Le général et les pierres précieuses
Il était une fois le 13 mai 1958. Le général revint aux affaires et convoqua son Premier ministre.
- Eh bien, qu’on me fasse une bombe atomique, dit le général.
Le Commissariat à l’énergie atomique fit diligence et la bombinette explosa à Reggane dès 1960. Se posa alors la question de vecteurs capables de porter l’atome chez l’ennemi.
- Eh bien, qu’on la mette sous mes bombardiers, dit le général.
Il y avait bien le Mirage IV de Dassault, mais la distance et la DCA soviétique lui laissaient peu de chances d’arriver jusqu’à l’objectif et surtout d’en revenir.
- Eh bien, qu’on me fasse des fusées, dit le général.
L’ambition était gigantesque. La France ne faisait alors que de petites fusées sondes, tirées au Spitzberg ou en terre Adélie pour la météorologie, et des « Véroniques » qui lançaient des chats vivants dans le ciel du Sahara. Quant aux sociétés aéronautiques, nationales ou privées, aucune n’avait la taille nécessaire pour mener à bien un tel projet.
- Eh bien, qu’on m’invente la Sereb, dit le général.
Quelques ingénieurs, recrutés un à un à partir de 1959, formèrent donc une petite société, chargée de la maîtrise d’œuvre du projet. Elle négocia avec l’État et passa d’énormes contrats de sous-traitance aux sociétés aéronautiques, qu’on appela plus noblement « les coopérants ».
On entreprit alors ce programme fou qui consistait à réaliser à la fois, en dix ans, des engins tirés des silos de Haute-Provence et des engins tirés en plongée de sous-marins nucléaires. La bombe du CEA devait rentrer dans la fusée de la Sereb, qui devait elle-même rentrer dans le sous-marin de la DCN, dont le moteur était sous la haute main du CEA. Chacun revendiquait donc la préséance et expliquait à l’autre, en termes vifs, qu’il s’y prenait comme un débutant – ce qui d’ailleurs était vrai.
Pour les fusées, tout était encore à inventer : aciers très spéciaux, gyroscopes sans précession, moteurs poussant fort et longtemps sans exploser, pilotage empêchant la fusée de voler en crabe, guidage conduisant la bombe droit au milieu de la place Rouge, ogives enfin résistant aux flammes d’enfer de la rentrée dans l’atmosphère ! Certes, on calcula beaucoup, on fabriqua vite, on essaya plus encore… mais au sol ! Cependant, on ne pouvait progresser et prétendre à la réussite finale qu’en affrontant les essais en vol.
Il fallut donc lancer un programme expérimental et aborder en vol des problèmes de plus en plus rudes. Pendant que les uns concevaient les vrais engins militaires, les autres lançaient dans l’espace saharien des fusées expérimentales de plus en plus complexes. On les baptisa comme des pierres de plus en plus précieuses : Agate, Topaze, Émeraude, Saphir, Rubis… Un calculateur désœuvré s’avisa même qu’en remplaçant la lourde bombe par un petit troisième étage propulsif, on aurait un lanceur de satellite très honorable, qu’on appellerait évidemment Diamant !
Tous ces efforts n’étaient-ils pas pourtant dérisoires, alors que les cosmonautes russes et américains tournaient depuis longtemps autour du monde, et que la NASA développait son programme lunaire Apollo ?
La fin de la guerre d’Algérie laissait à la disposition de la France jusqu’en 1967 les bases d’essais de Reggane pour la bombe et de Colomb-Béchar pour les « engins spéciaux ». Mais la sécurité de Béchar imposa d’éloigner le champ de tir jusqu’à Hamaguir, à 130 km de là. Un désert de cailloux, plat et désolé, gardé par une compagnie de Légion. Sur plus de 30 km se dressaient çà et là antennes mystérieuses et paraboles géantes. Comme à Dien Bien Phu, les postes de tir s’appelaient Béatrice, Bacchus, Blandine…, Brigitte était celui de la Sereb : perdu dans la hamada, ce n’était qu’un bunker enterré et un portique dominant le désert. Le sable du Sahara débordait sur l’aire cimentée de lancement. La beauté du désert était à la hauteur du rêve.
Mais c’était un rêve accéléré. Il fallait tirer plus de 30 engins en moins de cinq ans, malgré l’été saharien où tout travail est impossible, où même les films fondent dans les caméras !
Les pierres précieuses ouvrirent le bal. Un petit propulseur à poudre vola sans exploser, grâce aux nouveaux aciers. On put alors avec Agathe mesurer les paramètres de vol, puis les recevoir au sol par télémesure pour l’autopsie du tir. Topaze enfin, seulement piloté par ses gyromètres et son électronique, vola haut et droit. Hourra, la France savait piloter des fusées !
Le général parut satisfait.
Ce fut alors le tour d’Émeraude. Cette fois, le propulseur était bien plus gros. Il dérivait des V2 de Penemünde et des Véroniques du LRBA de Vernon. Pour ne pas avoir à attendre la mise au point des propulseurs militaires à poudre, on préféra ce propulseur à liquides – térébenthine et acide nitrique pur – quitte à devoir n’approcher l’engin qu’en cagoules de martiens et scaphandres antiacide ventilés.
Inconscient de son importance, le premier Émeraude explosa dès la mise à feu. Le second, plus patient, n’explosa en pleine trajectoire qu’au bout d’une cinquantaine de secondes. Le troisième crut devoir en faire autant.
Le général devint d’humeur médiocre.
Pourtant, après un long cycle de réflexions et de modifications, on assembla le quatrième Émeraude sur sa table de lancement à Brigitte et l’on mit à feu. Miracle : ce fut un « sans faute » que le cinquième et dernier Émeraude confirma !
Le général se rasséréna. Mais son humeur souriante le conduisit à penser deux choses : d’abord, que si la France mettait un satellite en orbite, cela crédibiliserait aux yeux du monde sa future force de dissuasion et valoriserait du même coup sa bombinette. Ensuite, qu’un tel exploit, de style très cocorico, ferait pencher du bon côté les urnes de son élection présidentielle.
- Eh bien, qu’on m’appelle ma Sereb, dit le général.
Oui, le Diamant était prêt. Enfin presque… Mais on était déjà en juin 1965 ! Il fallait encore tirer trois Saphirs, pour tester enfin un bi-étage et la séparation, le guidage, la rentrée, etc. Il y avait aussi le premier prototype militaire à lancer. Et puis il y avait encore le champ de tir, qui fermait à cause de l’été, et…
- Eh bien, vous avez du travail, dit le général. Tirez tout ce que vous voulez, mais il faut lancer le Diamant avant fin novembre ! Et il ne faut tirer qu’à coup sûr. Et c’est très secret… Sauf si ça réussit !
LES SIGLES
CNES : Centre national d’études spatiales.
CEA : Commissariat à l’énergie atomique.
SEREB : Société d’étude et réalisation d’engins balistiques.
DCN : Direction des constructions navales.
CIEES : Centre interarmes d’essais engins spéciaux (Béchar-Hamaguir).
ORTF : Office de radiodiffusion et de télévision françaises.
LRBA : Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques.
On lança deux Saphirs en juillet ! Le thermomètre montait jusqu’à 48°C. Les plates-formes d’acier du portique renvoyaient un rayonnement insupportable. La ventilation soufflait de l’air brûlant dans les combinaisons des opérateurs d’acide. L’infirmerie recueillait un à un les malades. Mais le premier Saphir fit un vol magnifique, en dépit d’un compte à rebours particulièrement scabreux. Le second, épris de liberté, se perdit dans l’espace on ne sut jamais où, mais on déclara négligemment que ce n’était pas grave !
Octobre ramena des températures plus clémentes. On expédia le troisième Saphir qui réussit parfaitement et on modifia en hâte l’installation de Brigitte pour le tir du premier engin militaire.
Lequel engin militaire explosa au décollage, comme il est de règle.
Le temps de balayer les débris, de modifier encore l’installation de Brigitte pour la mettre dans sa nouvelle configuration Diamant, on était déjà presque à la mi-novembre quand l’équipe de tir du Diamant débarqua de ses avions !
Il pleuvait ! Il faisait froid ! Le désert était triste. L’oued Guir était en crue, coupant la route de Béchar.
Des avions sortirent le premier étage d’Émeraude, le deuxième de Saphir, le troisième de Rubis, puis une grosse boule qui était le satellite Astérix. Il sortit encore des matériels étranges, des pyramides de caisses de rechanges et d’outillages, nombre d’opérateurs de tir, conseillers techniques, visiteurs divers… et même un député ! Sortirent enfin cageots de salades, pommes de terre, poireaux et quartiers de bœufs qui ne pouvaient plus arriver par la route.
Dès l’abord, les contrôles butèrent sur toutes les pannes du répertoire, les plus classiques et les plus inattendues. On en débattait alors à la nuit, on décidait des solutions vers une ou deux heures du matin, et les dépannages commençaient dès sept heures. Le champ de tir avait lui aussi ses propres ennuis et le calendrier s’effilochait. L’escorteur Guépratte de la Marine, qui attendait Astérix au-dessus du golfe de Gabès, commençait à manquer de vivres. On ne recevait pas la station du CNES de Pretoria. Le vent de sable se levait. On vit même débarquer, malgré le secret, l’ORTF et Pierre Sabbagh, ce qui déchaîna les foudres élyséennes. L’ORTF fut rembarquée dès le surlendemain pour Paris, manu militari !
Patience et longueur de temps firent enfin plus que pannes et problèmes. La décision de tir fut prise vers une heure du matin, cinq petits jours avant l’échéance du général.
La dernière nuit sur le portique fut romantique et glaciale. Le portique se dressait comme un vaisseau de lumière immobile dans le désert obscur. Au centre, Diamant étincelait sous les projecteurs. Le ciel noir scintillait de cent mille étoiles qui semblaient attendre Astérix. Il y avait un peu de magie dans ce décor.
Mais à sept heures du matin, il fallut interrompre le décompte à H – 12 minutes ! Une panne difficile du pilotage avait mobilisé toute la nuit à Paris les experts, qui conclurent au bout de quelques milliers d’essais sur maquette… qu’ils ne pouvaient pas conclure ! Pourtant, vers midi, après 26 000 (!) essais réussis, ils déclaraient qu’il n’y avait au fond rien de très grave et donnaient leur feu vert à Hamaguir.
Le décompte reprit. La longue et haletante torture des secondes qui s’égrènent inexorablement ne fut interrompue que deux fois, par deux problèmes qu’on négligea dédaigneusement. Et à l4 h 47 mn 18 s, le 26 novembre 1965, Diamant s’éleva tout droit dans un nuage de flammes rousses, sous un tonnerre d’applaudissements. Dix minutes plus tard, Astérix se muait en satellite de la Terre.
La France était devenue la troisième puissance spatiale du monde.
Le général fut élu président de la République.
Douze Diamants au total furent lancés, dont un seul échoua.