Le LBO, forme spécifiquement bancaire de l’ESB ?
Les LBOs sont-ils une menace ou une opportunité pour l’économie française ?
Dans ce débat de société, eu égard à la part croissante de sociétés françaises rachetées par des investisseurs financiers, il est opportun de rappeler quelques faits. C’est pourquoi il est proposé une série de points de vue émanant de camarades tous professionnels de ces opérations. C’est ainsi qu’interviendront successivement des banquiers (partenaires primordiaux de ces opérations), des représentants de sociétés ou fonds d’investissement puis des entrepreneurs vivant actuellement ou ayant vécu une telle expérience.
Le premier article de cette série émane de Bertrand Duval (responsable du Pôle grandes relations entreprises de Calyon, résultant de la fusion du Crédit Lyonnais et du Crédit Agricole) qui, sur un ton humoristique, nous livre son point de vue.
La suite dans les prochains numéros.
Patrick Sayer (77),
président du directoire Eurazeo
Les banquiers modernes sont-ils les victimes inconscientes d’une forme nouvelle de maladie dégénérative attaquant leurs cerveaux de financiers, et ont-ils perdu au passage leur sens commun ? Le financement » leveragé » (du type LBO, mais il y a de multiples variantes, y compris le financement d’entreprises existantes procédant à des acquisitions ambitieuses financées par dette) est-il en train de détruire l’économie ? Bref, le LBO est-il une variante spécifique de l’ESB1, illustrant l’instinct grégaire et moutonnier des veaux financiers ?
Un rappel de définitions d’abord
Le LBO est une opération consistant à racheter une entreprise, en recourant largement à l’effet de levier procuré par la dette (leverage en anglais), d’où le nom de » leveraged buy-out « . Ce type de transaction est en général réalisé par des investisseurs financiers, notamment des fonds d’investissement, souvent d’origine anglo-saxonne. D’autres acteurs ont recours à ce type de schéma, en particulier certaines sociétés holdings diversifiées. La dette mise en place est remboursée (au moins en théorie) sur une durée longue (sept à dix ans) par remontées de dividendes ou de distributions diverses de la société rachetée (communément appelée » la cible »), y compris le bénéfice de l’intégration fiscale2. En particulier, la dette LBO est basée sur les cash flows et les actifs de la société cible, et non en recours sur les biens propres de l’acquéreur.
Il s’agit là d’une des principales formes de financements structurés dit » leveragés » (affreux barbarisme j’en conviens, mais sachez que l’on trouve dans les banques plus d’animaux à dents longues qu’à plume élégante), même si de nombreux autres financements proches dans leur conception originelle existent : financements d’acquisition » corporate » (c’est-à-dire une entreprise s’endettant lourdement pour en acheter une autre), financements sur actifs, financements de projets, etc.
La ligne de démarcation entre les financements bancaires dits » classiques » et les financements dits » leveragés » n’est de surcroît pas parfaitement nette (et donne évidemment lieu à débats théologiques entre banquiers dès qu’une opération passe à portée de leurs dents acérées, voir plus haut). Par simplification, nous dirons que le financement devient un financement leveragé lorsque la dette nette de l’ensemble dépasse 3 à 3,5 fois (il faut laisser un peu de place à la négociation) l’excédent brut d’exploitation (ou EBITDA en terminologie anglo-saxonne, soit le profit dégagé par l’entreprise avant amortissement de ses actifs physiques ou incorporels, frais et produits financiers et impôts sur les sociétés)3.
En dessous d’un tel ratio le financement peut souvent être considéré comme » raisonnable » ou » classique « , bien que cela soit en fait parfaitement discutable car très dépendant d’une multitude de facteurs : secteur d’activité, besoins d’investissements, compétitivité propre de l’entreprise face à ses concurrents, montée en puissance (ou non) de l’activité, cyclicité, exposition à des risques divers (devises, risques pays, risques réglementaires…), risques d’évolution technologique…
Au-delà de ce ratio, le risque devient en théorie plus élevé, à la fois pour les prêteurs (et d’abord les banques) mais aussi pour les actionnaires. En toute logique, le banquier prêteur devrait donc devenir plus circonspect, voir plus réticent. La réalité est toute différente : ces activités se développent très rapidement et les principales banques mondiales s’enorgueillissent, souvent à juste titre, de leur réorientation de plus en plus prononcée vers ces créneaux. Ce mouvement fait d’ailleurs écho au développement, tout aussi spectaculaire, des activités obligataires à haut risque et haut rendement (dites » high yield »), ou à la présence devenue massive des prêteurs non bancaires (institutionnels, caisses de retraite) dans certaines tranches de prêts longues aux USA, auprès de sociétés endettées (ce que l’on appelle » tranche B » ou » tranche Institutionnels »).
Paradoxal ?
Peut-être ! Ou peut-être pas ! Car l’état précis des lieux peut réserver quelques surprises à l’observateur non averti. Examinons en effet en détail les points forts et faibles supposés.
S’agit-il d’une activité porteuse ?
Oui, formidablement porteuse. Au niveau mondial, le volume des transactions (valeur totale des entreprises achetées, c’est-à-dire valeur des actions plus dette nette de la société) est passé de 5,2 milliards d’euros en 1992, à quelque 120 milliards d’euros en 2002.
Parti des USA, le mouvement s’est propagé rapidement dans les pays anglo-saxons, et la déferlante atteint désormais l’Europe continentale. Le marché reste certes d’abord américain (70 % en volume sur les dernières années) et une spécialité britannique (beaucoup plus savoureuse que le bœuf bouilli à la menthe), le Royaume-Uni représentant bon an mal an la moitié du marché européen total, et entre 10 et 15 % du marché mondial.
L’Europe continentale décolle après quelques balbutiements. En France, le marché a plus que doublé en 2002 par rapport à 2001, atteignant le niveau record de 16,4 Mds d’euros (du fait il est vrai d’une grosse opération Legrand). Certes, la pression est un peu retombée en 2003 après ce cru exceptionnel, mais 2004 devrait voir un certain redémarrage. En cause, des facteurs structurels : la disponibilité des capitaux (en capital dans les fonds d’investissement, en dette dans les banques), le recentrage des grands groupes, un changement de génération d’entrepreneurs… Et aussi une plus grande ouverture des intervenants au principe : le LBO n’est plus le diable financier d’antan.
Cette activité n’est-elle pas très (trop ?) risquée ?
En fait… guère ! En tout cas, lorsqu’elle est menée avec rigueur, et que le marché ne s’emballe pas. Le niveau moyen des pertes sur crédits est, sauf accident, de l’ordre de 0,5 à 0,7 % des encours moyens. C’est évidemment beaucoup plus élevé que le chiffre relevé en financement des grandes entreprises (de l’ordre de 0,15 % des encours sur longue période), mais n’est guère éloigné du coût du risque des prêts aux PME, en financements classiques, qui se situe, toujours en moyenne, entre 0,4 et 0,5 % sur longue période, avec des pointes conjoncturelles atteignant voire dépassant 1 %. Ces pertes sont lourdes certes, mais assumables sur les revenus générés sur ces crédits à forte marge (3 à 5 fois plus élevées que pour des crédits aux PME).
Ces crédits sont en effet plus structurés. Il est fondamental que, dès le montage, le banquier et son client examinent les différentes sources de besoins (crédit d’acquisition de la société, crédits d’exploitation consentis à la société elle-même, financement des investissements à venir…), et l’adéquation ressources/besoins dans une perspective à moyen terme, à la fois sur la base d’un scénario de base, mais aussi de capacité de résistance à un scénario dégradé. À défaut de passer de façon satisfaisante des » tests de performance » (ou des » covenants »), le montage peut ainsi inclure implicitement le besoin de mise en œuvre de mesures conservatoires : ralentissement des investissements, cessions d’actifs ou d’activités, injections de fonds par l’actionnaire…
Tous ces points font partie des négociations initiales et permettent la mise en œuvre de garde-fous. De surcroît, ces crédits bénéficient de garanties, soit sur les actifs de la société achetée, lorsque cela est possible4, soit au moins sur les titres de la société cible.
Enfin, il convient de rappeler que la rigueur et le professionnalisme des intervenants sont de fait le meilleur garant du prêteur. La qualité des acheteurs et celle du management mis en place par ceux-ci (ou confirmés par eux dans leur fonction) sont fondamentales. La meilleure garantie reste de ne pas avoir à se poser de questions sur la validité et la valeur des garanties. Le meilleur contrat est celui dont 90 % des clauses ne sont jamais utilisées.
Pour le banquier, les questions fondamentales sont donc :
- D’abord la qualité de la société. Est-elle solide, bien positionnée ? A‑t-elle une vraie valeur pour l’acheteur du jour, mais aussi potentiellement pour d’autres ? Le management et les actionnaires inspirent-ils confiance ? Les actionnaires sauront-ils faire face en soutien financier, mais aussi managérial (changer les dirigeants, influer sur la stratégie et la gestion) ?
- Ensuite, la qualité de la société (bis repetita). Les banquiers sont un peu bourriques, il faut leur répéter 2 ou 3 fois la même chose, si c’est important.
- Enfin, la qualité du montage. Ne pas se laisser entraîner dans une surenchère absurde en termes de montant financé, de flexibilité abusive, d’échappatoires aux clauses de remboursement, de documentation juridique laxiste… Le banquier le plus ouvert n’est pas forcément le meilleur !
Génère-t-elle d’autres activités ?
Oui, très importantes même notamment en matière de banque d’investissement (conseil en fusions-acquisitions, introductions en Bourse après quelques années de LBO) ou de marché (couverture de taux, de change…). Et parfois même de la gestion de fortune ou des prêts personnels pour les dirigeants. Pour les banques commerciales c’est aussi parfois l’occasion d’entrer en contact avec la société cible, avec laquelle des relations historiques n’existent pas systématiquement.
Est-ce rentable ?
Beaucoup plus rentable que l’activité bancaire classique ! En effet, les marges pratiquées sont beaucoup plus élevées que les marges obtenues auprès des entreprises grandes et moyennes : 4 à 5 fois plus en moyenne ! Et si les équipes nécessaires pour mener cette activité sont plutôt bien rémunérées (un senior gagne souvent plus de 200 000 euros bruts en France, le double en Grande-Bretagne ou aux USA), elles sont peu nombreuses, et travaillent beaucoup ! Le ratio coût/revenu est 2 à 3 fois plus faible en financement LBO qu’une banque commerciale classique ! Et la rentabilité des fonds propres engagés par une banque telle que le Crédit Lyonnais est en moyenne 3 à 5 fois supérieure à celle obtenue sur le financement des entreprises grandes ou moyennes (respectivement sur cinq ans : 17 %, 6 % et 3 %). Attention toutefois : ceci n’est vrai que si les équipes de la banque sont rigoureusement sélectives, c’est-à-dire professionnelles. Sinon, gare à la casse.
Est-ce alors socialement acceptable ? Ne détruit-on pas la richesse économique et sociale du pays, pillé par le goût du lucre de quelques financiers ?
Non, pas du tout. Ces activités sont aujourd’hui fondamentales pour les banques. Dans une banque comme le Crédit Lyonnais, les revenus tirés des financements structurés représentent en direct quelque 80 M€ par an, soit 15 % environ de l’activité de banque commerciale entreprises classique. Ce n’est pas négligeable. Mais les autres acteurs de l’économie y trouvent aussi leur compte. Ainsi, les grands groupes préfèrent souvent vendre des filiales non stratégiques à des financiers de renom plutôt qu’à des concurrents. En effet, il y a moins de risque de concurrence à l’avenir, souvent moins de difficultés d’intégration, moins de problèmes de doublons donc moins de suppressions d’emplois, plus de motivation des manageurs et des salariés, etc., et le prix payé n’est pas toujours le seul élément pris en considération. Schneider aurait ainsi vendu Legrand, le leader mondial du petit matériel électrique pour un prix plus élevé à General Electric, mais a retenu, non sans raison, l’offre de Wendel Investissement associé au fonds américain KKR.
Enfin, les entreprises rachetées y trouvent elles-mêmes souvent leur compte
Du règlement de problèmes de succession, à l’obtention d’un appui financier pour construire un groupe cohérent autour d’une cible initiale (ou » build-up ») en passant par la simple récupération d’un statut plus affirmé seul en LBO, que noyé dans un groupe géant peu concerné par une activité marginalisée avant d’être vendue.
Le LBO serait-il donc la solution miracle pour les banques ? Ne nous emballons pas non plus ! L’activité est porteuse, mais est soumise à des aléas, des cycles. Le volume est impressionnant, mais ne suffit pas à nourrir une grande banque. Et le reste de l’économie mérite tout autant l’attention des banquiers, confirmés ou plus novices. Alors, ne sombrons pas dans la folie inverse du tout LBO. Ces vaches de banquiers ne sont pas tous (toutes) fous (folles).
Calyon résulte de la fusion du Crédit Lyonnais et du Crédit Agricole.
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1. Encéphalite spongiforme bovine.
2. Dans ce cadre, la cible calcule son impôt sur les sociétés, mais ne paye pas celui-ci directement au Trésor, mais à la société qui en a pris le contrôle. Celle-ci supporte de la dette, donc des frais financiers, fiscalement déductibles. Le montant total d’impôts réellement payé au fisc est donc en fait inférieur à celui qui aurait été payé par la cible seule. La différence reste disponible pour payer les frais financiers sur la dette d’acquisition.
3. EBITDA : Earnings Before Interests, Taxes, Depreciation and Amortization.
4. C’est toujours possible pour les crédits d’exploitation consentis à la société achetée sur une base à moyen terme. Cela l’est pour les crédits d’acquisition uniquement dans le cadre de certaines réglementations (par exemple : Espagne)… mais pas en France, malheureusement.