Le mécénat dans le développement économique de l’Ukraine
Les initiatives privées ont joué un rôle important, pendant le siècle dernier, dans le développement industriel et culturel des diverses régions de Russie, et notamment en Ukraine, à l’époque où celle-ci était considérée, à l’intérieur de l’empire russe, comme l’une des régions les plus riches du monde et avait notamment la réputation d’être le grenier à blé de l’Europe.
Compte tenu de ce que ma famille a été, en même temps que de nombreuses autres, l’un des acteurs de cette expansion, François Baratin m’a demandé si je pouvais rédiger un article retraçant l’histoire de ma famille. Je le fais volontiers malgré ma discrétion naturelle, en reconnaissance de son rôle pour me permettre de reconstituer l’histoire de la famille.
En effet, né en France de mère française en mai 1919, dans la période de bouleversements internationaux et familiers de la fin de la guerre, je n’avais pu recueillir suffisamment d’éléments, du fait notamment que nous souhaitions tous éviter des questions susceptibles de raviver l’amertume que pouvait faire naître l’évocation des temps heureux passés.
En dehors de mon père et de ma mère, certains témoignages m’avaient été apportés par mon cousin germain Michel Dembno-Tchaïkovski, par mes cousins et cousines Mouraviev-Apostol, Ouvarof, Gueydon et Saknovski, ainsi que par mes amis Legendre et Masson qui m’avaient rapporté quelques vues intéressantes de Saint-Pétersbourg et de Kiev.
Mais c’est au cours d’une réunion du Club des Annales des Mines que François Baratin et Pascal Lefebvre m’ont parlé de l’Ukraine, du souvenir que ce pays avait gardé de ma famille, et de l’hommage qu’il lui avait rendu en redonnant à certaines rues le nom de ma famille et à certains des musées le nom de leur ancien propriétaire. C’est grâce à eux que, au cours d’un voyage fait en octobre 1994, j’ai pu préciser toute une partie de l’histoire familiale grâce notamment aux relations qu’ils avaient nouées dans ce pays. Je souhaite donc leur rendre hommage pour cette action à mon égard.
J’ai connu depuis certaines personnalités locales et notamment M. Kovalinski qui avait déjà publié un livre sur les Mécènes de Kiev, dans lequel l’historique de plusieurs familles était rappelé. Parmi eux, la famille Terestchenko est citée longuement grâce à l’importance et au nombre de ses réalisations. D’autres publications sur ce sujet ont paru également.
François Baratin m’encourage à susciter des travaux d’historiens afin de reconstituer, sur des bases solides et de façon la plus complète possible, l’histoire de ma famille. L’intérêt est qu’à travers l’évolution d’une famille, c’est un pan entier du développement, tant économique que social et culturel, de l’Ukraine au XIXe siècle qui se dévoile.
Mais il s’agit d’un travail difficile et délicat de recherche d’archives car c’est une véritable chape de plomb qui, pendant plus de soixante-dix ans, a recouvert les réalisations de cette famille « capitaliste ». Les témoignages de respect et d’amitié que les Ukrainiens me manifestent en sont d’autant plus touchants. Aujourd’hui, l’histoire de la famille se résume à des images clairsemées, partielles, voire sans doute en partie légendaires. Je vais donc vous en présenter ici quelques-unes.
Statue du philosophe ukrainien H. Skovoroda. © DATA BANK UKRAINE
Au début du siècle dernier, Arthème Terestchenko, dans une famille de cosaques ukrainiens, avait un petit commerce de fabrication de pain de haute qualité qu’il faisait distribuer dans les régions avoisinantes ; il rapportait en retour du poisson qu’il livrait sur place. L’activité s’était étendue progressivement à de nombreuses fournitures pour l’armée russe, notamment en Crimée.
Grâce aux lois autorisant certains travailleurs à racheter des terrains pour les faire fructifier, la famille se mit petit à petit à acquérir des terrains dans la célèbre région des tchernoziom (terres noires exceptionnelles permettant d’abondantes récoltes) et à cultiver de la betterave sucrière dont l’exploitation venait d’être découverte en France.
Son fils aîné, Nicolas Terestchenko, né au début du XIXe siècle, donna une grande ampleur à cette activité en développant une véritable industrie du sucre. Trois caractéristiques marquantes de l’action de Nicolas sont à noter. Tout d’abord, dans un pays où l’aîné bénéficiait d’un statut privilégié, il s’associa avec certains de ses frères, dans le cadre d’une Société des Frères Terestchenko qui recueillait le fruit de leur travail et le distribuait notamment à tous les membres de la famille pour leur permettre de développer leurs compétences particulières et de contribuer chacun à leur manière au développement de l’entreprise.
La deuxième caractéristique de leur action est de s’être concentré sur des produits de haute qualité : du point de vue technique, leur production de sucre a reçu notamment un diplôme de qualité lors de l’Exposition universelle à Paris ; un document, établi à cette occasion, donne la description des installations de plusieurs usines et des avantages sociaux dont bénéficiait le personnel.
Enfin, troisième caractéristique, chaque structure industrielle était accompagnée de réalisations sociales : logement de fonction pour tout le personnel, écoles pour les enfants, hôpitaux, terrains de jeux…, chaque ouvrier ayant un salaire, un logement et un approvisionnement en nourriture.
Ceci aboutit à un immense empire industriel dépassant les objectifs initiaux et à une fortune considérable qui permettait à la plupart des membres de la famille de jouir d’une aisance plus que confortable et de se consacrer à des œuvres d’utilité publique.
Anoblie par le tsar Alexandre II, la famille eut pour devise « Notre effort pour le bien public ». C’est grâce à cet argent qu’ont pu être réalisés, au moins pour partie, une cathédrale à Gloukov, l’église Saint-Vladimir à Kiev, l’Institut polytechnique, des dispensaires de la Croix-Rouge, des hôpitaux, des bâtiments devenus depuis des musées. Parmi les réalisations faites par l’un ou l’autre des deux frères et leur famille, il faut citer l’aide aux artistes peintres notamment ukrainiens, le musée d’art russe dans la maison de Fedor Artemovitch, l’école de peinture à laquelle s’intéressa particulièrement Ivan Nicolaïevitch et le développement ainsi apporté aux œuvres de certains peintres (Vrubel-Repine, Chichkine…).
Il faut citer également le développement, sous l’impulsion de Fedor Fedorovitch, cousin issu de germain de mon père, d’une fabrique d’avions à partir de la formation reçue à l’Institut polytechnique de Kiev dont un autre ancien élève a été le fondateur de l’industrie américaine d’hélicoptères, Sikorski.
L’une des réalisations les plus remarquables fut celle du ménage Khanienko, Bogdan et Barbara née Terestchenko ; de nombreux dons ont été faits par eux au musée d’Art de Kiev lors de sa fondation et à la construction d’un musée d’art du XVIIIe siècle qui vient d’être restauré et rouvert le 30 mai 1999.
Kiev, monastère. © DATA BANK UKRAINE
La figure de Barbara Terestchenko est particulièrement émouvante. Après avoir contribué, avec les moyens financiers de sa propre famille, à réunir un patrimoine artistique considérable, elle a refusé de quitter sa maison lorsque les Allemands, en 1919, lui ont proposé de se rendre en Allemagne avec ses œuvres d’art pour les mettre en sécurité. Elle resta droite, dans sa maison, reléguée dans une petite pièce de son propre musée dont elle n’avait pas le droit de sortir et où elle est morte dans des conditions misérables quelques années plus tard.
Nicolas mourut en 1902 et son fils aîné, Ivan, en 1903. Ce dernier avait quatre enfants, tous établis en France après la révolution, dont mon père, Michel Terestchenko, l’aîné des garçons, qui hérita de tout cet ensemble à l’âge de 17 ans. Son activité fut au départ essentiellement orientée vers les arts. Conseiller du Tsar pour les théâtres Marinski, sa carrière fut orientée vers la littérature, les ballets, l’opéra, cofondateur avec Rachmaninov du Cercle Tchaïkovski, finançant la reconstruction de l’opéra de Kiev, faisant construire des hôpitaux après la déclaration de guerre.
Président du Comité de Guerre en Ukraine, il fit partie en mars 1917 du gouvernement provisoire de Kerenski dont il devint ministre des Finances, puis des Affaires étrangères. Arrêté en octobre 1917 par les bolcheviks, il arriva, grâce aux efforts conjugués de sa mère et de sa femme (ma mère), à se réfugier en Norvège et ce serait une autre histoire que de raconter cette nouvelle partie de sa vie mais il dut partir pour une nouvelle carrière en dehors de son pays.
Il est important de noter que tout ce qui avait été construit fut rayé de l’histoire jusqu’à ce que vers 1990, peu à peu, l’histoire ancienne réapparaisse. Une anecdote qui me fut racontée par ma tante Pélagie vaut la peine d’être rappelée dans un contexte slave et touchant. Ma tante me dit : « Ton père était très aimé de tous ceux qu’il côtoyait et notamment de ses ouvriers ; certains d’entre eux ayant appris qu’un groupe d’extrémistes allaient incendier et raser sa propriété, ils cherchèrent à préserver ce qu’ils pensaient tenir le plus à cœur à ton père ; ils creusèrent un grand trou au pied d’un arbre et y enterrèrent ce qui leur apparaissait comme étant le plus apprécié par ton père et notamment… son piano. »
J’ai été touché par les marques de respect et d’amitié que j’ai eu l’occasion d’apprécier de la part des visiteurs du musée Khanienko et aussi de la direction de certains hôpitaux construits par la famille, entretenus et agrandis depuis, et c’est pourquoi, malgré mon âge, j’essaie de participer à la restauration économique de ce pays. Je me permets de résumer ci-après les raisons qui me paraissent valables pour justifier mon action :
- la qualité de la population notamment des jeunes, l’excellence de leur instruction, leur compétence technique et le désir de travailler pour leur pays ;
- la valeur du potentiel scientifique et culturel qui s’est manifestée au cours de plusieurs siècles et qui se poursuit ;
- leur ouverture vers une atmosphère de liberté saine et maîtrisée.
Les difficultés que colportent complaisamment les journaux et qui freinent toute action constructive en France vers l’Ukraine tiennent essentiellement au manque de trésorerie conséquence de la guerre et du régime communiste, régime qui, au demeurant, apportait une stabilité de l’emploi apparente.
Toutes les pratiques aberrantes disparaîtront d’elles-mêmes dès que le redémarrage aura lieu. Notre devoir, comme notre intérêt, est de faciliter ce démarrage et de ne pas s’abriter derrière des appréciations négatives qui n’arrêtent pas les efforts de certains autres pays qui risquent d’être nos concurrents.
Mon rêve serait que nous puissions, notamment en regroupant des initiatives individuelles et des PME innovantes, réunir des sommes modérées mais nombreuses pour faire franchir cette étape difficile actuelle à l’Ukraine.
Il s’agit du bien de l’Ukraine mais aussi celui de la France qui devrait pouvoir en surmontant sa timidité obtenir une extension de son rayonnement industriel et technique. C’est en tout cas ce que, malgré mon grand âge, j’essaie de promouvoir.