Le juste-à-temps dans l’automobile
Dans l’industrie automobile, les contraintes sont fortes et pratiquer le juste-à- temps ressemble à une gageure : la demande commerciale est fortement instable en raison de la diversité des produits (plusieurs milliers de configurations possibles pour le même modèle) et d’une intense concurrence (au moins quinze modèles en compétition pour chaque segment en Europe) ; le capital immobilisé (plusieurs centaines de millions d’euros par modèle) oblige à une saturation permanente des capacités.
“ Une usine manipule trente mille colis chaque jour ”
L’effet série est important ; chaque ligne sort une voiture par minute, entraînant des flux compliqués : une usine manipule chaque jour 30 000 colis et reçoit 10 000 mètres cubes via 200 camions et containers provenant de sites répartis sur toute la planète.
Enfin, l’intégration avec les partenaires externes est forte : 70 % de la valeur du véhicule est achetée.
REPÈRES
Le juste-à-temps est un des piliers de l’efficacité opérationnelle. Inspirés au départ de méthodes américaines de gestion – organisation de la production en série, d’une part, et réassort des linéaires en grande distribution, d’autre part –, ses principes ont été élaborés au Japon en situation de crise dans l’industrie automobile des années 1950.
Afin de réduire le besoin en trésorerie, ils tendent à raccourcir le temps écoulé dans le processus pour mettre à la disposition du client une voiture dans le délai souhaité. Par extension, les principes visent à éliminer tous les défauts et gaspillages de l’entreprise, imprégnant ainsi son mode de management.
En raison de leur puissance opérationnelle démontrée, ils ont été théorisés depuis une vingtaine d’années sous l’appellation de lean et sont largement déployés dans des secteurs d’activité très divers (industries, banques, administrations publiques, etc.).
Améliorer les performances
Par conséquent, le site automobile est contraint à des processus précis et rigoureux pour gérer les flux. La planification et les circuits logistiques sont organisés pour lisser la demande, fractionner la diversité, cadencer les processus, évacuer les fluctuations et standardiser les flux.
Lisser la demande
Le modèle a pour but de saturer les capacités par le lissage de la demande commerciale. Le principe – illustré par la métaphore du « sushi bar » (voir encadré) – est de gérer sur stock les produits courants et sur délai les produits spécifiques.
“ Fabriquer exactement la demande des clients dans le temps de production effectif”
Cela exige un processus consensuel et engageant entre commerçants et industriels de type PIC ou S&OP1 pour retenir ou arbitrer les choix : segmentation de la demande commerciale, dimensionnement des stocks, préavis d’ajustement des capacités (temps travaillés, changements de cadence) internes et externes.
Fractionner la diversité
Le heijunka consiste à fabriquer toutes les variétés de produits, en petites quantités et le plus fréquemment possible. Il est à l’opposé de la production traditionnelle « en rafale » avec peu de changements d’outils, peu fréquents.
Il nécessite un plan ordonnancé, le film de production, qui indique avec précision quel véhicule sera produit à quelle séquence sur la ligne. Ce film est fixé sur une période ferme de dix à vingt jours.
Les sushis les plus courants sont en attente sur un miniconvoyeur.
LA MÉTAPHORE DU SUSHI BAR
Dans un sushi bar, la charge est lissée via le traitement de la demande commerciale. Le cuisinier gère son activité en fabriquant « au fil de l’eau » les sushi les plus courants et les présente aux clients en attente sur un miniconvoyeur.
Si un client veut un sushi rare (et cher) non présenté, celui-ci en fait la demande.
Avant les heures de pointe, le sushiman gère ses temps morts en traitant les commandes anticipées par téléphone ou Internet. Il optimise ainsi à la fois son taux de service, son occupation et son profit, malgré la variabilité de la demande.
Cadencer les processus
Le takt time est le rythme nécessaire pour fabriquer exactement la demande des clients dans le temps de production effectif. Pour éviter les stocks intermédiaires, surcapacités et temps d’attente, les différents processus sont, autant que possible, synchronisés sur le takt time, compacts et organisés par flux de produits.
Ils sont cadencés par un pacemaker visuel (compteurs, marquages au sol, etc.) permettant l’autocontrôle par les opérateurs et conducteurs d’installation. Dans l’automobile, le takt time est de l’ordre de la minute, les gammes de travail sont équilibrées à chaque poste pour suivre ce rythme.
Évacuer les fluctuations
L’élimination des fluctuations dans les processus peut se faire en utilisant des outils standards d’analyse de la valeur (MIFA, VSM2) permettant de mettre en évidence les retards, goulots, temps d’attente et d’éliminer les surstocks et surcapacités. D’où, entre autres, la dénomination lean.
Standardiser les approvisionnements
Dans cette méthode, le film de production est divisé en tranches horaires de même durée (de 30 minutes à 2 heures). Le E‑Kanban3 est un système qui permet de commander les composants juste nécessaires pour produire chaque tranche horaire. Il envoie les ordres d’approvisionnement aux fournisseurs ou aux zones logistiques.
“ Les transports routiers et les livraisons se reproduisent à l’identique chaque jour ”
Le E‑Kanban est différent de l’outil standard MRP4 utilisé ailleurs. Il s’affranchit des états de stocks utilisés dans le MRP, faisant l’hypothèse que ce qui est planifié est bien réalisé. Il tempère donc les effets démultiplicateurs que l’on obtiendrait avec le MRP, lequel peut amplifier une variation de production, même modeste, en variation brutale des stocks.
En prérequis, pour être pertinent le E‑Kanban nécessite un contrôle en temps continu du respect effectif des volumes et délais à tous les stades.
Le réapprovisionnement est calculé en fonction de la consommation à venir.
STANDARDISER LES FLUX
Le groupement des commandes en tranches horaires (E‑Kanban) permet de standardiser les flux en amont.
En effet, le lissage et le principe du fractionnement de diversité, évoqués précédemment, donnent lieu à des besoins en composants réguliers et donc à des enlèvements répétables chez les fournisseurs.
Dans les cas d’application les plus aboutis, les transports routiers et les livraisons se reproduisent à l’identique chaque jour. Dans l’usine, il permet aussi de cycler et d’optimiser les flux de distribution vers les ateliers.
Anticiper les innovations
Dans le développement de nouveaux véhicules, le marketing et la R&D interviennent sur la diversité commerciale et technique, la standardisation des composants, la modularité des sous-ensembles. Leurs choix déterminent la localisation des fournisseurs, les sourcings externes et l’optimisation de valeur ajoutée.
Ces évolutions seront par ailleurs influencées dans les prochaines années par des facteurs externes comme les coûts de l’énergie et des transports, les évolutions des pays low cost, les risques écologiques, etc., qui modifieront les paradigmes pour les choix de « faire ou acheter » et de localisations. Et aussi par les innovations : objets communicants permettant d’automatiser la logistique, big data et cloud computing facilitant l’ouverture et la standardisation des protocoles de pilotage des flux, imprimantes 3D pour fabriquer certaines pièces, etc.
Par ses principes de bonne gestion, en éliminant les gaspillages le juste-à-temps permet à la supply chain d’être robuste et d’assimiler les innovations avec profit.
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1. PIC : plan industriel et commercial ; S&OP : sales & operation plan. Processus pour planifier les ressources à partir de la demande commerciale par élaboration d’un scénario commun entre les différentes directions opérationnelles.
2. MIFA : material & information flow analysis ; VSM : value stream analysis. Outils de représentation des flux pour analyser les dysfonctionnements et les corriger.
3. Le terme E‑Kanban, en passe de devenir une désignation communément admise, est en réalité un abus de langage. Le Kanban désigne à l’origine une étiquette de réapprovisionnement en flux tiré faisant l’hypothèse que la consommation passée est reproductible. Dans le cas du E‑Kanban, le réapprovisionnement est calculé en fonction de la consommation à venir.
4. MRP : materials requirement planning. Méthodes de planification des besoins en composants par reconstitution de stocks en décomposant les volumes de produits finis suivant leurs nomenclatures et les délais standards d’approvisionnement.