Le juge du commerce et l’expert
» Time is money ! »
Pour les commerçants ces deux paramètres ont une importance majeure.
Sauf exception, dans le règlement de leurs conflits, ils y attachent aussi un grand prix.
C’est d’ailleurs pourquoi il y a une juridiction spécialisée.
Cette contrainte de délai devrait également contraindre les experts dans l’exercice de leurs missions spécifiques au service du justiciable » commerçant « .
L’organisation de la justice en France1
On parle généralement du » tribunal » pour évoquer le lieu où les personnes en conflit viennent chercher justice et où celles qui n’ont pas respecté les lois sont jugées et sanctionnées. En fait, il existe plusieurs catégories de tribunaux, appelés juridictions, réparties en deux grands ordres, l’ordre judiciaire et l’ordre administratif, selon la nature des litiges ou des personnes en cause, leur importance ou la gravité des infractions.
En cas de doute ou de contestation pour savoir si une affaire relève de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif, le Tribunal des conflits désigne le tribunal compétent.
Il est clair que l’expertise judiciaire, mesure par laquelle le juge confie à des professionnels une mission d’information ou de constatation visant à l’éclairer sur des éléments d’une affaire va concerner tous les tribunaux. Toutefois il y a une différence dans la nature des expertises ordonnées.
Ainsi, des expertises sur les Travaux publics, par exemple, seront très souvent ordonnées par le juge administratif ou le juge du tribunal de grande instance et rarement voire jamais par le juge pénal sauf accident de personnes (terminal E de Roissy…). Elles sont souvent ordonnées avant toute instance au fond (référé2 expertise). De même, le réexamen d’une affaire comme le contrôle de la bonne application des règles de droit3 (cassation) ne nécessiteront que rarement des expertises (mais parfois des compléments).
Peu importent cependant la nature des expertises et la juridiction4, le rôle de l’expert reste toujours d’éclairer le juge sur les aspects techniques qu’il ne maîtrise pas et aussi de faire une première analyse d’un dossier souvent complexe.
L’ordre judiciaire
Le premier jugement (dit » en première instance »)
Une première catégorie de juridictions règle les litiges entre les personnes et sanctionne les atteintes contre les personnes, les biens et la société. Lorsqu’elles sont chargées de juger les personnes soupçonnées d’une infraction, ce sont les juridictions pénales ou répressives. Celles qui n’infligent pas de peines mais tranchent un conflit sont les juridictions civiles. Enfin, certaines affaires sont examinées par des tribunaux spécialisés. Par exemple, un salarié conteste un licenciement qu’il estime abusif ; il peut saisir le conseil de prud’hommes.
L’appel
Lorsqu’une ou plusieurs personnes ne sont pas satisfaites du premier jugement, elles peuvent faire appel. La cour d’appel réexamine alors l’affaire.
Depuis le 1er janvier 2001, les verdicts des cours d’assises peuvent faire l’objet d’un appel devant une nouvelle cour d’assises composée de trois juges professionnels et de douze jurés.
Le contrôle (pourvoi en cassation)
La Cour de cassation, unique pour l’ensemble des juridictions judiciaires, ne rejuge pas l’affaire mais elle vérifie si les lois et la jurisprudence ont été correctement appliquées par les tribunaux de première instance et les cours d’appel. Elle est située à Paris.
L’ordre administratif
Les juridictions de l’ordre administratif sont organisées en trois échelons hiérarchisés. Les administrations soumises à leur juridiction en dépendent. Jusqu’en 1953, le contentieux administratif relevait du Conseil d’État créé par Napoléon Bonaparte en 1799 et des conseils de préfecture, transformés en 1926 en conseils interdépartementaux. Une réforme en 1953 institue les tribunaux administratifs, puis une loi de 1987 crée les cours administratives d’appel. Les magistrats de l’ordre administratif sont recrutés à la sortie de l’École nationale d’administration ou au tour extérieur parmi les fonctionnaires et officiers ; leur statut et leur formation diffèrent donc de ceux des magistrats de l’ordre judiciaire.
1er jugement : tribunal administratif
Litiges entre les usagers et les pouvoirs publics, c’est-à-dire :
- les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics administratifs ou assimilés,
- les entreprises publiques dans certains cas.
Exemples : refus de permis de construire, contestation d’un plan d’occupation des sols ou du tracé d’une autoroute, expropriation, demande de réparation des dommages causés par l’activité des services publics, refus de titre de séjour, expulsion d’un étranger, contestations relatives aux impôts et à leur recouvrement, litiges relatifs aux marchés publics… C’est un tribunal interdépartemental.
Juridictions spécialisées
- Commission de recours des réfugiés,
- Commission départementale d’aide sociale,
- Section disciplinaire des ordres professionnels,
- Commission d’indemnisation des rapatriés.
Certains organismes normatifs administratifs ont également le caractère d’une juridiction de première instance (Conseil de la concurrence, Autorité des marchés financiers) mais l’appel de leurs décisions peut relever de la cour d’appel judiciaire.
L’appel : cour administrative d’appel
Si l’une des parties n’est pas satisfaite du premier jugement, elle peut faire appel. La cour administrative d’appel réexamine alors l’affaire déjà jugée.
Le contrôle de l’erreur de droit (pourvoi) : le Conseil d’État
Il vérifie que les cours administratives d’appel ont correctement appliqué la loi et la jurisprudence. Il statue directement sur certaines affaires concernant les décisions les plus importantes des autorités de l’État. Pour certaines affaires (rares), il est juge d’appel. Il est situé à Paris, au Palais-Royal.
Tribunal de commerce6
Nous ne nous intéressons dans la suite de cet article qu’aux tribunaux de commerce.
Quelques rappels
Les tribunaux de commerce7 sont des juridictions de l’ordre judiciaire du premier degré composées de juges élus par leurs pairs. Ils statuent sur les litiges commerciaux qui opposent des commerçants à l’occasion de leurs activités professionnelles ou entre commerçants et sociétés commerciales, et ceux qui portent sur les actes de commerce, c’est-à-dire en pratique tous les intervenants de la vie économique à l’exception des mutuelles (sauf bancaires), des associations loi de 1901 et des professions libérales, entre associés de sociétés commerciales et aussi dans les actions à l’encontre d’un commerçant ou d’une société commerciale. Les tribunaux de commerce traitent aussi des défaillances des entreprises commerciales et artisanales » les faillites « .
Par exemple :
- les litiges entre les entreprises, y compris boursiers et financiers, en droit communautaire et en droit national en matière de commerce et de concurrence ;
- les litiges relatifs aux actes de commerce entre toutes les personnes ;
- les litiges relatifs à une lettre de change ;
- les litiges opposant des particuliers à des commerçants ou à des sociétés commerciales dans l’exercice de leur commerce ;
- les contestations entre les associés d’une société commerciale ;
- le traitement des défaillances d’entreprises commerciales et artisanales : prévention, mise en redressement judiciaire, mise en liquidation judiciaire.
Le tribunal de commerce est composé de juges non professionnels, des commerçants bénévoles, élus pour deux ou quatre ans par d’autres commerçants. Ils sont censés bien connaître le monde dans lequel ils vivent. Ils sont particulièrement à même de définir la mission des experts et de comprendre le langage du technicien, étant eux-mêmes des techniciens dans leur domaine professionnel.
Une longue histoire
Nous empruntons l’essentiel de ce paragraphe à Louis DOMAIN8 (39) qui a rédigé une belle synthèse sur le sujet. Il rappelle notamment que l’origine des tribunaux de commerce est la mise en œuvre d’un droit plus simple que le droit romain.
C’est en Italie en effet, qu’il faut chercher les origines de cette institution. Après la chute de l’Empire romain de nombreuses corporations se constituèrent dans les villes libres de la péninsule.
À la tête de ces corporations, des » consuls » élus par la collectivité des marchands (d’où le nom de » juridiction consulaire » qui survit encore) prêtaient serment, faisaient connaître les règles applicables aux transactions et créaient ainsi un droit plus simple, moins formaliste, que le droit romain.
Comme le souligne un rapport récent du Sénat9 sur le sujet :
» … l’existence d’un droit, d’une procédure particulière et de juridictions spécialisées10 spécifiquement adaptées aux relations commerciales ne saurait être contestée. En effet, les transactions commerciales caractérisées par leur répétition, leur fréquence et leur rapidité s’accommoderaient difficilement de la procédure civile. »
Ces institutions nouvelles se propagèrent en France à l’occasion des grandes foires internationales qui réunissaient périodiquement tous les marchands de l’Europe, notamment à Lyon, à Beaucaire, en Champagne…
Le roi Charles IX institua les » Juges-consuls » à Paris, par l’édit célèbre de novembre 1563, que nous devons au chancelier Michel de L’Hospital.
La juridiction consulaire proprement dite était née.
L’expert judiciaire devant les Tribunaux de Commerce
L’expertise devant les tribunaux de commerce obéit aux règles générales exposées par ailleurs. Les experts sont des professionnels qualifiés choisis par le tribunal sur une liste établie par la cour d’appel. Leur mission est d’apporter si nécessaire des éléments utiles pour permettre au tribunal de juger une affaire en connaissance de cause. Néanmoins, comme ces juridictions connaissent des litiges entre commerçants, des modalités particulières vont affecter l’expertise judiciaire.
Les statistiques du tribunal de commerce de Paris sont révélatrices des types d’expertises ordonnées.
Quelques statistiques du Tribunal de Commerce de Paris
Le nombre total d’expertises par année s’établit comme suit au tribunal de commerce de Paris :
1995 | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 | 2001 | Total |
589 | 615 | 677 | 521 | 470 | 418 | 336 | 3626 |
Les coûts et délais de l’expertise
La répartition par spécialité11, toujours au tribunal de commerce de Paris, s’établit comme suit de 1995 à 2001 | ||
TOTAL PROFESSIONS du CHIFFRE et ASSIM. | 1077 | 31,04% |
TOTAL PROFESSIONS DU BÂTIMENT | 1038 | 29,91% |
TOTAL INGENIEURS HORS BATIMENT | 1237 | 35,65% |
TOTAL DIVERS | 88 | 2,54% |
Non classé | 30 | 0,86% |
TOTAL | 3470 | 100% |
Pour les professions du chiffre et assimilées, le tableau ci-après montre l’écrasante suprématie des expertises de comptabilité et de finances | |||
DE 1995 A 2001 | |||
PROFESSIONS DU CHIFFRE ET ASSIM. | Nombre | % sur la catégorie | % sur le total |
COMPTABILITE | 733 | 68,1% | 21,1% |
FINANCES | 220 | 20,4% | 6,3% |
ESTIM. FONDS ET IMMOBILIERES | 45 | 4,2% | 1,3% |
TOTAL PROF. DU CHIFFRE ET ASSIM. | 1077 | 100% | 31% |
Les expertises des professions du bâtiment sont plus dispersées | |||
DE 1995 A 2001 | |||
PROFESSIONS DU BÂTIMENT | Nombre | % sur la catégorie | % sur le total |
ARCHITECTES | 200 | 19,3% | 5,8% |
GÉNIE CIVIL, SOLS – FONDATIONS | 185 | 17,8% | 5,3% |
CHAUFFAGE – ISOLATION – FROID | 153 | 14,7% | 4,4% |
MENUISERIE | 136 | 13,3% | 3,9% |
AMENAGEMENT – DECORATION | 102 | 9,8% | 2,9% |
ELECTRICITE | 95 | 9,2% | 2,7% |
TOTAL PROFESSIONS DU BÂTIMENT | 1038 | 100% | 29,9% |
Les expertises des ingénieurs hors bâtiment sont encore plus dispersées | |||
DE 1995 A 2001 | |||
INGENIEURS HORS BÂTIMENT | Nombre | % sur la catégorie | % sur le total |
INFORMATIQUE | 320 | 29,5% | 9,2% |
MECANIQUE – METALLURGIE | 193 | 15,6% | 5,6% |
TEXTILES + CUIRS | 90 | 7,3% | 2,6% |
ELECTRONIQUE | 85 | 6,9% | 2,4% |
CHIMIE + MATIERES PLASTIQUES | 77 | 6,2% | 2,2% |
AUTOMOBILES | 72 | 5,8% | 2,1% |
IMPRIMERIE | 67 | 5,4% | 1,9% |
CONSTRUCTION NAVALE | 62 | 5% | 1,8% |
TOTAL INGENIEURS HORS BÂTIMENT | 1237 | 100% | 35,6% |
Les mêmes statistiques permettent de donner un ordre de grandeur du coût de ces expertises ainsi que leur durée (en euros), voir tableau ci-après.
Il y a lieu de noter leur long délai moyen (supérieur à un an) préjudiciable à la bonne marche des affaires et leur coût relativement élevé.
Les conflits entre commerçants doivent être réglés rapidement. La durée des expertises rappelée ci-avant n’est donc pas satisfaisante. Heureusement les parties apportent souvent la preuve du déroulement des faits (expertise sur les marchandises suite à un incident de transport par exemple) sans qu’il soit besoin pour le juge de procéder à des expertises complémentaires.
De même, lorsqu’une entreprise est en difficulté, le déroulement de la procédure (y compris en prévention) obéit à un timing précis et à des règles déontologiques strictes. Il est important que les expertises nécessaires se déroulent rapidement faute de quoi la situation peut se révéler définitivement compromise.
Nous donnons ci-après quelques indications à ce sujet.
L’expertise sur les marchandises
Les contestations sur la qualité ou la quantité de marchandises nécessitent souvent de procéder à une expertise. Celle-ci, pour être opposable aux parties, doit satisfaire à certaines conditions.
Lieu de l’expertise
La règle générale est simple. L’expertise doit s’effectuer au lieu d’exécution du contrat. Donc à destination pour les ventes au débarquement et au port de charge pour les ventes à l’embarquement. Mais l’application de ce principe ne va pas sans difficultés (en particulier il y a des conditions strictes pour l’exécution d’opérations d’expertise hors de France).
Ainsi, l’expertise au port d’embarquement est en tout cas un système plus logique que pratique. C’est en effet supprimer l’un des avantages essentiels de la vente CAF, que de contraindre l’acheteur à être représenté au port de charge.
Les modalités d’exécution et notamment les délais
L’expertise doit être demandée dès l’arrivée de la marchandise et, au plus tard, dès que l’acheteur a connaissance du vice qui l’affecte. Elle ne saurait être accordée plusieurs mois après le prélèvement d’échantillons car le vendeur doit faire toute diligence.
Ainsi : » Pour obtenir des dommages-intérêts, l’acheteur ne peut se prévaloir d’une expertise unilatérale faite sur ses diligences, et sur des marchandises prélevées chez divers destinataires plus de quinze jours après le débarquement (CA Paris, 18 déc. 1958 : DMF 1959, p. 472). »
Redressement et liquidation judiciaires
Les experts en diagnostic d’entreprise sont désignés en justice pour établir un rapport sur la situation économique et financière d’une entreprise en cas de règlement amiable ou de redressement judiciaire, ou concourir à l’élaboration d’un tel rapport en cas de redressement judiciaire.
L’importance de leur mission n’échappe pas au législateur qui s’interroge sur les voies et moyens d’amélioration de leur fonctionnement, mais aussi sur la déontologie de la profession. Ainsi de l’article L. 813–1 du Code de commerce, dans lequel est inséré notamment l’alinéa suivant ainsi rédigé : » Ces experts ne doivent pas, au cours des cinq années précédentes, avoir perçu à quelque titre que ce soit, directement ou indirectement, une rétribution ou un paiement de la part de la personne physique ou morale faisant l’objet d’une mesure d’administration, d’assistance ou de surveillance ou de la part d’une personne qui détient le contrôle de cette personne morale, ni s’être trouvés en situation de subordination par rapport à la personne physique ou morale concernée. Ils doivent, en outre, n’avoir aucun intérêt dans le mandat qui leur est donné. »
CATEGORIE | Délai moyen en jours | Prix moyen en euros | Nombre de rapports | Chiffre d’affaire en euros |
PROFESSIONS DU CHIFFRE | 474 | 12 403,11 | 787 | 9 761 243,91 |
sauf > 45 000 euros | 456 | 8 781,61 | 753 | 6 612 552,65 |
PROFESSIONS DU BÂTIMENT | 472 | 7 661,29 | 660 | 5 056 451,83 |
sauf > 45 000 euros | 361 | 5 255,51 | 652 | 3 426 592,50 |
INGENIEURS HORS BÂTIMENT | 419 | 9 686,74 | 808 | 7 826 884,75 |
sauf > 45 000 euros | 386 | 7 892,52 | 791 | 6 242 979,63 |
TOTAL GENERAL | 454 | 10 041,94 | 2 255 | 22 644 580,49 |
Conclusion
Il est difficile de présenter l’ensemble des problèmes que pose l’expertise dans les tribunaux de commerce de manière aussi résumée. Néanmoins il y a lieu de faire observer que cette activité devrait séduire les ingénieurs que nous sommes dans la mesure où elle correspond bien à notre domaine technique. Elle implique une grande disponibilité pour assurer une aussi grande rapidité que possible, ce qui ne va pas toujours de soi.
______________________________
1. Source : site Internet du ministère de la Justice, www.justice.gouv.fr/
2. Procédure d’urgence engagée devant le président d’une juridiction pour faire cesser une situation contraire à la loi. Elle permet d’obtenir, à titre provisoire :
• toutes mesures qui ne se heurtent pas à une contestation sérieuse ;
• ou toutes mesures de conservation ou de remise en état pour prévenir un dommage imminent ou faire cesser un trouble manifestement illicite.
Le juge des référés est le juge de l’évidence mais aussi et, historiquement, surtout celui de l’urgence. . Il est aussi celui qui ordonne des mesures qui ne préjudicient pas au fond et c’est justement le cas de l’expertise.
3. La Cour de cassation a pour rôle de vérifier si une décision qui lui est déférée a été rendue en conformité aux règles de droit.
4. Désigne un tribunal ou une cour.
5. Il existe des juridictions spécifiques pour les mineurs.
6. Ce thème a déjà été partiellement traité dans La Jaune et la Rouge.
7. Source : Legitravail.com
8. Cf. : La Jaune et la Rouge, octobre 1988
9. Rapport sur la réforme des TC. GIROD (Paul) RAPPORT 178 (2001−2002) – commission des lois.
10. Encore que les TGI peuvent également connaître des affaires commerciales, comme certains tribunaux des départements de l’Est de la France.
11. Source : statistiques du TC de Paris.