Le Maroc en Afrique : émergence d’une puissance économique régionale
En 1976, le roi Hassan II a dit du Maroc qu’il « ressemble à un arbre dont les racines nourricières plongent profondément dans la terre d’Afrique et qui respire grâce à son feuillage bruissant aux vents d’Europe… Aujourd’hui le Maroc reprend la place qui était géographiquement, historiquement, politiquement la sienne : il est redevenu une nation de synthèse, une communauté de liaison entre l’Orient et l’Occident. » Dans le premier quart de siècle de son règne, son successeur a consolidé les racines africaines du Maroc, sur les plans culturel, diplomatique et économique, et a fait du pays un hub régional reliant l’Afrique au reste du monde.
J’ai mis la touche finale à ce texte quelques jours avant la terrible catastrophe qui a frappé le Maroc le 8 septembre dernier.
Je voudrais dire ma profonde tristesse et ma solidarité avec mes concitoyens qui ont payé un prix exorbitant en vies humaines et pertes matérielles. Les dispositifs mis en place par les autorités, la mobilisation des organisations de la société civile et la générosité des citoyens offrent du Maroc le visage d’un pays organisé, autosuffisant et confiant dans sa capacité à faire face à des crises de grande ampleur. On retrouve ici les ingrédients de la gestion efficace de la pandémie de Covid-19. La catastrophe a, également, mis la lumière sur des populations et des territoires qui tardent à bénéficier de la modernisation et du dynamisme économique du pays.
Les dirigeants marocains savent qu’ils ont une longue liste de défis domestiques à relever, ce qui n’empêche pas le Maroc de projeter, sur son continent, une image de puissance émergente.
Lors de la phase finale du Mondial de football, le monde entier a découvert un Maroc moderne, fier et conquérant. À cette occasion, les populations africaines se sont identifiées à l’équipe nationale du Royaume et ont consacré, ce faisant et symboliquement, le leadership régional du Maroc. Les observateurs avertis ont vu dans les performances des Lions de l’Atlas et dans le soutien des peuples africains la juste reconnaissance, dans le champ sportif, d’un quart de siècle d’investissement, plutôt de réinvestissement, du pays dans son continent.
Un axe politique majeur
Le renouement avec la composante africaine de l’identité du pays et l’engagement fort dans les questions géostratégiques, sécuritaires, culturelles et économiques du continent constituent, en effet, un axe majeur du règne du roi Mohammed VI et un chantier où il est investi personnellement. Après un rappel de quelques jalons de l’engagement africain du Maroc, on traitera ici de la dimension économique. Nous y montrerons, à grands traits, comment les entreprises et les entrepreneurs marocains donnent corps à la vision royale d’un Maroc qui veut se sentir chez lui partout en Afrique et contribuer au développement de son continent. Nous passerons également en revue les efforts déployés par l’État marocain pour faire du pays un hub régional et une porte d’entrée en Afrique pour les entreprises internationales. Nous verrons enfin comment les entreprises marocaines pourraient transformer l’essai et passer à la vitesse supérieure.
L’engagement historique vers l’Afrique
La fragmentation du continent africain, notamment sous l’effet des colonisations, et l’orientation des regards et des esprits vers l’Europe ont presque fait oublier aux Marocains qu’ils sont africains. Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire du Maroc, on observe un engagement religieux, politique et commercial dans la région du Sahel. Les caravanes marocaines allaient jusqu’au Soudan. Dans la deuxième moitié du XXe siècle le Maroc, indépendant et désormais amputé de sa zone d’influence africaine, a participé activement au mouvement de décolonisation du continent.
Le roi Mohammed V a réuni le premier sommet africain à Casablanca en 1961, posant ainsi les fondations de la future Organisation de l’unité africaine (OUA). L’engagement africain du Maroc connaîtra une longue période de gel, à la suite du retrait spectaculaire de l’OUA, le 12 novembre 1984. Ce jour-là, la délégation marocaine a quitté le 20e sommet en raison de l’admission de la branche politique du Polisario, qui dispute la marocanité des provinces du Sud.
La réintégration dans l’OUA
Un quart de siècle plus tard, le Maroc a officialisé son retour dans l’OUA. Le 31 janvier 2017, le roi Mohammed VI a participé au 28e sommet et a entamé son discours par une déclaration restée célèbre : « Il est beau, le jour où l’on rentre chez soi, après une trop longue absence ! Il est beau, le jour où l’on porte son cœur vers le foyer aimé ! L’Afrique est Mon continent et Ma maison. »
La réintégration dans l’OUA a couronné deux décennies d’investissement personnel du roi dans l’extension et l’approfondissement des liens avec le continent africain. Très parcimonieux dans la gestion de son agenda, le roi a effectué plusieurs visites en Afrique subsaharienne et a reçu plusieurs chefs d’État africains. À chacun de ces déplacements, les membres du gouvernement qui accompagnent le monarque signent des accords portant sur les échanges commerciaux, la coopération culturelle et les questions sécuritaires. Les chefs d’entreprise, régulièrement invités à participer à ces visites, établissent des liens avec les milieux d’affaires, signent des contrats commerciaux et annoncent des projets d’investissement.
Des projets ambitieux
Pour consolider son ancrage économique dans la région, le Maroc a formulé, un mois après son retour au sein de l’OUA, une demande d’adhésion, en cours d’instruction, à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et a confirmé en 2022 son adhésion à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).
Le mégaprojet de gazoduc Nigeria-Maroc, d’un coût prévisionnel de 25 milliards US$, contribue à l’ancrage du Maroc en Afrique. Le gazoduc longera la côte ouest africaine depuis le Nigeria, en passant par onze pays de l’Afrique de l’Ouest. Il permettra aussi d’alimenter en gaz des pays enclavés comme le Niger, le Mali et le Burkina Faso. Au Maroc, le gazoduc sera relié au gazoduc Maghreb-Europe et aux réseaux de gaz européens.
En faisant de l’extension et de l’approfondissement des liens du Maroc avec son continent un axe majeur, le roi Mohammed VI a créé un environnement propice au développement des entreprises marocaines en Afrique et au positionnement du pays comme hub régional facilitant, pour les entreprises internationales, l’accès aux marchés africains grâce à sa position géostratégique, aux nombreux accords de libre-échange signés, à des infrastructures modernes et à des services d’accompagnement aux standards mondiaux.
Des exportations croissantes vers l’Afrique
Longtemps orienté, quasi exclusivement, vers le nord de la Méditerranée et le marché européen, le regard des entreprises marocaines pointe désormais aussi vers le sud. Alors que l’Europe reste la principale destination des exportations marocaines (autour de 60 %), l’Afrique en a représenté 8 % en 2021. Si le pourcentage peut paraître modeste, à l’instar du commerce intra-africain, les chiffres en valeur absolue sont plus significatifs et en croissance.
En 2021, les entreprises marocaines ont généré près de 2,4 milliards d’euros (taux de change du 4 avril 2023) de revenus en Afrique. Parce que les entreprises marocaines qui exportent en Afrique sont encore en nombre limité, la part du continent dans leur chiffre d’affaires est substantielle. Les entreprises marocaines vendent en Afrique des engrais naturels et chimiques, des produits alimentaires de divers types, des médicaments et… des services informatiques.
Plus notable encore, le commerce africain est la seule composante excédentaire (560 millions euros en 2021) dans une balance commerciale marquée par un déficit structurel croissant. Signalons, au passage, que l’adhésion du Maroc à la CEDEAO est ralentie par les craintes de certains pays membres qui redoutent les conséquences de l’activisme des entreprises marocaines pour les entreprises locales.
Le premier investisseur africain en Afrique
Parce que la grande majorité des grandes entreprises marocaines opèrent dans des métiers de services (banque ou télécommunications) ou doivent produire localement (ciment, extraction minière, grands projets d’infrastructure), les investissements directs sur le continent africain projettent une image plus fidèle de l’activisme du Maroc. En Afrique, les grandes entreprises marocaines sont présentes dans les secteurs de la banque, de l’assurance, des télécommunications, de l’outsourcing, de la fabrication d’engrais, de l’extraction minière, des travaux publics et de la construction, pour ne citer que les principaux investissements.
“Inciter les entreprises nationales à se développer sur leur continent et attirer des entreprises internationales intéressées par l’Afrique.”
Grâce au dynamisme de ses entreprises, le Maroc est ainsi devenu le premier investisseur africain en Afrique et devance désormais l’Afrique du Sud. Quelle est la rentabilité de ces investissements ? En l’absence d’une communication financière sur cette question, nous pouvons exprimer une opinion sur la base d’informations anecdotiques et d’échanges informels avec des dirigeants d’entreprises marocaines.
Globalement, les entreprises marocaines semblent satisfaites du retour sur les investissements africains. Elles disposent d’atouts concurrentiels, en comparaison avec des multinationales issues d’autres continents. Elles jouissent d’une proximité culturelle et s’engagent dans le développement des pays et des territoires où elles s’implantent. Elles savent opérer des modèles économiques frugaux. La présence d’une diaspora marocaine les aide à tisser des réseaux dans les pays de la région. Elles bénéficient également des retombées positives du dynamisme diplomatique du Royaume.
Le Maroc, porte d’entrée en Afrique
En plus d’inciter ses entrepreneurs et ses entreprises à s’engager en Afrique, le Maroc poursuit une stratégie de hub régional capable d’attirer des entreprises internationales intéressées par les possibilités du continent africain.
Le Royaume s’est doté d’un plan d’accélération industrielle (PAI) pour attirer et accompagner, sur les plans financier, administratif et humain, les investissements internationaux. Ce plan a permis de constituer des écosystèmes industriels, notamment dans l’automobile et l’aéronautique, qui contribuent au développement du Made in Morocco et permettent au pays de renforcer la part des produits manufacturés dans ses exportations, dont une partie est destinée aux marchés africains.
Pour accompagner le développement d’écosystèmes industriels, des échanges extérieurs qu’ils entraînent, et valoriser sa position géographique unique, le Maroc s’est en outre doté d’une stratégie portuaire ambitieuse à l’horizon de 2030. Une douzaine de ports, sur les deux façades maritimes du pays, ont été ou sont en cours de mise à l’échelle internationale.
Un hub régional
Le Maroc dispose d’un réseau de communications et de transmission de données de classe mondiale. La construction d’autoroutes et l’extension du réseau de trains à grande vitesse (TGV) contribuent à faire du Maroc un pays où les entreprises, nationales et internationales, opèrent dans un environnement favorable et peuvent concentrer leurs efforts sur leur cœur de métier. Au niveau des services aux entreprises, il convient de souligner deux volets importants de la stratégie Maroc hub régional : les liaisons aériennes mises en place par la Royal Air Maroc (RAM) et la plateforme Casablanca Finance City (CFC). Pour accompagner la stratégie africaine du Maroc, la RAM a fait de l’aéroport de Casablanca un hub régional relié à une trentaine de destinations africaines et permet ainsi des déplacements professionnels sur le continent sans passer par Paris ou Londres.
Inaugurée en 2010, Casablanca Finance City est une plateforme régionale ayant pour mission d’attirer des entreprises internationales au Maroc et en Afrique. Pour devenir membre de CFC, les entreprises internationales doivent répondre à un cahier des charges et bénéficient, en contrepartie, de conditions logistiques et fiscales favorables. À titre d’exemple, le groupe Orange a décidé de loger le siège de la région EMEA (Europe Middle East and Africa) à CFC. Avec 200 entreprises membres qui opèrent dans 50 pays africains, CFC est le premier centre financier en Afrique et le quatrième dans la région MENA (Middle East and North Africa).
Transformer l’essai et changer d’échelle
Inciter les entreprises nationales à se développer sur leur continent et attirer des entreprises internationales intéressées par l’Afrique sont les deux axes de l’émergence du Maroc comme puissance économique régionale. Observateur des entreprises marocaines depuis quelques décennies, je constate que leurs dirigeants ont internalisé l’Afrique dans leur référentiel mental et intègrent spontanément le continent dans leurs calculs stratégiques.
Alors que les initiatives des entreprises marocaines, sur les fronts des exportations et les investissements, sont en croissance et produisent des résultats satisfaisants, ils restent encore modestes et doivent être intensifiés. Pour cela, il faudrait que les entreprises marocaines changent d’échelle et s’engagent en Afrique sur des projets industriels ou d’infrastructures plus ambitieux et plus risqués, afin de capter une plus grande part de la demande globale africaine et des 2,5 trillions de dollars US de dépenses de consommation du continent prévues en 2030. Pour changer d’échelle en Afrique, les entreprises marocaines doivent mettre en place une approche intégrée et compléter leurs offres commerciales par des dispositifs de financement, d’assistance technique, de troc, etc. Les pays qui percent en Afrique proposent des solutions globales. Le Maroc doit faire de même.
Les entreprises marocaines pourraient aussi former des alliances et des joint ventures avec des groupes occidentaux et asiatiques capables d’apporter des technologies de pointe et de mobiliser des financements sur les marchés internationaux. Les entreprises marocaines apporteraient, elles, la connaissance du continent africain, une proximité culturelle et politique, une capacité d’opérer des modèles économiques frugaux et des ressources humaines de qualité.
En couverture : Vue de la zone Casa Anfa accueillant des résidences haut de gamme et un quartier d’affaires.