Le Mendiant du Passé
Les soixante années qui viennent de s’écouler (un siècle dans le calendrier chinois) ont été pour le Viêtnam celles du malheur.
Une guerre au nom d’une libération désirée avec passion a été vite confisquée par une poignée d’hommes au service d’une idéologie étrangère, qui ont soumis la moitié du pays à une terreur dont les victimes, celles qui ont survécu, leurs enfants et leurs petits-enfants, après l’espace d’une vie, sont encore marqués au plus profond de leur être. Puis venait l’invasion du sud du pays qui envoya par centaines de milliers des hommes et des femmes jeunes, certains à peine sortis de l’adolescence, dans une guerre où leur jeunesse se consuma dans la forêt tropicale, sous le napalm et les tapis de bombes.
Cette forêt, ils en ont été les maîtres. Ils y ont vécu, aimé et souffert.
La victoire acquise, au lieu de la joie qu’on leur a fait espérer, de tout un peuple fraternellement uni pour la construction du pays, ils ne trouvèrent partout que la ruine. Ils découvrirent aussi que ces tueries sans merci de part et d’autre les avaient opposés à des hommes qui n’étaient pas leurs ennemis, mais des frères qui avaient eu le même rêve pour leur pays, la même soif de vivre, la même aspiration au bonheur.
Ces combattants de la forêt revenaient à la vie civile le cœur plein du souvenir de leurs combats héroïques. Mais dans le pays laissé à l’abandon, ils furent jetés dans la misère avec le reste de la population.
Pendant quinze ans, au nom du socialisme, la moindre tentative de s’enrichir était punie comme un crime. Puis est venue la politique du Renouveau. Le pays a commencé à pouvoir respirer, mais la société qui a perdu tout repère moral est livrée à la loi de la jungle. Ceux qui y réussissent ne sont pas toujours les plus honnêtes. Les héros qui ont gagné cette guerre au prix de tant de sacrifices n’arrivent pas toujours à s’intégrer au mouvement qui petit à petit sort le pays de sa misère. L’État sans ressources n’est pas capable de leur assurer seulement une existence décente…
Certains sont écrivains, alors ils écrivent, rappellent le souvenir de leur vie dans l’enfer de feu et de sang, de l’amitié, de l’amour qui y trouvent malgré tout leur place, et en contrepoint, décrivent ce qu’ils voient aujourd’hui, cette société où règne le roi dollar, où ils s’interrogent sur la place qui leur est faite.
Chu Lai est un de ces écrivains. Ancien officier, il est devenu l’un des romanciers contemporains les plus populaires au Viêtnam. Son roman Le mendiant du passé vient d’être traduit en français par Alain Clanet (43) et publié aux Éditions de l’Aube.
Le héros en est un ancien combattant de la forêt qui, dix-sept ans après la paix revenue, se trouve rattrapé par son passé. Au cours de son voyage au hasard à travers le pays, à la recherche d’un emploi, il croit apercevoir la femme qu’il a aimée jadis, et qu’il a vue morte. Il fait alors tous ses efforts pour rencontrer cette personne entrevue un court instant et qui se dérobe sans cesse. Dans cette quête lui reviennent les souvenirs de la guerre, avec sa cruauté de compassion mêlée, sa générosité et ses actes de dévouement au quotidien. Leurs chemins s’y sont croisés, lui commandant une section de reconnaissance avancée en territoire ennemi, elle infirmière détachée dans la zone des combats. Dans cette vie de privations où la mort guettait, il a connu une sorte de bonheur… Entre les images de ce passé s’intercalent les scènes du présent, où la misère des uns côtoie la richesse insolente des autres, parmi les combines sordides du temps de paix.
Alain Clanet a déjà traduit un premier livre du même auteur, La rue des soldats, publié chez le même éditeur (cf. La Jaune et la Rouge, février 2006). Pour ces traductions, notre camarade a dû se battre contre la nouveauté d’une langue qui est sortie bouleversée des récentes vicissitudes de l’Histoire.