Le livre à l’ère numérique
Les éditeurs utilisent déjà largement le numérique, mais deux puissants intervenants extérieurs pourraient imposer la notion de « livre numérique ». L’écran d’ordinateur, le téléphone portable, ou divers lecteurs et tablettes dédiés permettent une lecture avec l’accès immédiat à des milliers de titres. Certains groupes d’édition proposent déjà une offre hybride. Le choix du support est une décision stratégique et économique.
REPÈRES
Il faut manier avec prudence des expressions telles que « le livre » ou « l’édition ». Cette activité est, en effet, segmentée en de très nombreux secteurs fort différents. On trouve souvent une confusion entre « livre » et « littérature » : les pages des journaux consacrées au « livre », en réalité, portent sur 20 à 25% de l’activité des éditeurs. On y trouve rarement ou jamais des informations sur les autres catégories : scolaire, universitaire, médicale, scientifique, juridique, pratique, religieuse, etc. Ces différentes catégories réagissent de façon très variable au numérique et doivent être analysées séparément au risque de commettre des généralisations très inexactes.
Les éditeurs de livres, comme d’ailleurs ceux de presse, sont totalement installés dans le numérique. Dans de très nombreux secteurs de l’édition, le livre, sous sa forme classique, donne le meilleur rapport qualité-prix et usage-prix. Dans d’autres, le numérique a des avantages pour la mise à jour rapide, voire interactive, qui ont amené les éditeurs à aller dans cette direction : c’est, par exemple, le cas de l’édition juridique ; certains éditeurs importants du secteur font plus de 50 % de leur chiffre d’affaires avec le numérique ; d’autres, moins importants et plus spécialisés, atteignent 90 voire 100 %.
Le débat est dominé par deux énormes intervenants extérieurs
Mais, aujourd’hui, le débat est dominé par deux énormes intervenants extérieurs, dont le développement très rapide, la puissance financière, la compétence technique font redouter qu’ils utilisent leurs positions dominantes pour révolutionner ce qui, depuis cinq cents ans, s’était organisé en une activité mûre, au progrès lent mais sans fracture.
Il s’agit, bien sûr, de Google et d’Amazon. Et derrière ces deux marques, de la notion de » livre numérique « .
Le numérique est déjà là
L’édition n’est pas un métier « hors technologie », où des entrepreneurs peureux se cramponneraient à leur plume Sergent-Major. La pénétration du numérique dans l’édition a commencé il y a vingt ans. En France, 60 à 80% des commandes des libraires sont regroupées par le serveur interprofessionnel Dilicom dans la nuit et transmises quasi immédiatement au distributeur.
L’utilisation de sociétés de traitement de données comme Ipsos ou GFK permet de connaître les ventes réelles des livres (sorties de caisse), ce qui était encore impossible il y a cinq ans. L’informatisation des imprimeurs, avec les systèmes dits Computer to Plate (CTP), a raccourci considérablement les délais d’impression, en même temps que les presses de dernière génération permettent des tirages ou des retirages courts (500 ex. en noir, 2000 en couleur par exemple).
Et, bien entendu, la plupart des éditeurs traitent maintenant les textes d’auteurs avec les markup languages – codages, balisages – tels que XML, permettant des traitements et des retraitements de texte, indexations, sélections, mises à jour, qui n’étaient pas possibles auparavant.
Un terme impropre
Le terme de livre numérique est impropre. On devrait parler, mais ce serait bien lourd et moins agréable, de » lecture sur support numérique « . Maintenant, déjà, l’écran d’ordinateur, le téléphone portable, qui ne sont pas au » format » du livre, permettent une lecture avec les avantages du numérique : accès immédiat à des milliers de titres, portabilité, interactivité, etc. De même que le SMS est devenu une nouvelle forme de communication, totalement imprévue, de même la lecture sur écran mobile pourrait se développer très rapidement.
Parallèlement, les grandes marques citées partout, et d’autres, mettent sur le marché des » lecteurs « , » tablettes « , » e‑books « , caractérisés par le besoin d’utiliser une plate-forme dédiée, d’un coût aujourd’hui encore élevé, et dont l’interopérabilité est limitée ou nulle. Les ventes des » titres » disponibles pour les lecteurs auraient atteint en 2009, aux États-Unis, quelques millions d’exemplaires au grand maximum, avec un facteur de croissance élevé, certes, mais à comparer aux trois milliards de livres vendus durant la même période.
En France, en face de 400 millions d’ouvrages » papier » vendus, on s’attend à des ventes de quelques centaines de milliers d’unités.
Le numérique à l’école
Des questions juridiques
Un examen du » numérique » dans l’édition du début du xxie siècle ne peut pas faire l’impasse des difficiles questions juridiques posées, telles que la protection du droit d’auteur ou de celui des ayants droit.
Au-delà des aspects financiers, la protection du droit moral, si difficile en ligne, ne doit pas être vue comme une barrière volontairement mise par les éditeurs pour empêcher le progrès. Les séquelles de l’affaire Google/BNF et les relations de Google avec beaucoup d’éditeurs sont loin d’être calmées. Il ne s’agit pas là d’une mentalité obsidionale d’éditeurs ne voulant pas partager leur gâteau.
Une analyse de cette situation doit être nuancée par secteur.
On peut imaginer que, sous l’impulsion d’un État riche et volontariste, le secteur de l’édition scolaire puisse accélérer la pénétration du numérique à l’école. C’est le cas de la Corée du Sud par exemple. Aidée par le meilleur taux d’équipement » haut débit » du monde, la Corée a un programme très ambitieux de téléchargement direct des contenus scolaires sur les portables des élèves, supprimant carrément les manuels.
En dehors d’autres secteurs spécialisés, tels que science, médecine, ou juridique, en voie de numérisation intensive, aidés par les pratiques culturelles de leurs utilisateurs, on peut penser que tant le secteur du livre pratique que celui du livre de » tourisme » vont avancer dans cette voie.
La Corée envisage le téléchargement direct des contenus scolaires sur les portables des élèves
Déjà certains grands groupes d’édition ont une offre » hybride » : un support papier, avec ses avantages, plus un site ou plusieurs, et des liens permettant la personnalisation de la recherche. Il en sera sans doute de même pour le livre d’art. L’exemple des conséquences de la diffusion numérique d’autres produits culturels, comme le disque, fait réfléchir les auteurs autant que leurs éditeurs. Et cette réflexion est d’autant plus difficile que nous sommes incapables de prévoir les futurs développements techniques.
Il y a dix ans, deux étudiants inconnus bricolaient dans un garage à Stanford ; tandis que Google fournit aujourd’hui 70 % de la recherche en ligne et se prépare à atteindre 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires d’ici peu d’années.
Dans quel garage indien ou chinois se prépare un » objet numérique non identifié » qui rendra la lecture de ce texte dérisoire d’ici peu ?
Composteur et casse typographiques, remarquez la lecture qui s’effectue à l’envers, et de gauche à droite
L’auteur de ces lignes a fait toute sa carrière dans l’édition de livres en France.
En se basant sur ce qu’il a observé dans sa profession depuis un peu plus de quarante ans, il essaie de faire le point sur la situation des éditeurs de livres au moment où le débat sur le » livre numérique » – une expression assez malheureuse et imprécise – devient tous les jours plus bruyant.