Le juge administratif et l’expert
Le juge administratif ne pouvant tout connaître, il doit se faire éclairer de l’avis de spécialistes dans les matières dont la technicité le dépasse, ou bien pour des investigations dont l’ampleur excède ses possibilités matérielles.
LE RECOURS À L’EXPERTISE est relativement fréquent en première instance, plus rare en appel, où il n’y a en général lieu à expertise que lorsque la juridiction d’appel inverse la solution de rejet des premiers juges. Il est exceptionnel devant le juge de cassation : celui-ci, juge du droit et non des faits, ne peut ordonner d’expertise que s’il décide, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de régler l’affaire au fond après cassation, ce qui lui permet alors de trancher lui-même des faits.
Les matières dans lesquelles le juge administratif ordonne des expertises sont variées.
Elles concernent principalement le plein contentieux, celui où le juge administratif dispose des pouvoirs les plus larges, notamment du pouvoir de condamnation pécuniaire.
Le domaine de la responsabilité des administrations publiques est un secteur privilégié de l’expertise, notamment pour évaluer les préjudices subis :
- responsabilité de l’État et des autres collectivités publiques pour faute : la notion de faute recouvre l’action de l’administration, qu’il s’agisse de faute à l’occasion de l’exécution de travaux publics, de faute de service en matière hospitalière, ou d’illégalités commises par l’ART vis-à-vis d’opérateurs téléphoniques… ; elle recouvre aussi l’inaction fautive de l’administration, comme dans l’affaire du sang contaminé ou de l’exposition à l’amiante ;
- responsabilité sans faute pour préjudice anormal et spécial, à raison de la rupture d’égalité devant les charges publiques : c’est le cas des accidents résultant de vaccinations obligatoires ;
- pollution des sols, pollution marine (affaire de l’Erika), détermination des mesures à prendre dans le cadre de la loi sur l’eau ou de la législation des installations classées pour la protection de l’environnement, géothermie ;
- responsabilité contractuelle ;
- garantie décennale en matière de marchés et contrats publics… ;
- détermination de l’impôt dû : détermination du chiffre d’affaires pour la TVA, du bénéfice pour l’impôt sur les sociétés, de la valeur locative pour les impôts locaux…
Bien que plus rare, l’expertise n’est toutefois pas exclue dans le contentieux de l’excès de pouvoir, qui est le procès fait à un acte administratif. Le juge ne peut alors prononcer que l’annulation totale ou partielle de l’acte, ou, en référé, sa suspension. Il a en outre, depuis la loi du 8 février 1995, la possibilité de prononcer une injonction et une astreinte à l’égard de l’administration en vue d’assurer le plein effet de sa décision d’annulation ou de suspension.
C’est ainsi que dans un arrêt du 23 avril 2003 le Conseil d’État, saisi d’une demande de France Télécom tendant à l’annulation d’une décision de l’ART imposant une modification de l’offre de référence fixant notamment les tarifs d’accès à la boucle locale, a jugé, en excès de pouvoir, qu’il pouvait ordonner une expertise en vue de vérifier que les principes de tarification prévus par le règlement communautaire du 18 décembre 2000, et notamment celui de » l’orientation vers les coûts » de l’offre de référence, ont été respectés.
La décision d’ordonner une expertise
Le juge administratif est libre d’ordonner ou non une expertise, soit de sa propre initiative, soit sur demande, sous réserve que le refus d’ordonner une telle expertise ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable garanti par l’article 6–1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France en 1974.
Les règles gouvernant l’expertise devant le juge administratif sont régies par les articles R. 621–1 et suivants du Code de justice administrative. Elles n’ont pas été modifiées par la loi de février 2004, loi qui concerne seulement les experts commis par les juridictions judiciaires.
Le statut de l’expert
L’expert a dans l’accomplissement de sa mission d’expertise la qualité de collaborateur occasionnel du service public, ce qui peut entraîner la responsabilité de l’État s’il subit des dommages dans l’exercice de sa mission.
Le flou sur son statut social et fiscal est le même que devant les juridictions judiciaires.
Le choix de l’expert
Les juridictions administratives ont le libre choix des experts. L’établissement d’un tableau d’experts étant une simple faculté pour les présidents des juridictions administratives, seules deux cours administratives d’appel (Paris et Marseille) ont une liste d’experts.
Le juge administratif peut recourir aux listes de la Cour de cassation ou des cours d’appel judiciaires.
L’objet de l’expertise : la mission de l’expert
Le contenu de la mission est limité aux faits, à l’exclusion de leur qualification juridique et des questions de droit.
Le Conseil d’État vient de » donner mission à l’expert de concilier les parties si faire se peut » (Conseil d’État requête 259290, » Organisme de gestion du cours du Sacré-Cœur « , 11 février 2005).
En rouvrant la possibilité pour l’expert de concilier, cet arrêt de principe élargit sensiblement le contenu de la mission possible des experts devant les juridictions administratives.
Les principes de l’expertise
Les principes du contradictoire et du respect des droits de la défense sont des principes généraux du droit, tant national qu’européen, ils s’imposent au juge administratif comme à l’expert.
Le droit à un procès équitable au sens de l’article 6–1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique que le principe de » l’égalité des armes » soit respecté.
Le déroulement de l’expertise
La procédure devant les juridictions administratives étant écrite et inquisitoire, c’est-à-dire à l’initiative du juge, qui dirige l’instruction – et non pas accusatoire comme en matière civile -, les parties n’ont ni à se délivrer d’assignations, ni à communiquer directement entre elles.
Il revient donc à l’expert :
- de faire en sorte que toutes les pièces nécessaires lui soient remises au plus vite par les parties ;
- de veiller à ce que toutes les pièces communiquées à l’expert le soient également aux parties, avec liste en annexe au rapport ;
- d’envoyer les convocations à la première réunion d’expertise en recommandé avec demande d’avis de réception, non pas au moins quatre jours avant l’expertise, délai minimum prescrit par l’article R. 621–7 du Code de justice administrative, mais de préférence trois semaines à l’avance, compte tenu du délai de quinze jours dont dispose le destinataire pour retirer le pli recommandé, et du délai » normal » de deux à trois jours communément admis par le juge administratif pour l’acheminement postal du courrier.
Dans les cas d’urgence, tels que constats d’urgence, ou constatations devant intervenir dans des circonstances exceptionnelles (météo par exemple, suite à orage…) la convocation peut exceptionnellement être faite par fax, courriel ou tout autre moyen laissant une trace écrite. L’admission de la signature électronique devrait à l’avenir faciliter les convocations par courriel.
Pour toutes questions relatives au déroulement de l’expertise, l’expert peut s’adresser soit au magistrat qui a ordonné l’expertise, soit au président du tribunal administratif lui-même.
Ceux-ci attendent de l’expert qu’il remplisse sa mission avec toute la célérité possible, compte tenu des caractéristiques propres de l’affaire. En cas de difficultés ils peuvent aider l’expert à surmonter les problèmes qu’il rencontre.
Le rapport d’expertise doit être aussi clair et concis que possible, et » coller » à la mission. Les conclusions doivent en être synthétiques, et répondre sans ambiguïté aux questions posées par le juge.
L’allocation provisionnelle
Il n’y a pas devant le juge administratif de consignation préalable comme devant les juridictions judiciaires. Aussi est-il prudent de demander une allocation provisionnelle. La demande devra être justifiée, les justificatifs pouvant se limiter à l’état des frais engagés et à une prévision du nombre d’heures de travail nécessaires multiplié par un taux horaire.
La décision accordant ou refusant une allocation provisionnelle n’est pas susceptible de recours.
Les honoraires de l’expert
L’article R. 621–13 du Code de justice administrative prévoit que le président de la juridiction fixe les frais et honoraires et désigne la partie qui en assumera la charge. La charge des honoraires incombe en principe à la partie perdante, mais la formation de jugement peut en décider autrement. L’ordonnance de taxation peut faire l’objet d’un recours dans les conditions prévues à l’article R. 761–5 du Code de justice administrative.
Le système actuel de prise en charge des frais et honoraires d’expertise n’est vraiment satisfaisant ni pour les justiciables, sur lesquels pèse l’épée de Damoclès de frais impossibles à évaluer a priori, ni pour l’expert qui, face à une partie perdante non bénéficiaire de l’aide juridictionnelle et récalcitrante, peut avoir quelque mal à se faire régler ses frais et honoraires, d’autant que, n’étant pas partie à l’instance, il ne dispose pas des mêmes voies de recours que les parties en cas d’inexécution du jugement. D’où l’intérêt de l’allocation provisionnelle.
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Dans une sphère contentieuse où la technicité s’accroît, et alors que le champ de l’expertise administrative s’élargit avec la réforme des procédures d’urgence, le juge administratif est appelé à recourir de plus en plus souvent à l’expertise.
Si les experts doivent s’adapter aux contraintes croissantes de l’urgence, ils ont aussi l’opportunité d’investir les nouveaux champs ouverts à l’expertise administrative tant par l’extension du référé administratif que par l’élargissement de l’objet de leur mission à la conciliation des parties, qui ne manquera pas de suivre l’arrêt du 11 février 2005.