Le logement : 50 ans de contrastes pour quelle stratégie ?
Parler de logement dans le cadre de la protection sociale en Europe peut paraître une gageure, car :
- d’une part le logement n’est pas de la compétence communautaire : aucun des traités fondant la communauté économique ne fait état du logement ou de l’habitat ; les questions du logement sont de la responsabilité exclusive des États membres à l’échelon central, régional ou local et le principe de subsidiaritésuppose que la Commission ne pourrait agir que pour mener des tâches qui,entreprises en commun, auraient une efficacité plus grande que dans le cas d’États œuvrant séparément ;
- d’autre part, un toit n’a jamais été pour chacun que le moyen de se protéger des aléas climatiques et non une fin en soi, suivant l’adage bien connu de « la cage ne nourrit pas l’oiseau ». Et pourtant nous verrons en conclusion que des pressions s’exercent autour de la Commission européenne pour intégrer le logement dans le champ de ses préoccupations.
Cet exposé va se consacrer aux aspects réglementaires de la fonction logement, aux aspects sociaux, aux aspects économiques et aux aspects budgétaires, à l’exclusion des aspects techniques de la construction des logements et des aspects procéduriers de leur utilisation, par trop éloignés de la protection sociale.
1 – L’évolution du rapport locatif
Le parc global de logements est, fin 1996, de l’ordre de 28 millions de logements, dont 22,6 millions de résidences principales, 3 millions de résidences secondaires, 2,4 millions de logements vacants ; le parc s’accroît de 1,1 % l’an.
Les résidences principales sont occupées à 54 % par leurs propriétaires, à 40 % par des locataires (20% de bailleurs personnes physiques ; 14,6 % de bailleurs HLM ; 5,4 % d’autres sociétés), à 6 % sous d’autres statuts (fermage, logements de fonction, etc.).
En principe le propriétaire occupant fait son affaire des problèmes inhérents à son logement (remboursement des emprunts, charges de copropriété). C’est le rapport propriétaire-locataire qui nous intéresse ici ; or la propriété ne s’exerce que dans le cadre de la société qui lui donne corps et la garantit, donc selon ses lois et c’est l’évolution de ce rapport locatif que nous allons examiner.
Dans une première période, jusqu’à la guerre de 1914, c’est la domination sans partage du droit de propriété, c’est-à-dire que le rapport locatif privilégie le propriétaire qui en tire une rente (par application du Code civil qui laisse une large place à la liberté contractuelle).
Après la guerre de 1914, seconde période dans l’exercice locatif du droit de propriété par l’apparition d’une législation dérogatoire, temporaire, mais sans cesse reconduite, qui soustrait de larges fractions du parc locatif au droit civil pour les faire directement administrer par un droit public, en agissant chaque fois sur la durée du bail pour assurer la stabilité du locataire et sur le montant du loyer, stabilité des prix. En fait cette législation a seulement substitué au propriétaire l’État comme acteur principal dominant du rapport locatif.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on observe une pénurie quantitative dramatique de logements (450 000 logements détruits, 1 400 000 endommagés, 1 million de logements insalubres). Il s’agissait d’abord de reconstruire les logements détruits ou endommagés et aussi de rattraper le retard pris par la France dans le domaine de la construction entre les deux guerres (seulement 300 000 HBM construits en vingt ans) et de loger une population urbaine qui s’accroissait très vite (politique nataliste et importantes migrations des campagnes vers les villes).
L’action a été triple :
- à la fois gérer la pénurie, un des rôles de la loi du 1er septembre 1948 ;
- favoriser la construction de logements sociaux (HLM) et les investissements immobiliers ; pour cela le législateur a décidé de maintenir le régime libéral du Code civil et la liberté contractuelle pour la seule location des logements achevés ou construits à partir de 1948 ; ce principe de liberté a puissamment aidé à la construction de nombreux logements locatifs et a globalement survécu jusqu’en 1982 ;
- création d’une aide personnelle au logement par la loi du 1.9.1948. C’est une prestation familiale ; en solvabilisant la demande, cette allocation visait notamment à stimuler l’investissement des capitaux privés dans le logement ; par la voie de l’aide personnelle, le monopole de droit jusqu’alors accordé aux organismes HLM pour construire des logements sociaux subissait une première exception.
À cette évolution s’est superposé un changement de nature de la chose louée par la construction de masse à partir des années 1960 ; le logement collectif comporte désormais des éléments d’usage privatif et des éléments d’usage commun, la logique individuelle de la location devient soumise à une logique collective relative à l’ensemble résidentiel avec l’arrivée concomitante de gestionnaires immobiliers. Les opérateurs sociaux ne voient plus le rapport locatif à partir du seul droit de propriété ; mais ceux qui ont été créés pour permettre aux gens de se loger voient le rapport locatif à partir de cet usage, considéré comme nécessaire à la survie biologique de la société ; donc dualité des pôles sur lesquels repose le rapport locatif : rente et usage.
Ce fragile équilibre a été rompu à la suite de la crise économique due aux chocs pétroliers de 1973 et 1975, avec crise du bâtiment, raréfaction des logements locatifs, augmentation importante et régulière des loyers et des charges locatives.
D’où mesures ponctuelles pour modérer ces hausses, puis à l’occasion de changements de majorités parlementaires, trois nouvelles lois
- loi du 22.6.82, dite loi Quillot,
- loi du 23.12.86, dite loi Méhaignerie,
- loi du 6.7.89, dite loi Quilès.
Seule la dernière subsiste avec la loi de 1948, ayant repris les dispositions astucieuses des deux lois intermédiaires. Toutes ces lois sont globalement convergentes en ce sens qu’elles visent à assurer la stabilité des locataires et la modération des quittances. Nous allons néanmoins en donner la philosophie sous-jacente pour permettre de marquer l’évolution des esprits.
La loi de 48 est redoutablement efficace et conduit à faire des immeubles construits avant 1948 « un secteur privé à caractère social », dont le coût social est supporté par les propriétaires privés alors qu’il l’est ailleurs par l’État ou les collectivités publiques.
La loi de 1982 a le souci d’établir un nouvel équilibre entre bailleurs et locataires dans leurs relations individuelles et collectives, en créant un « droit à l’habitat ». En fait en dehors de cette envolée lyrique, elle revient à modérer l’évolution des loyers en vigueur, sous prétexte de concertation collective ; c’est une taxation collective.
La loi de 86, c’est le retour à la liberté de négociation, mais l’application en est paralysée par la durée et l’importance des dispositions transitoires.
La loi de 89, c’est le retour à l’encadrement des loyers (loyers fixés par référence à ceux constatés dans le voisinage).
Quel intérêt dans le rappel de cette évolution qui, me direz-vous, n’a qu’une valeur historique ? J’y vois pour ma part trois enseignements
- c’est d’abord de souligner la volonté d’encadrement des loyers et des accessoires, certes justifiée en 1948 par la pénurie ; on peut quand même se demander si la pérennité du bail ne serait pas mieux assurée par un marché animé et porteur que par un excès de protection individuelle ; on demande peut-être trop à la loi et pas assez au contrat, trop au droit des baux et pas assez au droit fiscal ;
- à la limite, le système fonde le droit qu’il consacre moins sur une politique d’accès au logement que sur la pérennité d’un rapport locatif déjà établi entre bailleur et preneur ; les nantis sont alors les propriétaires de leur logement et les locataires privilégiés dans les lieux ; les lois de 48−82−86−89, bien que destinées à organiser des situations économiquement et socialement très différentes, ont un objectif commun, stabiliser la situation du preneur avec tous les risques connus de blocage de la société et des intéressés eux-mêmes dans les lieux (la cage) ; toute protection légale est un luxe à une époque où trop de personnes ne trouvent pas à se loger ;
- la généralisation conjointe du salariat et de l’urbanisation a complètement transformé les conditions générales de la production-reproduction de la population.
Jusqu’à une toute récente époque subsistait un secteur vivace de petite production vivrière agricole, d’artisanat, etc., constituant d’importantes réserves de travailleurs qui, formés hors de la sphère de l’économie marchande, venaient « tout faits » à celle-ci ; elle les en extrayait au rythme de ses besoins de main-d’oeuvre (A. Jeantet).
L’emprise de l’économie industrielle a durant ce dernier tiers de siècle détruit tout ce qui subsistait des secteurs de petite propriété agricole et artisanale et épuisé les réserves humaines qui leur étaient liées, en rendant impossible leur reconstitution. Ce qui souligne le problème global des sociétés développées, celui de la production-reproduction de l’ensemble de leur population et non plus de certaines de leurs fractions.
C’est un problème à côté duquel est passée l’évolution du rapport locatif ; la société industrielle et urbaine doit réguler maintenant ce processus à l’intérieur de ses propres mécanismes et en assumer la charge. La question du logement est ainsi posée non seulement comme support de rentabilisation des capitaux investis, mais encore relativement à son usage comme support de la production-reproduction de la population c’est-à-dire dans un rôle socialement productif.
2 – Les aides personnelles au logement
Elles constituent l’essentiel des aides effectives aux consommateurs du service logement, c’est à dire locataires ou propriétaires accédants.
Un survol historique permettra d’en mieux faire comprendre la complexité qui est le résultat d’une stratification de mécanismes aux objectifs variés, voire contradictoires.
En 1948, l’allocation de logement à caractère familial ALF est créée pour venir en aide aux familles qui ont du mal à payer des loyers qui viennent d’être libérés plus ou moins complètement ; double objectif à la fois social et nataliste.
En 1972, une prestation sociale, réservée à certaines catégories de ménages, plus fragiles que les autres (personnes âgées, handicapés, jeunes travailleurs) est créée. L’allocation de logement à caractère social ALS prendra de plus en plus d’ampleur puisque c’est par elle qu’a été réalisée le 1er janvier 1993 la généralisation des aides à la personne, sous seule condition de ressources.
En 1977 est créée l’aide personnalisée au logement APL destinée en principe à se substituer progressivement à l’allocation de logement, suite au rapport Barre de 1977, mais ciblée à l’origine sur les seuls logements dits conventionnés, c’est-à-dire les logements sociaux locatifs neufs PLA ou réhabilités Palulos avec loyers plafonnés ou encore sur l’accession sociale à la propriété (PAP ou PC). C’est une aide économique et une prestation sociale par son mode de calcul.
L’APL prend en charge une partie de la dépense suivant une formule identique à toutes les autres aides :
- Aide APL ou AL = K (L + C – Lo), où
- L = loyer ou mensualité dans la limite d’un plafond, fonction de la taille de la famille et de la zone géographique
- C = charges évaluées forfaitairement en fonction de la taille de la famille ; C à l’origine a pu être supérieure aux charges réelles, d’où dans ce cas la cage nourrissait l’oiseau
- Lo = ticket modérateur, dépense minimale fonction du revenu et de la taille du ménage
- K = coefficient pondérateur, fonction des revenus et de la taille du ménage, variant de 0,95 à nul ; en moyenne il est de 0,75 en APL.
Ces différents coefficients sont actualisés annuellement. Ainsi tout ménage peut aujourd’hui prétendre à une aide personnelle au logement (APL ou AL), sous seule condition de ressources (de fin 1992 à fin 1996, le nombre de bénéficiaires de l’ALS-étudiant est passé de 270 000 à 900 000 pour un montant complémentaire de prestations de 9 milliards de francs). En contrepartie pour contenir la progression de la dépense publique, on fait sortir des catégories de bénéficiaires (abaissement des plafonds de ressources qui en limitent l’accès), on freine les revalorisations annuelles, on transfère à d’autres acteurs une partie du fardeau budgétaire (sur le 1 % par exemple). Mesures contradictoires et réactives, arbitrées en fonction de l’opportunité du moment, d’où l’impression de bricolage technique du système.
Une des critiques les plus fortes contre les aides à la personne porte sur l’absence de maîtrise budgétaire et il est bon pour comprendre de remonter au rapport Barre de 1977 qui a changé l’ancien système de nature, mais sans véritable débat démocratique ; trois raisons furent alors officiellement avancées, indépendamment d’une raison cachée :
- promouvoir une politique de qualité des logements, soit un même logement de qualité pour tous, avec transfert de priorité du quantitatif au qualitatif ;
- adapter l’aide publique à l’évolution des situations ; d’où objectif social obtenu à travers une segmentation des produits aidés en locatif ou en accession et multiples catégories de logements et d’aides ;
- mieux répondre aux besoins en logements des catégories modestes, avec moins d’aides à la pierre d’où économies budgétaires dès la première année et plus d’aides à la personne pour plus tard, mais celles-ci devant diminuer au fur et à mesure que les revenus des ménages augmenteraient.
Et c’est la justification de cette dernière raison qui nous permettra de découvrir l’objectif caché. Le rapport Barre est parti de l’hypothèse d’une poursuite de la croissance, malgré les deux chocs pétroliers de 1973 et 1975, en supposant pour l’avenir une hausse sensible des revenus nominaux de 10,5 % l’an et une inflation élevée de 8 % l’an, d’où un boni pour les revenus de 2 % l’an, ce qui aurait permis de limiter à huit ou dix ans, avec freinage des seuils, la durée d’application de l’APL. Or 1978 était justement l’année d’élections législatives réputées difficiles pour la majorité de droite de l’époque. Quoi de plus tentant alors de faire la politique de ses adversaires pour prendre des voix, en ciblant ces aides sur les occupants des logements sociaux ? C’est Gribouille !
On connaît la suite, le niveau de vie a cessé de croître de 2 % l’an, ralentissement de l’inflation dans le début des années 1980, mettant en péril les accédants qui avaient emprunté à des taux élevés et à annuités progressives, généralisation du chômage, d’où absence de maîtrise budgétaire ; l’APL ne s’autoéquilibrait pas, car la croissance nominale et réelle des revenus n’était pas au rendez-vous.
Actuellement le système des aides personnelles se déforme sous la pression de l’extension à des catégories nouvelles de bénéficiaires (RMI, API, chômeurs…,), du fait des mesures de bouclage (1 380 000 bénéficiaires de plus entre 1990 et 1994) et par une paupérisation croissante.
Peut-on avoir alors une enveloppe globale des aides effectivement versées actuellement ?
- l’ensemble des aides personnelles en 1994 était de 70 milliards, en 1996 il est supérieur à 76 milliards ;
- le nombre de ménages bénéficiaires de 5,8 millions en 1994 est supérieur à 6 millions de ménages en 1996 ;
- 1,4 million de personnes composent la population à la dérive, dont 250 000 SDF ; pour eux l’objectif est certes de se loger, mais surtout d’insérer ceux qui sont en situation de grande exclusion.
Les aides personnelles versées par les Caisses d’allocations familiales représentent le quart du total en masse financière des prestations légales gérées par elles.
L’actualisation annuelle des barèmes des aides personnelles, compte tenu de leurs incidences budgétaires, est ainsi l’un des moments clés des discussions interministérielles en matière de logement. Elle traduit par transparence les grands choix qu’effectuent les pouvoirs publics : choix de privilégier le locatif au détriment de l’accession ; choix de préserver le flux des nouveaux entrants au détriment du stock des bénéficiaires existants ; choix de limiter la cible des aides personnelles à la clientèle la plus sociale, en préservant la solvabilité des ménages à revenu zéro (le revenu zéro ne prend pas en compte les aides acquises par ailleurs comme RMI, FNS, API, qui sont neutralisées comme si les ménages ne disposaient d’aucune ressource) et en diminuant les plafonds d’exclusion pour ces aides.
Tous ces choix ont à un moment ou un autre été effectués par les décideurs, avant tout soucieux de limiter la croissance du coût des aides et ne disposant pas d’une stratégie clairement définie en la matière. Le système des aides personnelles s’est ainsi déplacé de l’économie du logement vers une aide sociale ; le couplage efficacité économique et efficacité sociale a été perdu de vue ; alors que les aides ont considérablement augmenté, les mises en chantier de logements sont passées de 440 000 à 280 000 par an.
Aujourd’hui la priorité est de s’adapter à des évolutions aléatoires des revenus, l’aide personnelle doit pallier une fragilité des revenus dont on n’est plus certain qu’ils évolueront favorablement. Or à l’origine, le système d’aides personnelles a été conçu pour des catégories sociales normalement salariées et intégrées dans la société ; par comparaison un actif disposant de revenus faibles est pénalisé lors d’une reprise d’activité.
3 – Impact économique
Maintenir l’activité et l’emploi dans le secteur du bâtiment et les secteurs liés à fort contenu en main-d’oeuvre constitue un enjeu économique majeur.
Mais maintenant l’immobilier ne peut plus compter sur une plus-value automatique ; avant tout était basé sur le principe de la plus-value ; désormais l’immeuble doit être considéré comme un bien d’usage. Le seul immeuble qui rapporte, c’est l’immeuble occupé ; c’est la perspective de la plus-value qui justifiait, dans les années passées, le différentiel de rendement entre l’immobilier et les autres placements.
La fixation de l’effort public destiné au secteur du logement qui emploie 1,3 million de personnes constitue donc un choix important, d’autant que la croissance de l’activité en volume crée rapidement des emplois, contrairement à la plupart des secteurs industriels où les investissements de productivité réduisent régulièrement l’emploi. Mais cela avec une double contrainte, d’une part soutenir le secteur du BTP et assurer la solvabilisation des ménages, d’autre part maîtriser les déficits publics.
La reconstruction fut sensiblement achevée dès la fin des années 1950 (387 000 logements reconstruits) ce qui a permis de mettre sur pied une industrie du bâtiment performante à laquelle il fallait donner un nouvel objectif, d’autant que les besoins nouveaux étaient importants et jugés prioritaires. Les mesures prises (aides à la pierre pour les HLM, mesures fiscales pour le secteur non aidé, primes et prêts spéciaux du CFF, instauration du 1 %) vont porter leurs fruits progressivement : en 1950, 80 000 logements en chantier, en 1960 320 000, en 1970 plus de 475 000. Nous verrons au chapitre suivant les incitations fiscales.
La construction dite « sociale » va être le moteur de toute la construction neuve : en 1950, 90 % des logements mis en chantier sont « aidés » par l’État et cette proportion ne sera jamais inférieure à 50 %. Cette politique a contribué au développement d’une industrie du bâtiment particulièrement puissante et efficace. Mais on a assisté au début des années 1970 à une déformation progressive des aides publiques au profit des aides à la personne.
Depuis le rapport Barre, le problème du logement social ne se situe plus en France au premier rang des priorités nationales. Jusqu’à la fin des années 1980, la priorité a été l’équipement industriel (cf. ci-après les dérapages de la banque-industrie), préalable indispensable à la bonne santé de l’économie et à l’amélioration de la balance du commerce extérieur. Actuellement le problème du logement, social ou non, n’est perçu qu’à travers une autre priorité nationale majeure : le chômage.
On peut essayer alors de quantifier l’impact des aides à la pierre sur l’emploi (enquête DAEI au ministère de l’Équipement) :
- 320 000 F de travaux dans l’entretien-amélioration aidé par l’État (PALULOS, ANAH, PAH) engendrent un actif/an dans les entreprises de bâtiment ;
- 450 000 F dans le résidentiel neuf aidé (locatif, accession) engendrent un actif/an dans les entreprises de bâtiment ;
- à ces emplois directs, il convient d’ajouter les emplois indirects dans les secteurs liés à la construction : un emploi dans le BTP entraîne 0,75 emploi dans les secteurs liés.
Les effets bruts de certaines aides publiques sur l’activité et l’emploi dans le secteur du bâtiment peuvent dans ces conditions être estimées :
Coût budgétaire (en million de francs) | Activité totale induite (en million de francs courants ttc) | Activité bâtiment induite | Emplois B.T. P maintenus ou créés | |||
sur les 12 premiers mois | entre 13 et 24 mois | au-delà de 25 mois | ||||
2 000 PLA 1 200 PAP PALULOS PAH ANAH |
100 100 100 100 100 |
609 461 533 453 383 |
272 301 373 317 268 |
277 146 160 136 115 |
60 14 |
1 560 1 100 1 775 1 354 1 275 |
Estimation DAEI/CASP |
Les chiffres d’emplois indiqués ci-dessus doivent être multipliés par 1,75 pour prendre en compte les emplois des secteurs liés.
Mais au coût direct des autorisations de programmes viennent s’ajouter pour l’État les dépenses liées aux aides à la personne dans le cadre des PLA ou des PAP (pour les Palulos, PAH, les occupants les ont en principe déjà) ; l’estimation de ce surcroît de dépenses découle de multiples hypothèses ; l’INSEE l’évalue à 40 000 francs sur dix ans, ce qui paraît un peu juste ; pour notre part nous l’évaluons entre la moitié et les 3⁄4 du coût budgétaire initial, quoique ce surcoût soit ainsi renvoyé à plus tard, sur les dix années suivantes.
On peut vouloir encore peaufiner en recherchant l’activité supplémentaire nette (c’est-à-dire moins l’effet d’aubaine pour l’investisseur) ; cela n’a qu’un intérêt tout relatif, la sagesse consiste à perfectionner sans cesse les dispositifs existants, en veillant à conserver pour toute nouvelle mesure un coût équivalent pour le budget de l’État, avec un résultat final égal ou supérieur ; exemple de la mise en oeuvre du prêt à taux zéro en accession, succédant aux PAP, ce qui a permis pour un coût budgétaire équivalent de financer 120 000 prêts au lieu de 60 000 PAP ; ou bien pour les PLA, passage de la TVA à 5,5 % au lieu de 20,6%, avec en contrepartie la suppression de l’aide publique antérieure versée à l’investissement.
De telles mesures nécessitent un pilotage à vue pour ne pas se laisser embarquer dans une fuite en avant comme on a pu le constater avec le rapport Barre, les nationalisations des années 1981, la bulle financière de 500 milliards des années 1990 ; celle-ci est partie d’un but louable, vouloir doper l’économie ; mais bâtir des bureaux (8 millions de m2) sans clientèle, faire de la spéculation sous le vocable de banque-industie, c’est très dangereux surtout pour ceux à qui on veut faire porter le chapeau ou qui n’ont pas de munitions dissimulées.
4 – Aspects fiscaux et budgétaires
L’État dispose de deux outils pour favoriser la construction de logements : les aides directes, les incitations fiscales.
Celles-ci sont un volet très important de la politique du logement, mais particulièrement obscur compte tenu de la multiplicité des parties prenantes (État, collectivités), du nombre des assujettis (les occupants, les bailleurs) et sur lequel une opacité de bon aloi est maintenue compte tenu des inégalités d’imposition, de l’importance des sommes en jeu, des disparités au niveau européen (par exemple, les taux de TVA appliqués en Europe sur le logement varient de 0 à 25 %).
La panoplie des avantages fiscaux a été maintes fois utilisée pour encourager la construction de tous types d’habitations : exonérations temporaires de la taxe foncière des propriétés bâties ; exonération en faveur des organismes privés HLM de l’impôt sur les sociétés ; exonération (aujourd’hui supprimée) des droits de première mutation à titre gratuit des constructions neuves affectées à l’habitation (sociale ou non) ; déduction du revenu imposable des intérêts d’emprunts contractés pour l’habitation principale ; exonérations spéciales aux SII (pas d’impôt sur les sociétés, actions exonérées des droits de succession, garanties contractuelles de l’État contre les limitations de loyers) ; etc.
Deux questions sont sous-jacentes à ces aspects fiscaux : nécessité pour l’État d’assurer le financement de sa dette à travers l’émission d’obligations dont la rentabilité, la liquidité, la fiscalité soient supérieures à celles des investissements immobiliers ; d’où l’ampleur de l’alourdissement récent du poids de la fiscalité immobilière et la défaveur des ménages pour ces placements en général et pour le logement en particulier.
La totalité des prélèvements fiscaux relatifs au logement a été de 227 milliards de francs en 1994 (non compris dans ce total la taxe d’habitation qui est, pour une raison inconnue, hors du champ des comptes du logement et doit être supérieure à 40 milliards) ; sous cette réserve, les prélèvements fiscaux de 227 milliards représentent 2,5 % des prélèvements obligatoires des administrations publiques, mais avec une tendance très nette à progresser plus vite que les autres prélèvements.
Cette progression est encore plus sensible lorsqu’on considère les impôts qui bénéficient aux collectivités locales ; c’est également le cas lorsqu’on rapporte les impôts liés au logement payés par les ménages aux autres impôts sur le revenu et le patrimoine qu’ils acquittent : le poids des impôts liés au logement représentent 40 % des impôts sur le revenu ou le patrimoine qu’ils acquittent.
Les dix dernières années sont donc marquées par une forte progression de ces impôts liés au logement.
A contrario quelle doit être l’ampleur de l’aide au logement accordée par les pouvoirs publics ?
Le problème central, indépendamment de l’équilibre optimum à rechercher entre les aides à la pierre (y compris fiscales) et les aides à la personne, est de s’entendre sur le niveau global de ces aides ; ce niveau doit être arbitré en fixant le taux d’effort jugé légitime que les ménages doivent assurer pour se loger.
En 1994, le montant des aides effectives au logement versées par les différents financeurs est de 94,2 milliards, celui des aides fiscales de 24,2 milliards, soit un total de 118 milliards (comptes du logement). Les aides fiscales n’induisent pas à proprement parler de dépenses pour l’État ; mais elles apportent aux agents bénéficiaires des avantages.
Rapporté à des prélèvements de 227 milliards, ce montant de 118 milliards est en phase avec une part moyenne de 20 % des dépenses de logement dans le revenu des ménages ; mais celle-ci a tendance à légèrement augmenter (22 % en 1994 contre 19,7 % en 1990).
Les aides au logement permettent d’abaisser le taux d’effort qui résulterait spontanément du marché pour les ménages modestes ; mais il faut être bien conscient que ce niveau contraste avec le haut degré de socialisation des dépenses de santé.
5 – Quelle stratégie pour l’Europe ?
Ce raccourci des 50 dernières années, qui n’a même pas effleuré la technique, l’urbanisme, les procédures, devrait convaincre que le logement n’est pas un monde figé. On est donc en droit de penser que la construction européenne entraînera des adaptations importantes, pour ne pas parler de bouleversements, dans le domaine du logement, compte tenu des interactions entre tous les domaines de la protection sociale, du politique, de l’économique.
Mais les pays européens n’ont-ils pas eu, en fait, une influence réciproque cachée entre eux jusqu’à ce jour ? Par mimétisme, chaque pays copiant son voisin, une fois que les obligations de la reconstruction ont été remplies, on retrouve partout les mêmes errements : aides à la pierre, à la personne, politique favorisant l’accession, reciblage du logement social vers les plus fragiles, etc. Une seule exception d’importance, l’Angleterre avec la vente des logements sociaux ; près de deux millions de ceux-ci ont été vendus en quinze ans à leurs occupants, soit plus du quart du parc public et un rythme de vente plus de dix fois supérieur aux autres pays européens.
Même sans la perspective de l’Europe, le domaine du logement demanderait aujourd’hui des adaptations en continu ; certaines sont esquissées en filigrane dans les développements précédents, mais il n’est pas de notre rôle de les détailler ; vraisemblablement leur listage ne rencontrerait qu’un acquiescement poli, sans plus.
Par contre les perspectives européennes peuvent être l’occasion d’un exercice similaire, dont le caractère prévisionnel futuriste s’accommodera avec les incertitudes sous-jacentes. Nous les regrouperons sous les quatre titres qui étayèrent du XVIIe au XIXe siècle les débats sur les « Poor Laws » anglaises : fatalité, solidarité, responsabilité, réciprocité.
Fatalité
La fatalité a souvent bon dos, car son véritable antidote est de prévoir pour ne pas avoir à subir.
Du strict point de vue des traités le logement ne fait pas partie des compétences confiées par les différents traités européens aux instances communautaires, ce qui n’empêche pas les Ministres européens du logement de se réunir sur une base annuelle en « conseil informel », afin d’échanger leurs expériences et leurs vues sur les problèmes rencontrés.
Par contre le logement est abordé indirectement dans les instances communautaires comme une composante de l’action dans le cadre social urbain, à savoir la problématique du développement urbain et la cohésion économique et sociale. D’où des pressions internes sur la Commission, émanant essentiellement du Parlement européen par le biais de résolutions, et des pressions extérieures par des organisations professionnelles agissant en vue de défendre leurs intérêts (exemple le Cecodhas, Comité européen de coordination de l’habitat social). Ainsi, au titre de l’habitat social, il est préconisé de promouvoir les migrations, pour que le logement passe sous la compétence communautaire.
Par une résolution du 24.5.96 le Parlement européen a demandé que « les prêts et crédits soient directement accessibles… aux ONG, aux organisations à composante communautaire, etc., sans intervention gouvernementale, plaide en faveur de la reconnaissance des pouvoirs aux migrants, aux réfugiés et aux enfants des rues en sorte qu’ils puissent disposer des moyens politiques et financiers leur permettant d’influer sur leurs conditions de vie et de logement ».
L’instauration de la monnaie unique aura des incidences directes sur le financement et sur les marchés du logement des pays européens et remettra en cause les circuits spécifiques de financement. On s’attend à ce que l’épargne devienne plus mobile, car les fonds de pension pourront investir à l’étranger. Les emprunteurs seront amenés à conclure des contrats avec des établissements d’autres États membres ; mais alors comment seront coordonnées les différentes règles d’exonérations fiscales, de remboursement d’intérêts ou de primes d’assurances liées aux contrats hypothécaires ?
Bruxelles sera compétente sur les mécanismes, pas pour donner de l’argent. Par exemple, il pourra être interdit à la Caisse des Dépôts de prêter de l’argent à taux préférentiel pour cause de concurrence déloyale vis-à-vis des banques (en Espagne recours en cours de promoteurs, exclus du bénéfice des prêts bonifiés au logement social, au motif de concurrence déloyale) ; le 1 % logement est une surcharge pour les industries ; l’aide des collectivités locales (cession gratuite de terrains à bâtir) peut être jugée comme concurrence déloyale, etc.
L’action de la Communauté s’inscrit donc dans l’équilibre entre d’une part impératifs de libre circulation, efficacité et dynamisme économiques, libre concurrence et d’autre part prise en compte d’objectifs d’intérêt général.
Les fournisseurs de services d’intérêt général bénéficient de l’exemption des règles du traité, dans la mesure où elles entraveraient les missions dont ils sont chargés (comme l’aménagement du territoire, la protection de l’environnement). En ce qui concerne le logement, une assimilation aux services d’intérêt général est recherchée dans le combat contre l’exclusion et l’égalisation des chances ; le blocage juridique et politique actuel ne doit pas masquer la progression des réflexions engagées au sein de la Commission sur de tels sujets et leur impact éventuel sur les États membres.
Solidarité
Il n’y a pas de société juste et libre sans solidarité, car tout individu traverse des périodes de vie où il est dépendant des autres : enfance, vieillesse, maladie, chômage. Mais aussi pas de prospérité sans liberté économique individuelle, l’économie de marché étant la plus efficace ; il faut concilier marché et solidarité.
La solidarité responsable est celle qui ne se transforme pas en parasitisme (par exemple les droits à une retraite par répartition dépendent des contributions précédemment apportées). La solidarité doit être branchée sur les cycles de la vie et sur la succession des générations. Une société libre est celle qui accepte durablement la perspective d’une croissance globale, donc y compris démographique, au contraire d’une société stationnaire, close et figée, à laquelle conduit le principe malthusien.
L’immigration suppose le natalisme ; c’est le natalisme qui peut régler le niveau de l’immigration et qui peut la rendre intégrable. Contre la xénophobie et pour l’intégration des étrangers, le premier remède est dans le renouveau de la fécondité française.
Le logement est un enjeu considérable pour la politique familiale et il est urgent de réactiver le fait familial dans la politique des aides au logement. Il faut distinguer la politique familiale de la politique sociale destinée à la famille ; la politique familiale s’adresse à toutes les familles ; les familles en difficulté bénéficient en plus de la politique sociale qui cherche à corriger les inégalités et qui apporte une aide aux plus démunis ; il ne faut pas confondre les deux.
Dans le cas de changement de situation, il faut pouvoir diminuer le temps de réaction en utilisant au mieux les travailleurs sociaux et en collant à la réalité (une neutralisation de deux ans pour le calcul des ressources retenues dans la fixation des aides personnelles est irréaliste) ; l’exploitation des fichiers informatiques des CAF serait un progrès en ce sens.
Responsabilité
La Famille, l’État et la Société ont entre eux des relations de coresponsabilité. La famille est un formidable amortisseur de crise ; elle a probablement évité une explosion sociale depuis 1981. Aussi maintenir l’État dans son rôle de seul acteur majeur pour le logement serait une erreur, compte tenu de l’importance du parc disponible ; le fiscal serait un moyen judicieux pour agir comme antidote à la bouffée de liberté nécessaire.
Parce que les dégâts de la « non-famille » sont difficiles à chiffrer ou mésestimés, suivant l’adage « toute marmite a son couvercle », l’État n’a toujours pas pris conscience de la place irremplaçable de la famille particulièrement dans une société en pleine mutation comme la nôtre ; il convient non pas d’assister par principe la famille, mais de veiller à la responsabiliser afin qu’elle joue pleinement son rôle.
En ce qui concerne le logement, responsabiliser les propriétaires, leur rendre leur droit de propriété et de pouvoir louer ou ne pas louer à qui ils veulent. En contrepartie les responsabiliser vis-à-vis des locataires qu’ils prennent et leur imputer pécuniairement, si nécessaire, les manquements de ceux-ci vis-à-vis de la société.
Responsabiliser aussi pécuniairement les locataires vis-à-vis des personnes qu’ils hébergent (cf. la législation récente sur l’hébergement de clandestins).
Réciprocité
L’allocation logement familiale ALF a comme contrepartie la famille qu’elle aide ; l’ALS pour les jeunes vise à leur mettre le pied à l’étrier dans la vie ; l’ALS pour les vieux est un coup de chapeau pour les services rendus.
L’APL, sous seule condition de ressources, a pour contrepartie d’occuper un logement conventionné, c’est-à-dire à l’origine d’être client des seuls organismes sociaux ; en général les bailleurs sociaux sont très friands d’une garantie de loyers, d’où dans le parc HLM de nombreux locataires qui disposent d’une rente de situation.
Faire du droit à l’habitat un droit fondamental sans soupape de sécurité peut donner des idées aux démunis du nord de l’Europe qui pourraient vouloir se retirer sur la Côte d’Azur, en vertu du principe de la libre circulation ; est-on prêt à leur donner l’APL pour payer leur loyer (cf. les démunis de Roumanie) ?
Les logements sociaux ont été créés à l’origine pour loger les personnes « peu fortunées et notamment les travailleurs vivant principalement de leurs ressources » (Code de la Construction et de l’Habitat, R441‑2).
On a pu parler d’une véritable « assignation à résidence des pauvres » ; mais comme ces « pauvres » représentaient la masse laborieuse de la population, un incontestable équilibre sociologique y régnait. Historiquement, dans les pays où le logement social est important (UK, RFA, France) sa fonction était de loger les salariés aux revenus faibles, mais réguliers, dont l’industrie locale avait besoin. Le 1 % a suppléé en partie à ce défaut, puisqu’il ne crée aucun lien entre le logement et le contrat de travail ; l’ouvrier qui quitte son employeur peut garder son logement.
Aujourd’hui on constate une tendance au reciblage du logement social vers des populations plus fragiles. L’arrivée de travailleurs immigrés, l’accueil de sous-prolétaires et de catégories sociales en situation de marginalité, la multiplication de familles monoparentales ont rompu cet équilibre sociologique initial, avec apparition de ghettos enfermant des ethnies repliées sur elles-mêmes et cohabitations explosives.
La réciprocité voudrait donc que les locataires des logements sociaux puissent acheter l’appartement ou la maison qu’ils occupent afin qu’ils se fixent et constituent des structures sociales permanentes.
Quelle quintessence pour la stratégie en tirer ?
Les suggestions répertoriées ci-dessus devraient s’intégrer dans des stratégies et des tactiques qui dépassent le simple cadre du logement ; nous ne pouvons donc que les évoquer, car elles sont hors de notre sujet.