Le GameLab de l’X
Catherine Rolland est, depuis 2019, cheffe de projet du GameLab de l’École polytechnique. Issue d’un partenariat avec Ubisoft, la chaire d’enseignement et de recherche « Science et jeu vidéo » a pour objectif de rendre les jeux vidéo plus réalistes et novateurs grâce à la science, et d’utiliser ce média pour diffuser la culture scientifique.
Catherine Rolland, quel a été votre parcours ?
À l’origine, je suis docteur-ingénieur en chimie organique : on est loin du jeu vidéo ! Mais après douze années de carrière dans l’industrie pharmaceutique, j’ai éprouvé le besoin de changer d’orientation. Dans mes activités, j’avais été impliquée dans la transformation numérique de l’industrie, et en particulier très intéressée par les nouveaux médias. Notamment, le jeu vidéo m’était apparu comme un média qui offrait un ensemble très cohérent de potentialités, aussi bien en matière de transmission des savoirs que dans un but thérapeutique. J’ai donc fait un MBA de Video Game Management à l’Institut de l’internet et du multimédia (pôle universitaire Léonard-de-Vinci). Ce MBA m’a beaucoup aidée pour comprendre en profondeur ce média, ses enjeux de production et de marketing. J’ai parallèlement rejoint le studio Tekneo, une société de développement de jeux cocréée par un médecin : toujours donc l’idée thérapeutique !
Le projet phare de Tekneo était de développer des jeux pour aider au traitement des malades d’Alzheimer. On sait en effet que stimuler les capacités cérébrales de ces malades parallèlement aux traitements médicamenteux est déterminant pour ralentir l’évolution de la maladie, qu’on ne sait malheureusement toujours pas arrêter aujourd’hui. L’objet du projet était de concevoir un jeu adaptatif reposant sur les mécaniques des jeux FPS (First Person Shooter ou jeux de tir à la première personne : jeux où le joueur incarne un personnage qu’il ne voit pas, comme s’il était lui-même dans le jeu, par opposition à un jeu à la troisième personne où le joueur incarne un personnage qu’il voit bouger), jeux connus pour leur capacité à stimuler les réseaux attentionnels, pour proposer un dispositif d’entraînement régulier.
« Des jeux basés sur l’activité motrice permettent de maintenir un entraînement dans un environnement motivant. »
L’intérêt d’utiliser des jeux capables de s’adapter aux besoins des patients est de suppléer le manque de soignants nécessaires à la tenue d’entraînements quotidiens. Cela peut s’appliquer à d’autres cas thérapeutiques, comme pour la rééducation d’un accidenté, où des jeux basés sur l’activité motrice cette fois permettent de maintenir un entraînement dans un environnement motivant, entre deux séances avec les kinésithérapeutes.
J’ai ensuite été responsable R & D et Innovation pour KTM Advance, société spécialisée dans les dispositifs numériques pour la formation professionnelle ; puis quelques années plus tard, pour la société Tralalere, où j’ai mené des programmes de formation basés sur les jeux mais cette fois tournés vers les jeunes. Pour vous donner un exemple, nous avons développé une plateforme proposant aux jeunes – et moins jeunes ! – d’apprendre le code au travers d’activités créatrices, comme celle de créer son propre jeu vidéo.
Mon dernier projet là-bas a été de concevoir un jeu éducatif inclusif qui propose aux enfants un entraînement ludique aux compétences nécessaires à l’acquisition du langage écrit. Conçu pour les besoins des profils dys, en particulier dyspraxiques, le jeu permet de travailler, non par l’écriture de lettres, mais plus largement le tracé, le rythme, la planification spatiale… selon les capacités de chacun, ce qui est bénéfique pour tous. Un des enjeux du dispositif est de déceler et d’accompagner très tôt les enfants ayant des difficultés, avant même qu’ils ne soient diagnostiqués selon les protocoles habituels ; et pour être efficace, cela se fait au travers du jeu !
Et, finalement, j’ai rejoint la chaire « Science et jeu vidéo » à l’X en septembre 2019.
Nous y voilà ! Parlez-nous de cette chaire.
Cette chaire est soutenue par un mécénat d’Ubisoft. Une des idées premières est que le jeu vidéo mobilise des technologies numériques de pointe, qui vont bien au-delà de l’aspect simplement ludique du jeu. Il y a donc des choses à prendre dans ces développements, qui peuvent très bien être transférés à d’autres industries. Et réciproquement, il est important que les scientifiques connaissent et comprennent ces enjeux : l’environnement de l’X était donc tout indiqué !
Concrètement, le GameLab, c’est une petite équipe de professionnels du jeu vidéo, comprenant un développeur (le code), un game designer (la conception du jeu en lui-même), un game artist (l’environnement visuel du jeu), une UX designeuse (User Experience Designer : en charge de la qualité du vécu de l’utilisateur), et moi-même, cheffe de projet. Le tout bénéficie de l’expérience du porteur de la chaire, Raphaël Granier de Cassagnac, qui est directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la physique des particules et convaincu de l’intérêt du lien étroit entre jeu vidéo et science. C’est lui qui a permis notre intégration au laboratoire Leprince-Ringuet.
Quels sont les axes de développement de la chaire « Science et jeu vidéo » ?
Nous en avons trois : nous intervenons dans la formation des étudiants, nous développons des jeux pour la transmission scientifique, et nous offrons un lieu de rencontre entre professionnels du jeu vidéo et les chercheurs de l’X.
En ce qui concerne notre lien avec les élèves ingénieurs, nous proposons un certain nombre de PSC (projets scientifiques collectifs) majoritairement en lien avec des industriels. Pour notre première année, 25 étudiants – il y en aura au moins 35 l’an prochain – se sont engagés sur des sujets très variés parmi ceux que le jeu vidéo peut proposer, certains touchant à l’informatique bien sûr, mais aussi à la physique, aux sciences humaines, à la mécanique, aux mathématiques appliquées ou encore à l’économie. Ainsi, le projet Voxels visait à proposer l’intégration de principes de physique comme mécanique de jeu : comment par exemple peut-on utiliser des outils ou des armes basés sur les mécanismes de corrosion pour détruire des obstacles dans un jeu vidéo ?
« Proposer à des enfants atteints de maladies lourdes et longues des dispositifs pour continuer leurs apprentissages avec leur classe. »
Autre exemple, très différent : les étudiants ont travaillé avec l’association Mon cartable connecté, qui propose à des enfants atteints de maladies lourdes et longues des dispositifs pour continuer leurs apprentissages avec leur classe. Le dispositif permet à l’enfant de suivre la classe depuis sa chambre d’hôpital. Mais en revanche, cela ne permet pas à l’enfant de participer à la récréation et de vivre le lien social, pourtant essentiel. Les étudiants ont spécialement travaillé sur un jeu qui permet de recréer ce lien social pour l’enfant.
Parallèlement, nous intervenons dans le cursus de l’X au niveau des Modals (MODule Appliqué en Laboratoire), en proposant un cours d’initiation au moteur de jeu Unity qui vous permet de créer votre propre jeu vidéo. Suivi par douze élèves cette année, ce modal accueillera dix-huit élèves pour l’année 2020–2021. Nous développons également un cours spécifique pour les troisième année qui permettra aux élèves de découvrir les enjeux techniques du jeu vidéo notamment en matière d’intelligence artificielle et les contraintes du temps réel, et nous cherchons à consolider ce nouveau domaine en nous associant à une école spécialisée très réputée, l’Enjmin (École nationale du jeu et des médias interactifs numériques du Cnam), pour en faire une école d’application.
Il faut bien être conscient que le jeu vidéo, quoique souvent vu comme essentiellement ludique, est aussi une industrie lourde à forte croissance : elle pèse aujourd’hui plus que le cinéma ou le disque !
Vous développez aussi des jeux « sérieux » ?
Nous développons des jeux traitant des sciences mais qui restent des jeux, et naturellement nous commençons par le domaine de la physique des particules, la spécialité de Raphaël, le porteur de la chaire. C’est d’ailleurs parce qu’il souhaitait développer un jeu basé sur cette science que le projet de chaire est né. Le jeu vidéo est un vecteur de transmission qui a su faire ses preuves dans différents domaines. Notre objectif à travers ce jeu est de faire découvrir au grand public la magie d’un univers basé sur les principes de la physique des particules tout en respectant les codes du jeu. Avec de tels projets nous souhaitons contribuer à rendre accessible la science au plus grand nombre.
Organisez-vous aussi des rencontres scientifiques ?
Oui, il est important pour nous de faire se rencontrer le monde des professionnels du jeu vidéo et les chercheurs. Notre implantation à l’X est centrale de ce point de vue : la variété des compétences scientifiques dans les différents départements sur le campus permet d’exprimer toute la transversalité inhérente au domaine du jeu vidéo. Nous avons ainsi organisé en novembre 2019 notre premier colloque, où nous avons traité de sujets techniques aussi divers que les paysages virtuels, la modélisation des fluides ou la spatialisation du son, mais aussi des thématiques plus générales comme les outils intelligents, la gestion des connaissances, ou les liens entre le jeu et la société. Ces rencontres sont très fructueuses.
Ainsi, de nouvelles collaborations ont vu le jour entre des laboratoires de l’X et les industriels suite à cet événement, et la plupart des sujets de PSC de cette année ont été proposés par des binômes qui se sont rencontrés lors de ce colloque.
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