que les risques sanitaires ont changé de visage3.
Un monde plus sûr mais plus risqué
Les risques sanitaires ont changé de visage
Il n’est pas exagéré de dire que jamais les questions de santé et de sécurité n’ont fait l’objet d’une attention aussi grande qu’aujourd’hui. La gestion calamiteuse du dossier de l’amiante dans les années quatre-vingt ne doit pas faire oublier les importants progrès sanitaires liés à l’amélioration de la qualité des milieux de vie et à celle des conditions de travail. Mais alors même que l’action préventive vis-à-vis de certains risques prévalents comme le tabac, l’alcool ou l’obésité reste imparfaite, voilà que des risques nouveaux émergent à un rythme inégalé.
Une multitude de nouveaux risques
Des risques nouveaux émergent à un rythme inégalé en raison de la mondialisation de l’économie et des nouvelles technologies qui se répandent à grande vitesse dans différents secteurs.
Dans le bâtiment, la ventilation, la climatisation et les normes accrues d’isolation créent des risques liés aux légionelloses ou à la qualité de l’air intérieur.
L’intensification des transports internationaux transforme notre relation avec les agents biologiques.
La crise de la vache folle a révélé la vulnérabilité induite par l’industrialisation agroalimentaire et le rejet des OGM le souligne.
Les soins médicaux deviennent de plus en plus performants, mais créent des épidémies nosocomiales, des germes résistants aux antibiotiques ou des accidents de radiothérapies.
Aucune technologie ne s’est diffusée aussi vite dans l’histoire de l’humanité que la téléphonie portable qui a bouleversé notre environnement électromagnétique. Les conséquences sanitaires de ces évolutions sont complexes à évaluer.
Une épidémie d’épidémies
En clair, jamais l’homme n’a transformé son écologie de façon aussi rapide. Dispose-t-il des capacités suffisantes d’adaptation ? Sommes-nous en train de créer une épidémie d’épidémies4 ? C’est possible, mais l’important est que toutes ces évolutions partagent des caractéristiques communes en termes de figure de risques. Elles créent une distribution de masse des substances et des produits, exposant de vastes populations. Ces expositions correspondent en général à de faibles doses itératives créant des risques individuels faibles. Mais lorsqu’un risque faible touche des millions de personnes, son impact sanitaire peut être considérable. Cet impact se manifeste plus par des maladies chroniques survenant longtemps après l’exposition que par des problèmes aigus facilement attribuables à des expositions récentes. Par ailleurs, le risque n’est plus une affaire locale. Il peut s’exprimer loin de là où il s’est produit, ce qu’a illustré jusqu’à la caricature l’affaire des farines animales et du prion. Comme le dit bien Uhlrich Beck5, ce nouveau paysage des risques est caractérisé d’une part, par son incontrôlabilité et, d’autre part, par l’effacement d’une triple frontière : spatiale (aucune barrière géographique, administrative ou politique ne peut s’opposer à la diffusion des risques) ; temporelle (la longue latence entre l’exposition et les conséquences) ; sociale (la complexité des sources de risques brouille leur traçabilité et se prête à de gigantesques batailles juridiques sur les questions de responsabilité).
Rendre visible l’invisible est devenu le principal enjeu
Quantifier les risques
Il est devenu important que les ingénieurs s’approprient les démarches permettant de définir voire de cerner les incertitudes sur les risques sanitaires. Il faut une connaissance des filières, des processus de fabrication et des circuits de distribution pour évaluer les risques et les seuls médecins ne peuvent pas y parvenir. L’enjeu est considérable. Chaque fois qu’il est possible de quantifier un risque, le processus de gestion s’en trouve profondément affecté. Non pas au nom d’une sorte de magie du chiffre mais parce que l’effort de formalisation, de transparence et de cohérence qu’exige la démarche de quantification des risques permet à des faits scientifiques d’entrer en ligne de compte. Sans cela, nous sommes dans le monde des opinions, des conflits d’intérêts, des rapports de force. La mesure des risques est le support de la professionnalisation de sa gestion. On ne peut gérer intelligemment que ce que l’on mesure.
Durant tout le XXe siècle, l’approche probabiliste a considéré le risque comme une fonction de probabilité permettant de quantifier l’incertitude selon des lois statistiques (normale, binomiale, de Poisson, etc.). Le risque était une incertitude quantifiée. Au XXIe siècle, nous faisons face à une incertitude bien plus radicale, au point que l’on peut se demander si ce n’est pas l’incertitude non quantifiée qui est devenue la figure dominante du risque. Lorsqu’il n’existe aucune donnée sur les risques sanitaires possibles, faut-il en conclure que ces risques n’existent pas ? Ce serait évidemment absurde. Pour Beck6, le risque est un événement non encore survenu qui motive l’action. C’est une définition élégante qui laisse ouverte la question de sa prévisibilité. Autour de cette notion, une démarche formalisée d’évaluation quantitative des risques a pris forme7. Des échelles de classification des dangers ont été validées ; des modèles pour estimer les expositions humaines aux polluants de l’environnement ont été mis au point ; des méthodes permettant de faire des extrapolations (d’une espèce à l’autre, d’une substance à une autre, d’une voie d’exposition à une autre, des fortes vers les faibles doses, etc.) sont désormais couramment utilisées.
C’est un véritable bouleversement de l’ingénierie décisionnelle qui s’opère
Ce qu’il y a de remarquable dans cette approche, c’est que, pour la première fois, on dispose d’une capacité opérationnelle de capitaliser le savoir scientifique existant (lequel provient de champs disciplinaires très divers allant de la biologie à l’épidémiologie en passant par la toxicologie, la biomathématique, la physique, la chimie, etc.) pour anticiper les impacts de nos décisions actuelles. Comme si le futur devenait en quelque sorte le déterminant du présent alors que jusqu’à maintenant, c’étaient les erreurs ou les succès du passé qui venaient nous dicter notre conduite actuelle. C’est un véritable bouleversement dans » l’ingénierie décisionnelle » qui est en train de s’opérer et qu’illustre le débat très vif sur l’origine et les conséquences du changement climatique. Les limites de l’approche épidémiologique classique pour l’évaluation des risques émergents ont conduit à proposer de nouvelles démarches fondées sur des jeux d’hypothèses et de modèles qu’il n’est certes pas toujours possible de vérifier empiriquement mais qui sont explicites et réfutables, ce qui en fait des outils scientifiques au sens poppérien.
La gestion calme du risque transfusionnel du prion
Spécificités françaises
La France occupe une place triplement particulière. D’abord, le « régalien » est immédiatement convoqué dès que la sécurité collective est en jeu. Ensuite, le principe de précaution est brandi comme un principe de politique de sécurité sanitaire là où chez nos voisins c’est un principe de politique environnementale. Enfin, la précaution est devenue en 2005 une norme constitutionnelle, ce qui continue de susciter une vive controverse dont la commission Attali s’est encore fait récemment l’écho. Le tout crée un contexte d’une grande complexité dans lequel les acteurs sont un peu perdus, ce qui provoque des blocages étonnants vus de l’étranger comme l’illustre la position dominante dans le pays sur les OGM.
Lorsqu’il est advenu que les 8e et 9e malades du Creutzfeldt-Jakob en France du fait du prion pathogène avaient été des donneurs réguliers de sang, l’émotion fut immense car on croisait deux affaires douloureuses : transfusion sanguine et vache folle. Malgré les immenses incertitudes, un travail d’évaluation des risques structuré par le croisement des connaissances sur les mécanismes biologiques avec un raisonnement probabiliste a permis une gestion calme d’un dossier que d’aucuns prétendaient immaîtrisable8. L’incertitude et l’universalité sont véritablement le dénominateur commun à ces nouvelles questions de risques sanitaires9. La peur est moins liée à l’objectivité du risque qu’aux imaginaires induits10. Pour les citoyens, plus l’incertitude est grande et plus le risque est grand. Ce n’est pas de l’irrationalité. Ne pas comprendre ce point est un piège malheureusement fréquent.
Quelles précautions ?
Une croyance quantifiée
Le concept de probabilité qui sous-tend celui de risque renvoie en fait à une dimension subjective autant qu’objective. La probabilité est un indicateur permettant de quantifier la croyance en la survenue de tel ou tel événement12.
Dès lors, séparer le risque réel du risque perçu, c’est créer les conditions d’une incommunicabilité sociale sur ce sujet.
Dire que l’incertitude est devenue la figure principale des risques sanitaires débouche évidemment sur la question de la précaution et de son fameux principe11. La situation dans laquelle la sensibilité des systèmes de veille augmente crée un climat d’inquiétude. Si on est de mieux en mieux armé pour identifier des menaces, on a aussi de grandes difficultés à rassembler des preuves formelles dans le contexte d’invisibilité évoqué plus haut. La science crée plus d’incertitudes donc d’inquiétudes qu’elle ne peut en résoudre.
Débattre sur les critères de choix
Il ne sert à rien de prendre des précautions pour éviter des phénomènes dont on ne connaît pas l’origne
Il faut reconnaître la légitimité d’un débat sur les critères de choix sur la question des risques. Vouloir s’en affranchir pour asséner des vérités de façon péremptoire en disqualifiant d’avance toute opinion contraire produit presque toujours le résultat inverse de celui espéré. Ainsi, les spécialistes de santé publique savaient depuis longtemps que l’obligation vaccinale par le BCG ne se justifiait plus au plan épidémiologique. Il a fallu trois ans de débats publics pour que ce point devienne audible et que l’obligation soit levée sans créer d’indignation. C’est dans le même esprit qu’a été créé à la demande de la DGS le Nanoforum du Cnam qui vise à créer non pas un lieu de conviction ou de formation mais un lieu de partage sur la sécurité sanitaire des procédés nanotechnologiques avec l’idée que la perception d’un risque fait partie de son objectivation13. Il faudrait pouvoir sortir du débat simpliste entre la vision catastrophique et la vision négationniste. La première est incarnée par Sir Martin Rees, un astrophysicien reconnu, qui a parié 1 000 dollars que d’ici 2020 une bioerreur ou une bioterreur aura tué un million de personnes14. La seconde s’exprime par exemple sous la plume de Jean de Kervasdoué15, un ancien directeur des hôpitaux, qui estime » qu’il ne sert à rien de prendre des précautions pour éviter des phénomènes dont on ne connaît pas l’origine car, jusque-là, tous ceux auxquels on pensait se sont révélés sans danger « . Les questions sur les risques sanitaires et les incertitudes afférentes sont d’une actualité qui va dominer les jeux de la concurrence16. Les futures batailles sur cette question seront des conflits de définition qu’a bien repérés Uhlrich Beck5. Si Marx avait mis les rapports de production au coeur de sa vision de la société du XIXe siècle, il est bien possible que les » rapports de définition » de ce qu’est un risque et de ce qui n’en est pas un soient structurants pour l’histoire du XXIe siècle. Qui décidera ce qu’est un risque ? Sur quels niveaux de preuves ? Avec quelle conception de la causalité ? Et quelle vision de la responsabilité ? Sur quels critères définir des seuils de toxicité et des seuils d’acceptabilité du risque ? De grands conflits opposeront les différentes conceptions des risques et les manières de les gérer avec schématiquement d’un côté une philosophie du » laisser-faire » (une technologie est sûre jusqu’à preuve du contraire) et de l’autre côté une approche de précaution (aucune innovation n’est a priori inoffensive). Dans ce contexte, les ingénieurs devraient, d’une part, renforcer leur capacité à mesurer les risques et, d’autre part, accepter que les démarches d’évaluation des risques soient soumises à des processus de délibérations publiques. C’est une nouvelle frontière entre sciences, techniques et société qu’il nous faut collectivement dessiner.