Le legs français à l’Indochine
Lorsque les Français prirent pied dans le sud de la péninsule indochinoise, ils venaient d’une Europe en plein essor industriel, commercial et financier et ils étaient animés par l’esprit d’une mission civilisatrice qu’ils devaient accomplir. Ils arrivaient dans un environnement asiatique qui était lui-même en plein essor agricole et commercial. Ils étaient stimulés par les Hollandais, les Espagnols et les Anglais qui les avaient précédés en Insulinde et aux Philippines ; la fortune de Singapour était déjà assise et le Siam avait ouvert ses portes aux Européens.
Les Français tendirent deux cordes à leur arc : celle de l’exploitation des ressources économiques et celle de la civilisation des hommes.
« Mettre en valeur les richesses »
L’exploitation des ressources du sol et du sous-sol débuta dès la conquête sans attendre la « pacification », mais après que la « Grande Guerre » eut démontré l’importance de la mobilisation de l’empire colonial pour l’effort de guerre de la métropole, Albert Sarraut se fit le héraut de la mise en valeur des colonies, notamment de l’Indochine. La fermeture des empires russe et ottoman au placement de capitaux, la dépréciation du franc comptent parmi les raisons de l’engouement pour les placements indochinois.
L’État joua un rôle primordial dans cette œuvre d’exploitation économique, il le fit en synergie ou en alternance avec les sociétés capitalistes métropolitaines. Lorsque les capitalistes privés furent réticents ou défaillants, l’État se substitua à eux. La puissante Banque de l’Indochine (BIC) fondée en 1875 devint l’interlocutrice obligée du gouvernement général ; tout à la fois pourvoyeuse et instrument, elle contrôla en fait l’économie indochinoise. De grandes firmes financières et industrielles métropolitaines, du groupe Rivaud à la société Michelin, investirent en Indochine. De toutes les colonies, et après l’Algérie, ce fut l’Indochine qui reçut le plus d’investissements : ceux-ci sont évalués à 6,7 milliards de francs-or en 1940.
La BIC bénéficiait d’un statut unique parmi les banques privées françaises parce qu’elle était dotée du privilège d’émission de la piastre indochinoise. Elle était en même temps une banque commerciale, une banque d’affaires et une société financière. Son envergure lui donna une aire d’action qui couvrait l’Asie et s’étendait juqu’à la Côte des Somalis et à l’Océanie.
En 1937, la BIC était partie prenante dans presque toutes les entreprises économiques indochinoises.
Le flux des investissements métropolitains a convergé vers les mines, les plantations d’hévéas, de thé et de café ainsi que vers certaines industries de transformation : les textiles, les brasseries, les cigarettes, les distilleries, le ciment. En revanche l’organisation du crédit agricole à destination du secteur dominant de la riziculture fut tardive et seconde dans la politique de la BIC.
Chemin de fer transindochinois, Centre Viêt-nam.
© PHAM NGOC TOI
Pour faciliter l’expansion de l’économie coloniale, l’État mit en place une infrastructure portuaire et de voies de communication. Le Transindochinois, dont le chantier final fut dirigé par un X, l’ingénieur Lefèvre, fut achevé en 1936. Il roulait sur 1 748 km de Hanoi à Saigon ; en lui ajoutant le chemin de fer du Yunnan et des voies secondaires, le réseau ferroviaire totalisait 3 019 km en 1938. En 1943, 18 000 véhicules à moteur circulaient sur 32 000 km de routes macadamisées et 5 700 km de routes empierrées et de nombreuses pistes praticables en saison sèche. Saigon devint un grand port d’Extrême-Orient qui prit place au 6e rang des ports français en 1937 (2 140 000 tonnes de marchandises). En 1939, Saigon n’était plus qu’à trente jours de bateau de Marseille, à cinq jours d’avion de Paris et le télégraphe sans fil, plus commode d’usage, pour les Français, que les télécommunications par câbles sous-marins (dominées à l’époque par les compagnies britanniques et américaines), fonctionna à partir de 1921.
L’Indochine devint ainsi un terrain de créativité pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées et ceux des Mines. Parmi ceux-ci, c’est un X, Pierre Guillaumat, qui dirigea l’Inspection des Mines et Industries. L’occasion de réaliser de grandes œuvres fut donnée aussi aux architectes, comme le Grand Prix de Rome, Ernest Hébrard, dont le centre de Hanoi conserve aujourd’hui quelques-unes des plus belles constructions.
L’État français promulgua une législation concernant le sous-sol, le sol et les forêts ; il mit en œuvre le cadastrage pour faciliter les transactions commerciales et les concessions foncières. Il investit dans l’infrastructure routière et les réseaux de canaux (4 000 km en 1939 destinés au drainage et à la circulation). L’hydraulique agricole proprement dite fut l’objet d’une moindre attention et d’un effort financier inférieur, cependant les travaux d’endiguement mirent le delta du fleuve Rouge complètement à l’abri des inondations entre 1915 à 1945 et 340 000 hectares furent gagnés aux cultures de 1905 à 1937 dans le Nord et le Centre Viêt-nam. Il promulgua une réglementation du travail destinée à faciliter le recrutement de la main d’œuvre et la répression des ruptures de contrats de la part des travailleurs.
Dès le début du siècle, pour pallier les insuffisances et éviter de nombreux échecs de colons et de prospecteurs-exploitants miniers français, le gouvernement créa les conditions et les instruments d’une « gestion scientifique de l’empire ». Ce fut Doumer qui créa le cadre institutionnel afin d’organiser une production plus intensive et rationnelle en s’inspirant largement des expériences et réalisations hollandaises à Java. Tandis que la guerre touchait à sa fin (1917−1918), Albert Sarraut, d’abord gouverneur général de l’Indochine puis ministre des Colonies, envoya en mission le botaniste Auguste Chevalier, membre de l’Institut, qui mit en place l’enseignement agricole ainsi que des stations d’essais spécialisées pour le riz, l’hévéa, le théier et le caféier. Le gouvernement fit installer 490 stations d’observation climatologiques et météorologiques.
« Il est naturel que les profits de l’Indochine reviennent aux Français » disait le gouverneur général Pasquier. L’intervention française ouvrit de nouveaux secteurs économiques ou elle porta ceux qui existaient à une grande échelle. La riziculture du delta du Mekong fut stimulée par la demande sur les marchés asiatiques, sa superficie passa de 250 000 hectares en 1868 à 2 303 000 en 1943. Sa production et les exportations croissaient considérablement : celles-ci, de 130 000 tonnes en 1870 à 1 million en 1933, plaçaient l’Indochine au 2e rang des exportateurs mondiaux et représentaient 60 % du revenu des exportations.
En 1908, l’hévéa couvrait 200 hectares, en 1940, les plantations s’étendaient sur 120 000. L’extraction du charbon ainsi que des métaux non ferreux connut la même rapide ascension. En Asie, l’Indochine fut le deuxième exportateur de charbon après la Mandchourie en 1939 : 1 716 000 tonnes sur 2 615 000 produites. Cependant, et bien qu’elle eût de chauds partisans chez les Français, l’industrialisation ne fut pas réalisée.
L’économie indochinoise était coloniale au sens où elle produisait des matières premières et des denrées agricoles pour l’exportation, mais ces productions n’étaient pas toujours ni exclusivement réservées à la métropole. La France n’a pas arraché l’Indochine à sa matrice extrême-orientale : le Japon et la Chine demeurèrent les principaux acheteurs de charbon et la plupart du temps le plus gros tonnage de riz exporté prit le chemin de Hong-Kong et de la Chine. Le caoutchouc était écoulé aux États-Unis, tandis que le pétrole et ses dérivés provenaient principalement des Indes néerlandaises.
L’insertion de l’Indochine dans « l’économie monde » asiatique fut maintenue sans être nécessairement affaiblie ; ses acteurs économiques étaient les Chinois d’outre-mer, désormais placés en position seconde par les Français, mais toujours indispensables et en position de remplaçants virtuels. Ils réalisaient ce qu’un négociant anglais de Saigon avait appelé une « symbiose antagonistique ».
Ni les industries élémentaires ni les importations de produits semi-ouvrés ou finis de la métropole n’ont tué l’artisanat local ni tari les échanges régionaux. L’artisanat indochinois et les produits d’exportation du Centre Viêt-nam notamment : sucre de canne, cannelle, coprah, thé et soie continuèrent d’alimenter les circuits par jonques. « La locomotive n’avait pas tué la brouette ».
Les tarifs Méline (1897) et Kircher (1927) n’eurent pas raison de ce commerce asiatique multiséculaire et ils durent être amendés ou corrigés par des accords commerciaux bilatéraux avec la Chine et le Japon. Il fallut attendre la Grande Dépression mondiale de 1929 pour que les liens impériaux fussent resserrés : les échanges commerciaux avec la métropole prirent le dessus sur ceux avec la région et ils permirent de compenser la perte des débouchés asiatiques habituels. Dans le même temps, la piastre était rattachée au gold exchange standard (1931), en fait au franc (tout en fixant un taux de change stable entre les deux monnaies) au lieu de l’étalon-argent. L’opération, destinée à garantir les investissements métropolitains contre la dépréciation continue du métal argent, arrimait la piastre au franc métropolitain et consolidait ainsi la « préférence impériale ».
Les voies de communication en Indochine
« Civiliser les peuples »
Ce qui précède entrait dans la vision du président de la Chambre de commerce de Lyon en 1901 : « civiliser les peuples aujourd’hui signifie leur enseigner comment travailler pour gagner et dépenser de l’argent, pour échanger ». Ce volet-ci doublait le prosélytisme chrétien qui continuait d’être exercé pendant la période coloniale. L’esprit de « mission laïque » rejoignit les deux desseins précédents. De 1880 à 1900, deux prédécesseurs de Paul Doumer, le médecin de Lanessan et le physiologiste Paul Bert, tous deux scientifiques, républicains, laïcs et l’un d’eux franc-maçon, conçurent une politique de colonisation humaniste qui sera reprise partiellement dans le « réformisme colonial » des années vingt avec Albert Sarraut et Alexandre Varenne. Ces hommes se voulaient respectueux de la personnalité des peuples indochinois et désireux d’associer ceux-ci à la mise en valeur de leur pays.
L’œuvre sanitaire débuta dès 1878 par des campagnes de vaccination qui devinrent massives et systématiques, mais il était entendu que « la vaccination n’est pas seulement une œuvre essentiellement philanthropique, c’est surtout et avant tout une œuvre de haute économie politique et sociale » (Dr Vantalon). Les pastoriens engagèrent des campagnes antipaludéennes systématiques notamment sur les plantations d’hévéas afin que celles-ci pussent disposer d’une main-d’œuvre saine et robuste.
La fondation, en 1891, de l’Institut Pasteur de Saigon fut suivie par celle de Nha Trang, Hanoi et Phnom Penh. Le Dr Yersin découvrit le bacille de la peste et mit au point le vaccin antipesteux. La variole et la choléra reculèrent bien que de violentes récurrences eurent lieu ; des pandémies furent enrayées, mais des maladies restèrent invaincues comme la malaria, la tuberculose et le trachome. L’École (plus tard faculté) de médecine et pharmacie de Hanoi ouvrit ses portes en 1902 et progressivement le réseau sanitaire s’étendit : en 1930 il y avait 10 000 lits d’hôpitaux gratuits et des centaines de dispensaires ruraux. En 1939, 367 médecins et 3 623 infirmières et sages-femmes, 760 accoucheuses rurales formées aux règles d’hygiène moderne officiaient en Indochine.
En 1939, l’action sanitaire était systématique en Cochinchine et dans les zones urbaines et périurbaines des autres « pays », mais ailleurs la situation était celle du retard et du dénuement ; en 1915 : « Pour ce qui est de l’hygiène dans les campagnes on peut dire qu’elle est chose totalement inconnue de la plupart des ruraux même aisés ou riches sans parler des milliers de miséreux du Tonkin et du Nord Annam. Il faudrait avant toute chose donner la possibilité à ces hommes de ne pas mourir de faim ou de froid… ». En 1935, « la mortalité infantile est toujours très élevée en Annam » (Dr Peltier). Au Tonkin, « 50 % des enfants mouraient de misère » (Dr Le Roy des Barres).
L’action sanitaire contribua certainement à la croissance démographique en abaissant le taux de mortalité sans mouvement correspondant des taux de natalité et de fécondité, avec certes de notables différences selon les « pays » envisagés. Dans le delta tonkinois et le Nord Annam, cette croissance aggrava le surpeuplement relatif. Les migrations de main-d’œuvre vers les villes et surtout vers les plantations du sud et jusqu’en Nouvelle-Calédonie et Nouvelles-Hébrides ainsi que vers les chantiers forestiers et les mines du Laos ne purent jamais résorber le trop plein de population du Viêt-nam septentrional. À la veille du Deuxième conflit mondial, un gouverneur envisageait l’inéluctabilité d’une transmigration forcée du nord vers le sud.
Plantation d’hévéas. © PHAM NGOC TOI
Le problème démographique devenait particulièrement aigu et appelait des réponses urgentes. Le gouvernement de Vichy avait fait élaborer un projet d’industrialisation ambitieux qui, repris à la libération de la France, devint un programme dont l’un des principaux promoteurs fut l’homme d’affaires Paul Bernard, encore un X. Dirigeant de sociétés, Paul Bernard faisait partie d’un groupe d’hommes d’affaires coloniaux qui étaient partisans d’industrialiser l’Indochine. Ils avaient développé leur point de vue dans les années trente sans parvenir à le faire triompher. À leurs yeux, l’industrialisation aurait permis de rémédier à la surpopulation, elle aurait élevé le niveau de vie de la population, elle aurait conduit à associer progressivement les élites indochinoises à la vie économique puis, à terme, à la vie politique.
Les « industrialistes » avaient envisagé d’associer à l’industrialisation une réforme agraire qui supprimerait les latifundia et consoliderait une paysannerie de petits propriétaires-exploitants. Mais la guerre coupa court à ce dessein. Toutefois, certains projets du programme de 1946 comme l’équipement hydroélectrique du bassin de Danhim, la remise en marche du complexe charbonnier de Bong Son furent réalisés par le gouvernement sud-vietnamien.
L’enseignement fut l’autre instrument essentiel de la « conquête des cœurs et des esprits ». Au départ, les Français eurent, à n’en pas douter, une tentation si ce n’est une visée assimilationniste tout à la fois naïve et arrogante. Mais ils se rendirent compte que la tâche était impossible et même pas souhaitable parce que la résistance que leur opposaient des peuples de cultures anciennes fut renforcée par les perturbations causées par l’irruption d’idées et de valeurs étrangères qui subvertissaient l’ordre traditionnel et l’ordre tout court. Au « tout français » dans l’instruction prôné par les premiers amiraux-gouverneurs succéda, dans les années vingt et surtout trente, les égards vis-à-vis de l’Ancien en le modernisant avec prudence.
En 1930, le gouverneur général Pasquier était assailli par des doutes qu’il traduisait en ces termes : « Depuis des milliers d’années, l’Asie possède son éthique personnelle, son art, sa métaphysique, ses rêves. Assimilera-t-elle jamais notre pensée grecque et romaine ? Est-ce possible ? Est-ce désirable ? (…) Nous, Gaulois, nous étions des barbares. Et à défaut de lumières propres, nous nous sommes éclairés, après quelques résistances, à celles qui venaient de Rome. Le liant du Christianisme acheva la fusion. Mais en Asie, sans parler des éloignements de race, nous trouvons des âmes et des esprits pétris par la plus vieille civilisation du globe ». Le prolongement logique de cette réflexion se trouve dans la recommandation de Varenne aux enseignants : « Ne leur enseignez pas que la France c’est leur patrie… Veillez qu’ils aient un enseignement asiatique qui leur soit utile dans leur pays ».
Il en résulta un compromis sous la forme de l’Enseignement franco-indigène. Au Cambodge, l’instituteur français Louis Manipoud réforma avec succès les écoles de pagodes (bouddhiques) en introduisant des matières modernes dans le cursus traditionnel. L’enseignement indochinois fut doté des trois degrés : primaire, secondaire et supérieur dont les effectifs ne cessèrent de progresser sans compter que les écoles publiques étaient doublées d’établissements privés confessionnels et laïques.
1 – Nombre d’élèves de l’enseignement public au Viêt-nam années 1920 1929 1938–39 1940–41 1943–44 primaire primaire supérieur secondaire 2 – Nombre d’élèves au Cambodge années 1930 1939 1945 primaire public écoles de pagode rénovées
1 – Nombre d’élèves de l’enseignement public au Viêt-nam | |||||
années | 1920 | 1929 | 1938–39 | 1940–41 | 1943–44 |
primaire primaire supérieur secondaire |
126 000 | 2 430 121 |
287 500 4 552 465 |
518 0005 637 | 707 2856 550 |
2 – Nombre d’élèves au Cambodge | |||
années | 1930 | 1939 | 1945 |
primaire public écoles de pagode rénovées |
15 700 | 38 000 | 32 000 53 000 |
Toutefois et sauf en Cochinchine, les campagnes ne furent pas dotées d’un réseau scolaire serré et en 1944, 1 million d’enfants en âge d’être scolarisés ne fréquentaient pas l’école. Au Viêt-nam, l’enseignement du quoc ngu et du français fut généralisé. La suppression des concours traditionnels pour recruter des mandarins (qui reçurent jusqu’en 1919 une formation en caractères chinois) contribua de façon déterminante à séparer les lettrés de l’univers intellectuel et moral sino-vietnamien empreint de valeurs que l’on qualifie habituellement de confucéennes.
Varenne ne prévoyait sans doute pas que l’évolution de la culture vietnamienne, qui précéda les voisines dans la modernisation, s’effectuerait dans le sens qu’il indiquait. Les Vietnamiens surent intégrer à leur culture ce que les Français leur inculquaient, l’apport français offrait une pluralité de références idéelles et politiques de sorte que s’agissant de sciences, de sports ou d’arts plastiques, les Vietnamiens furent les propres créateurs de leur culture moderne.
Une société transformée
Une classe « d’évolués » en majorité vietnamiens et citadins émergea ; en 1940 le groupe des diplômés de l’enseignement supérieur ou spécialisé était évalué à 5 000 personnes. L’université indochinoise connut elle aussi un accroissement d’effectifs bien que le numerus fixus présidât au recrutement :
1938–1939 1941–1942 1942–1943 1943–1944 |
457 834 1050 1575 |
On peut multiplier par dix le nombre en y incluant les fonctionnaires (26 941 en 1941–42), les enseignants (16 000 en 1941–42), tous issus de l’enseignement primaire supérieur ou secondaire ou encore de l’Université indochinoise. Bien que minoritaire, le groupe formait ce « Tiers-état » auquel le gouverneur Varenne recommanda que l’on fît une place et à l’égard duquel on fît preuve d’égards.
Mines de charbon à ciel ouvert de Deo Nai, à Quang Ninh.
© PHAM NGOC TOI
Mais les enfants de l’œuvre civilisatrice française, de formation équivalente ou à diplômes identiques, se voyaient refuser l’égalité de statut et de traitement avec les Européens ; par exemple les cadres indochinois des travaux publics percevaient une solde égale aux 10⁄17 de celle de leurs homologues européens. Varenne, encore, disait en substance : si nous ne donnons pas ses droits au tiers-état, il nous les réclamera. Une anecdote significative m’a été contée par un X vietnamien, Hoang Xuan Han. Une fois sorti de Polytechnique, ce dernier se rendit sur le chantier du Transindochinois où son aîné Lefèvre lui dit : « Bizuth, retourne en France pour t’y faire une place, ici tu n’obtiendras pas l’emploi et le statut qui correspondent à tes compétences ».
Association ou confrontation et rejet furent les options-clés de l’évolution coloniale et de l’avenir. Certains Français lucides, du général Pennequin à André Fontaine, directeur des puissantes Distilleries de l’Indochine en convinrent. D’après ce dernier il fallait réformer les institutions de la colonie, en finir avec le pacte colonial afin de se préparer à entrer dans l’ère de l’économie mondiale qui succéderait à celle des empires coloniaux. Dominion et Commonwealth britannique ne cessèrent de séduire et d’inspirer certains coloniaux français.
Si on laisse de côté les facteurs conjoncturels et accidentels, la politique française achoppa sur ce point fondamental parce qu’elle opposa une fin de non-recevoir aux Indochinois modérés comme aux radicaux. Faute de voir aboutir les revendications d’égalité et de liberté, une partie de cette intelligentsia fut séduite par le marxisme.
Les aléas climatiques n’avaient jamais cessé de menacer l’agriculture indochinoise, en revanche les surplus exportables furent désormais soumis aux fluctuations des prix sur les marchés régionaux et mondiaux. L’endettement et l’absence de titres de propriété favorisèrent l’accaparement des terres et le nombre des paysans sans terre alla en croissant pendant la période coloniale.
Ceux-ci étaient contraints tantôt à émigrer tantôt à entrer dans la dépendance des latifundiaires dans le sud, des riches dans le centre et le nord, ou encore des marchands partout où sévissait le système de la traite. Parallèlement, l’institution multiséculaire des rizières communales que les communautés avaient créée pour corriger les disparités économiques fut souvent détournée au profit des notables ou des riches ; elle connut une forte érosion au point d’avoir pratiquement disparu en Cochinchine à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
La paysannerie manifesta ses frustrations de façon bruyante, voire violente, en 1930–31 en Cochinchine et dans le Nord Annam. Elle recommença en 1936−37−38, particulièrement en Cochinchine où les accaparements de terre étaient les plus flagrants et les plus provocants. Dans cette période les paysans furent rejoints par les ouvriers. Faute de s’attaquer à la racine des maux dont souffraient les ruraux, l’administration coloniale était prisonnière de contradictions apparemment insolubles. C’est ce qu’exprimait le gouverneur général Brévié à propos de l’occupation de concessions par des paysans sans terre en 1938 : « Lorsque nous protégeons les droits des uns, nous commettons une injustice et portons atteinte à l’équité à l’égard des autres. Lorsque nous négligeons ces droits, nous violons la loi et condamnons nos méthodes ».
La main-d’œuvre des plantations, des usines et des mines était un prolétariat composite avec, souvent, un pied dans la rizière et l’autre dans l’entreprise coloniale. Il était soumis à un régime de travail sévère : retenues sur salaire et châtiments corporels étaient relativement fréquents. Si l’oppression patronale ou de l’encadrement immédiat ne différait pas de celle d’autres pays, en Indochine elle fut identifiée à l’oppression étrangère.
La grande dépression économique atteignit l’Indochine progressivement, s’y installa en 1930 et s’en retira à partir de 1934. Elle illustra surtout la crise du régime capitaliste tout en contribuant à démontrer la toute-puissance de la BIC à laquelle le gouvernement confia l’assainissement de l’économie et qui fut le principal bénéficiaire des faillites, des expropriations et de la concentration des entreprises.
La Seconde Guerre mondiale fut plus déterminante, et c’est pendant cette période que la domination française s’achemina vers sa fin en même temps que s’achevait l’imperium occidental sur l’Asie. La France battue et occupée par les Allemands de 1940 à 1945, le gouvernement de l’Indochine dut pratiquer une collaboration d’État avec les Japonais. En faisant la guerre aux Français de 1940 à 1941, les Thaïlandais s’emparèrent de 65 000 km2 de territoire au Cambodge et au Laos, démontrant ainsi l’impuissance du Protectorat français.
Quel bilan ?
L’histoire de l’Indochine française fut celle d’une modernisation à l’européenne imposée aux peuples indochinois, les Français ne surent ou ne voulurent pas prendre la mesure des changements qu’ils avaient eux-mêmes introduits ni en tirer des conséquences évolutives. Ainsi, faute d’avoir dirigé l’évolution ou de l’avoir devancée, ils furent entraînés et écrasés par elle.
En conquérant et en dominant l’Indochine, les Français avaient la conviction d’y apporter une façon neuve d’organiser le monde et les sociétés. Les sciences expérimentales et les mesures mathématiques assureraient la maîtrise de la nature. Le progrès matériel et moral en résulterait pour l’humanité tout entière. Mais ces généreuses intentions ont été mises en pratique dans le cadre de la domination coloniale, ressentie avant toute chose comme une oppression, tant il est vrai que la politique est toujours première et englobe toutes nos activités.
Ceci n’ôte en rien la valeur intrinsèque à la modernisation. Les colonisés eux-mêmes ont su en saisir l’essentiel en reprenant à leur compte les idées et méthodes scientifiques ainsi que les valeurs humanistes souvent proches ou semblables à celles des cultures orientales. C’est pourquoi il faut, dans un bilan, distinguer les réalisations matérielles (souvent ruinées après des années de guerre) et les influences profondes et durables, celles qui changent le rapport des hommes à la nature et aux autres hommes.
Ainsi, le pont Doumer a tenu bon jusqu’à maintenant mais nous devons nous résoudre à ce qu’il disparaisse un jour (à moins que les Vietnamiens ne décident de le transformer en écomusée du patrimoine national…) tandis que la science des ingénieurs continuera d’être transmise et améliorée.
Les idées que Paul Bernard défendit en matière de développement économique et social trouvent leur chemin dans le Viêt-nam d’aujourd’hui. La science médicale française a été pratiquée et enseignée dans les maquis de la résistance vietnamienne sans que les médecins aient eu à leur disposition l’équipement hospitalier avec lequel ils avaient été formés. C’est l’influence intellectuelle de longue durée qui a permis aux Vietnamiens de déjouer l’intention du général américain Curtis Le May de « ramener les Vietnamiens à l’âge de la pierre ».
Auteur de nombreux travaux sur l’Indochine, Pierre BROCHEUX a publié récemment :
- The Mekong Delta : Ecology, Economy, and Revolution, 1860–1960, University of Wisconsin-Madison, Center for Southeast Asian Studies, Monograph Number 12, USA, 1995 ;
- et avec D. Hémery Indochine, la colonisation ambiguë 1858–1954, La Découverte, Paris, 1995.
- Il a achevé Une histoire économique du Vietnam moderne, 1850–1996.
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Ce bref article est un
Ce bref article est un hyper-condensé du remarquable livre de Pierre Brocheux et Daniel Hemery, “Indochine, la colonisation ambiguë 1858–1954 » (La Découverte, Paris, 1995, ré-édité ensuite, y compris aux Etats Unis).
Il expose très bien, et avec toutes les nuances nécessaires, les structures politiques et économiques de la colonisation française de l’Indochine, les réalisations et les lacunes politiques, économiques et sociales, et l’incapacité de la majorité des élites françaises (politiques, militaires, économiques) à comprendre qu’une reprise progressive de leurs indépendances par les pays indochinois était nécessaire dès les années 1930, alors qu’en 1936, les Etats Unis avaient annoncé leur décision de laisser un pays proche, les Philippines, reprendre son independance, et que les premiers militants indépendantistes indochinois, dont Ho Chi Minh, étaient encore ouverts à une coopération avec la France et n’étaient pas encore alliés a la Chine et l’URSS communistes et pris dans l’étau de la « guerre froide » comme ils le furent ensuite.
Pierre Brocheux je l’ai connu
Pierre Brocheux je l’ai connu en lisant ses oeuvres et j’ai toujours apprecié en lui la mesure sur en sujet qui fait couler beaucoup d’encre, souvent factieux. À lui tous mes remerciements parce-que chaque fois il m’aide a connaitre quelque chose de plus.
Guido Cagnan, Milan, 9 may 2016