Le Jardin des entreprenants
Selon certains observateurs, le modèle économique occidental en est à son crépuscule. Devant le désarroi d’une société fragmentée et déprimée, de nombreux citoyens s’engagent pour donner du sens à la vie et créer du lien social. Le Jardin des entreprenants s’est donné pour mission de mettre en avant toutes ces initiatives qui trouvent des solutions nouvelles et locales aux maux de notre temps.
Jardins de Cocagne. © Christophe Goussard
En 1930, l’économiste J.M. Keynes annonçait, espérait même, que le jour était proche où la société n’aurait plus besoin de mobiliser tout le monde pour subvenir à ses besoins économiques fondamentaux. Il anticipait alors le risque d’une dépression nerveuse universelle si on ne savait pas faire passer le problème économique à l’arrière-plan de nos préoccupations, pour mettre au premier plan les vrais problèmes de la condition humaine, à savoir ceux de la vie et des relations entre les hommes. C’est à ce défi que s’attaque résolument le Jardin des entreprenants.
Ce temps annoncé par Keynes, nous y sommes, en tout cas dans les pays développés. Nous y sommes dans les faits, mais pas encore dans les esprits, enkystés dans les lectures économiques héritées du xixe siècle.
La part du travail
En 1840, l’essentiel de la vie était consacré à nourrir, vêtir et loger la grande majorité d’une humanité pauvre ou menacée par la pauvreté. Peu d’éducation, pas de repos hebdomadaire, pas de congés payés, pas de retraites. La quasi-totalité du temps éveillé était consacré à gagner sa vie. Pas étonnant que les oppositions idéologiques s’organisent alors autour des rapports de production, au point que le marxisme y voit la quintessence de la condition humaine.
Aujourd’hui, le travail salarié d’un Français ne représente plus, selon l’économiste Pierre Larrouturou, que 14 % de sa vie éveillée. On retrouve intuitivement cet ordre de grandeur en observant que sa vie se compose en gros d’un tiers d’études, d’un tiers de retraite et d’un tiers de vie active, au rythme de 35 heures par semaine pour la majorité des personnes.
VoisinMalin. © Lucas Roxo
La persistance du paradigme économique
Malgré cela, les institutions collectives sont repérées par les mêmes enjeux qu’en 1840 : la richesse nationale est mesurée par le produit intérieur brut (PIB) et sa dérivée, la croissance, la santé collective par le taux de chômage, et les partis politiques reposent sur les mêmes oppositions qu’en ce temps-là. Le monde n’est plus du tout le même, mais on a gardé les mêmes lunettes.
Cette aberration est aisée à comprendre : c’est le résultat du proverbial « effet réverbère », c’est-à-dire que l’on est irrésistiblement porté à regarder là où c’est éclairé, en l’occurrence par des chiffres. Le PIB est mesuré, en grande partie, par les caisses enregistreuses des supermarchés, et il est étroitement lié aux recettes de l’État, par l’intermédiaire de la TVA. Comme, en démocratie, on ne remet pas en cause les crédits votés, en l’absence de croissance, l’État est quasi paralysé, car outre obliger et interdire, le moyen essentiel du pouvoir est dépenser. Voilà, en résumé, de quoi est composé le carcan qui pétrifie nos idées.
Jean-François Caron, maire écologiste de Loos-en-Gohelle.
Solitude et inutilité contemporaines
Nous sommes donc plus riches que jamais en biens matériels. Sommes-nous pour autant plus heureux ? Sûrement pas. Observons par exemple que le PIB par tête, en monnaie constante, est aujourd’hui, selon la Banque mondiale, entre trois et cinq fois celui de 1960. Mais entretemps, la consommation de psychotropes, repère significatif des souffrances morales, a été multipliée par dix.
De quoi souffrent nos contemporains ? Non plus de faim, mais de solitude et du sentiment d’inutilité. Le drame du chômage ne s’explique plus guère par la perte de revenus temporairement atténuée par l’État-providence, mais par la perte d’un lien social. Descartes a dit : « C’est proprement n’être rien que de n’être utile à personne. » De même, la solitude des enfants de familles décomposées et la solitude d’une foule de retraités ne sont pas moins douloureuses, mais elles restent dans l’ombre. C’est là que se situe l’apport de l’École de Paris du management et son produit phare, le Jardin des entreprenants.
Réseaux d’échanges réciproques de savoirs.
Le rôle de l’École de Paris du management
Depuis plus de vingt ans, sous la direction de Michel Berry (63), l’École de Paris du management organise environ cinquante réunions par an autour d’un orateur, qui expose en une heure ses réalisations devant un auditoire de vingt à cent personnes averties, exposé suivi d’un débat d’une à deux heures avec la salle. Chaque réunion donne lieu à un compte rendu rédigé avec soin, publié dans le bimestriel Journal de l’École, souvent traduit en anglais et diffusé sur le web.
Ces réunions entendent souvent des entrepreneurs au sens économique, mais d’autres mettent en scène des acteurs de la vie collective qui animent des initiatives qui créent du lien social bien plus riche. Les plus spectaculaires viennent d’être rassemblées sous l’appellation de « Jardin des entreprenants ».
Susciter la rencontre de deux mondes
En voici un exemple caractéristique. Un jour, une institutrice, Mme Héber-Suffrin, envoie ses élèves étudier la vie en HLM. Ils rencontrent un chauffagiste qui leur explique avec passion son métier. Plus tard, il vient au cours pour vérifier que les élèves l’avaient bien compris, et fait un cours qui passionne élèves et institutrice, puis il reste pour suivre avec passion le cours de géographie du programme. Voilà un lien social réussi entre des partenaires éloignés, sans contenu économique, chacun devenant élève et enseignant. Sur ce modèle, Mme Héber-Suffrin et son mari animent aujourd’hui les Réseaux d’échanges réciproques de savoir, qui comptent plus de 100 000 participants en France et se multiplient dans le monde entier.
La chaussure à Romans.
Mettre la lumière sur les entreprenants
Le Jardin des entreprenants rassemble les exemples les plus spectaculaires d’initiatives possédant ces caractéristiques, et voici une courte liste d’exemples, thèmes, développés sur son site, qui procurent lien social et joie de vivre à ceux qui y participent.
Romans-sur-Isère était condamnée après la fermeture de la dernière usine de chaussures, mais Christophe Chevalier réussit l’impensable : sauver cette industrie en faisant renaître les savoir-faire artisanaux et relancer tout le territoire.
Jean-François Caron, maire d’une ville du Pas-de-Calais sinistrée par la fermeture des mines, a un rêve chevillé au corps depuis 1981 : redonner leur fierté à ses concitoyens, et créer un monde meilleur. Trente ans plus tard, la commune est la référence de la COP 21, on vient du monde entier étudier ce que concoctent ces « Gueules noires » qui ne doutent plus de rien.
Les quartiers difficiles se coupent de la société. Retisser le lien par la mobilisation des habitants, assurer l’interface et même la traduction avec les institutions, c’est le pari fou de VoisinMalin. Ce projet, né à Grigny, essaime désormais.
Face à la multiplication des chômeurs qui veulent travailler, Jean-Guy Henckel crée en 1991 un Jardin de Cocagne alliant circuits courts, insertion par le travail et agriculture biologique. C’était vu comme une idée folle, mais le projet a un développement extraordinaire, en restant fidèle à ses principes.
Deux étudiants en Staps découvrent que les principaux problèmes des résidents de maisons de retraite sont la solitude et l’inactivité. Ils inventent une gymnastique adaptée, qui rencontre un succès considérable malgré des réticences des maisons de retraite et même du corps médical. Aujourd’hui, le groupe associatif Siel bleu intervient dans 5 000 lieux et compte 120 000 pratiquants chaque semaine.
Siel bleu.
Médiatiser et soutenir ce qui marche
Le Jardin des entreprenants rassemble déjà trois cents exemples d’inspirations analogues. Ils donnent l’image d’un pays jeune, inventif, convivial, mais dont les initiatives échappent largement aux regards de l’opinion, des médias et des politiques, hypnotisés par les reflets moroses de la vie économique.
Son lancement a reçu l’appui de personnalités de l’entreprise, de l’administration et de l’économie sociale et solidaire. Les Échos et Le Monde ont salué le projet et la revue The Conversation (dix millions de lecteurs par mois) a créé une chronique appelée Le jardin des entreprenants.
La communauté polytechnicienne devrait soutenir ce projet, conforme à sa tradition historique : il s’agit de faire en sorte que toutes les institutions se préoccupent d’efficacité et de sens, qu’elles soient à la fois des entrepreneurs et des entreprenants.
Ressources
Keynes (J. M.), « Perspectives économiques pour nos petits enfants », dans Essais sur la monnaie et l’économie, Petite bibliothèque Payot, 1990.
Larrouturou (Pierre), La semaine de quatre jours à la carte, séminaire « Crises et mutations », École de Paris du management, novembre 1995.
Giraud (Pierre-Noël), L’homme inutile. Du bon usage de l’économie, Éditions Odile Jacob, septembre 2015.
Descartes (René), Discours de la méthode.
Le Jardin des entreprenants : http://www.lejardindesentreprenants.org/