Le hasard et la nécessité.2
Tout ce qui existe dans l’univers, selon le philosophe Grec Démocrite, est « le fruit du hasard et de la nécessité ». Dans ses conférences de 1969 au Pomona collège, Jacques Monod (1910−1976) proposa de démontrer la force de cette dualité pour envisager les problématiques de la biologie, et en particulier l’origine de la vie et son évolution. La vie, serait née selon lui de facteurs provenant du hasard et de la nécessité, reprenant à son compte la thèse intuitive de Démocrite. Ce principe pourrait-il être appliqué à ce que nous appelons modestement « la nouvelle économie » ? Une poignée de sociétés, et en particulier les fameuses GAFAM1 et leurs satellites ainsi que leurs clones asiatiques (Alibaba, Tencent…), ne tireraient-elles pas leur force de la thèse de Démocrite : leur évolution inexorable ne serait-elle pas « le fruit du hasard et la nécessité » ? Le succès de ces sociétés est-il dû à la culture et l’ambition financière de petits génies formés à Stanford, ou bien, plutôt, une version, tout aussi puissante dans ses effets, de la thèse millénaire de Démocrite ?
Le hasard
Mais quels sont ces phénomènes que le hasard a réunis temporellement ces dernières années ?
En voici 5 essentielles :
- La loi de Moore : En 1965, Gordon Moore, (Intel) prédisait la croissance de la capacité des transistors dans les microprocesseurs ; cette règle, toujours constatée 55 ans plus tard, a abouti à un résultat surprenant : l’humanité a dans sa poche 24 heures sur 24, un ordinateur, sorte de couteau suisse électronique, dont la puissance était impensable auparavant.
- L’explosion Internet : le progrès des réseaux télécoms, boosté par la fibre optique, a transformé un réseau d’ordinateurs universitaires en une interconnexion de milliards de smartphones. La 5G et ses futures évolutions, ne feront qu’amplifier ce phénomène en lui donnant des surcapacités étonnantes.
- Le système GPS : dès les années 60, les USA lancent un système de positionnement global par satellite (GPS), destiné aux militaires. Dans les années 90, ce système est rendu opérationnel dans les applications civiles. Inclus dans les smartphones, il est la clef de la plupart des applications à succès.
- Le capital-risque : sans les sociétés de capital-risque capables d’encourager et de réinvestir durant des années dans des sociétés dévoreuses de cash, et au chiffre d’affaires inexistant, avec le simple espoir d’une pêche miraculeuse, aucune de ces sociétés GAFAM n’aurait pu décoller… Les taux d’intérêt microscopiques payés par les banques n’ont fait qu’accélérer le phénomène, rendant le risque plus attrayant.
- Les théories des réseaux : l’élément fédérateur des points précédents est la théorie des réseaux. Ces thèses, développées par des mathématiciens depuis Euler, sont devenues une vraie science.
À souligner, les travaux du professeur Albert Lazlo-Barabassi, du département d’étude des réseaux de la Northeastern University.
L’une des conclusions de ces études est que, grâce à la croissance et à l’attachement préférentiel, on observe le phénomène du « riche qui devient plus riche », ce qui signifie que, dans un réseau, les nœuds les plus densément connectés, acquièrent plus de liens que ceux moins connectés, amenant à l’émergence de quelques hubs systématiquement connectés et consultés….
Sans la combinaison dans le temps et par pur hasard de l’application de ces règles, ou phénomènes de base, aucune de ces sociétés, n’aurait pu se développer : c’est seul le hasard qui, combinant en même temps ces différentes règles empiriques, a pu faire croître ces entreprises ; mais encore fallait-il aussi que ce hasard rencontre la nécessité.
La nécessité
L’adaptation idéale aux besoins du client ou “uberisation”
Si chacun a dans sa poche un smartphone avec GPS, relié à un réseau de télécommunication mondial et une logique des réseaux qui donne aux premiers de la classe un nœud privilégié, il n’est pas sorcier pour quelques brillants et ambitieux étudiants de déterminer par des études de marché les nécessités d’une population globalisée et de lancer des business models adaptés. Dans ceux-ci, l’investissement est fait dans le software avec l’appui du capital-risque à la recherche de la Licorne et, comme dans le système traditionnel des franchises, laisse aux franchisés l’investissement matériel en aval.
C’est ainsi que Uber est devenu la plus grande flotte de taxi au monde sans posséder aucun taxi, Airbnb la plus grande chaine d’hôtels du monde sans posséder une seule chambre, Netflix, Apple TV ou Amazon prime les plus grandes chaînes de cinéma du monde, sans posséder de salles…
L’uberisation, c’est utiliser les 5 points du hasard pour satisfaire des besoins de la population, avec l’actif des particuliers. Le développement de Uber et ses proches n’est-il pas dû aux 5 règles du hasard et de la nécessité, comme pouvoir obtenir un taxi dont on connaît le prix par avance, qu’on suit à la trace par son GPS, et dont on peut donner une note au chauffeur ? Un rêve !
« Les relations sociales » et ses corollaires sur le spectacle et les divertissements
Avec son smartphone, il est facile aux humains de faire ce qu’ils préfèrent : se parler, critiquer, montrer ses habiletés, diffuser son art, apprendre, échanger.
Il suffit de regarder s’exprimer les concepts mis en valeur par Barabasi dans la science des réseaux, pour comprendre le potentiel des applications les plus prometteuses. Twitter, Facebook, Instagram, Whatsapp, TikTok, Linkedin, Youtube…
« Le commerce » et sa logistique
C’est cette nécessité que les géants de la nouvelle économie ont rempli. Forts de la combinaison des 5 règles du hasard, ils font la loi dans le commerce électronique et leur part de marché sur le commerce global ne fait que progresser. On pense qu’Amazon, seule, représente plus de 6 % de tout le commerce de détail des USA, commerce de proximité compris !
La santé
La nouvelle économie et les 5 points du hasard y interagissent à travers plusieurs ressources :
Les sites et applications dédiés à la santé, aux sports, à la nutrition, aux diagnostics, à l’information sur les soins, la télémédecine.
La recherche à travers les start-up : Moderna et BioNTech, arrivés premiers dans la course au vaccin COVID avant les grands labos, en sont l’exemple.
L’information
L’information est essentielle. La nouvelle économie a pu multiplier, par les points du hasard, l’information au monde entier à travers les réseaux sociaux.
Par la loi des réseaux, les médias traditionnels écrits et télévisés ont pu utiliser ces réseaux sociaux pour ne pas se laisser trop concurrencer et devenir des nœuds privilégiés.
En effet, on peut dire que dans nos recherches d’information sur Google, nous cliquons plus facilement sur les informations relayées par le Washington post ou le figaro que celles diffusées par notre copain d’Instagram.
Conclusions
La combinaison temporelle par le fait du hasard des 5 points, rencontrant les nécessités de base décrites, a dynamisé des sociétés dont nous pouvons tracer quelques traits :
La capitalisation boursière d’Apple est supérieure au PIB de la France.
La capitalisation boursière des 5 sociétés des GAFAM s’approche du PIB de la Chine.
La puissance de ces sociétés est telle que, d’un point de vue boursier, le coronavirus n’a pas égratigné le cours boursier de ces entreprises, mais, au contraire, l’a augmenté et, en stabilisant les principaux indices boursiers mondiaux grâce à leur poids dans ces indices, ont évité à elles seules le crash boursier planétaire qu’une crise de cette ampleur aurait dû raisonnablement créer…
Les incrédules diront que ceci est une bulle qui, telle les .com des années 90, devrait bientôt exploser. Et bien non ! Les .com des années 90 n’avaient pas réuni les 5 points du hasard. Les portables de l’époque n’étaient que des téléphones équipés de SMS, le réseau internet lent, le GPS existait peu. Tout cela rendait les .com assujetties à une concurrence effrénée sur le marché du e‑commerce qui devait conduire à la faillite des plus faibles.
Les GAFAM ont donc monopolisé le domaine des services. Ils ont accumulé le cash nécessaire pour « gober » ce qui leur manque, c’est-à-dire les industries traditionnelles et services les plus performants de notre monde, et elles le feront si elles en voient le besoin.
L’exemple de Tesla est surprenant : la capitalisation boursière de Tesla est identique à celle des dix plus grands constructeurs de voitures au monde, bien que Tesla facture 50 fois moins que ces dix sociétés réunies !
Là aussi, les incrédules diront que c’est une simple bulle. Que nenni !
Le jour où les voitures n’auront plus besoin de chauffeurs et seront conduites par leurs systèmes interconnectés, que choisirons-nous pour nous déplacer ? Une voiture de marque traditionnelle, même « hyper connectée », mais une voiture tout de même, née par conséquent de l’industrie automobile traditionnelle ? Je pense que non, vous choisirez Tesla, née comme un smartphone sur pattes et qui aura deux longueurs d’avance sur la tradition automobile de papa… les analystes de Wall Street ne s’y trompent pas.
Mais alors, quel futur nous attend ?
À court terme, les sociétés type GAFAM devraient accélérer leur influence dans notre monde et assoir leur domination. Il ne fait aucun doute que, dans une dizaine d’années au plus, le « hasard et nécessité.2 » devrait leur permettre de dominer. 2400 ans après, Démocrite a de beaux jours devant lui…
Leur but sera de se perpétuer et d’accélérer leur domination. Le hasard et la nécessité les ont en effet créés pour qu’elles se perpétuent, comme la biologie de Monod.
Elles ont un talon d’Achille : les États et leur vocation centralisatrice.
Les « démocraties » voudraient leur faire payer plus de taxes (cf. l’Europe), et les États plus centralisés (cf. la Chine) voient maintenant d’un mauvais œil la concurrence en termes de pouvoir de quelques personnages issus des géants qu’ils ont eux-mêmes créés (cf. Jack Ma d’Ali Baba). Mais, dans quelques années, il ne fait aucun doute que le « blockchain », la géniale invention décentralisatrice par excellence, dont le Bitcoin n’est que la pointe monétaire de l’iceberg, trouvera dans les GAFAM des alliés de poids ; mais c’est une autre histoire…
1 GAFAM : c’est l’acronyme des géants du Web – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – qui sont les cinq grandes firmes américaines (fondées entre le dernier quart du XXe siècle et le début du XXI e siècle) qui dominent le marché du numérique, parfois également nommées les Big Five, ou encore « The Five ».