Le monde sur deux roues, Épisode 2 : Les Balkans, au carrefour des civilisations
Les Balkans, carrefour des civilisations et ventre mou de l’Europe, sont toujours aussi compliqués. De la Slovénie à la Macédoine, traversée d’une ex-Yougoslavie profondément méditerranéenne, partagée entre désir d’Europe et « titostalgie », communautés religieuses et stratégies électorales.
Après avoir traversé la plaine du Pô à vélo, nous dépassons Trieste vers l’est pour traverser les Balkans du nord au sud. En quittant l’Italie, nous retrouvons tout de suite le relief de collines de toutes sortes sur lesquelles les Slaves du Sud (les yougoslaves) se sont installés.
En guise de hors‑d’œuvre, nous traversons la Slovénie en quelques jours. Puis nous attaquons l’Istrie avant de rejoindre la côte à Rijeka. La côte croate que nous parcourons est tout en montées et en descentes, le long de la Méditerranée azur.
“ Une terre ex-yougoslave, profondément italienne, vénitienne, méridionale et méditerranéenne ”
C’est la partie la plus connue et la plus touristique de cette terre ex-yougoslave, profondément italienne, vénitienne, méridionale et méditerranéenne. Entre ports de pêche et chemins de traverse dans la garrigue, nous profitons de cet intermède de début d’automne avant de bifurquer vers l’intérieur des terres.
Bien vite le paysage change du tout au tout et, par-delà la façade maritime, nous découvrons les collines typiques qui couvrent le puzzle des pays qui se partagent maintenant l’ex-Yougoslavie.
D’altitude moyenne, couvertes de forêts de pins et de feuillus ou d’alpages, elles se coloreront progressivement de jaune et d’orange, d’ocre et de safran tout au long de notre progression au travers de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, de l’Albanie et de la Macédoine, alors que l’automne s’installe.
L’envers du décor
Très vite l’envers du décor se dévoile et un pays différent se présente à nous. Autour des lacs de Plitvice, notre hôtesse d’un soir nous confiera regretter que tant de jeunes Croates quittent le pays dès qu’il ne s’agit pas de travailler sur la côte dans le tourisme.
C’est aussi là, peu avant la frontière, que nous voyons nos premiers monuments aux morts, érigés à la gloire des armées croates qui se sont illustrées contre les Serbes.
Puis nous entrons en Bosnie, cœur du patchwork yougoslave, où les minarets de village ne tardent pas à darder leurs flèches vers le ciel, accompagnés de la prière régulière et quotidienne, que les Slaves écoutent nonchalamment à la terrasse des cafés, une bière Karlovačko à la main.
Période électorale
L’époque nous est doublement favorable pour traverser la Bosnie à vélo. D’abord parce que la fête de Bajram a lieu pendant notre périple. Islamisés par les Turcs, les Bosniens musulmans, autrement dit les Bosniaques, ont gardé le mot turc pour désigner l’Aïd-el-Kébir.
Sur notre route, nous sommes spontanément accueillis par les membres d’une communauté assemblée autour de sa mosquée. En guise de mouton, ils ont cuit vingt heures durant un énorme bœuf à se partager avec tous les habitants.
Ensuite, les élections générales animent les villes et les campagnes. La constitution héritée des accords de Dayton assure un équilibre parfait entre les différentes communautés, croate, serbe et musulmane. Elle laisse néanmoins de côté les juifs et les « gipsies », qui sont des « personnes non constitutionnelles » puisque n’appartenant à aucune des trois grandes communautés.
Ainsi, les routes sont partout décorées d’affiches immenses pour promouvoir les différentes listes auprès des populations. Il est parfois difficile de s’y retrouver dans ce pays divisé entre Serbes, musulmans et Croates. À vélo le long d’une vallée, on peut très bien passer d’une terre dévolue aux Bosniaques, d’un village aux deux mosquées, à une cathédrale orthodoxe dorée et rutilante dans le village suivant.
“ L’ampleur de l’affichage est inversement proportionnelle à l’engouement pour le suffrage ”
Heureusement, chaque communauté ayant ses propres listes électorales, nous sommes immédiatement informés d’un changement de région.
L’ampleur de l’affichage qui orne les routes est inversement proportionnelle à l’engouement de la population pour le suffrage. En effet, le système de présidence tournante (tous les huit mois), censé assurer la coexistence pacifique des communautés, a aujourd’hui surtout pour effet de favoriser clientélisme et immobilisme politique.
Quelle méritocratie espérer quand un fonctionnaire peut être choisi d’abord pour son pédigrée ethnique ? Quelle action politique espérer quand, pour chaque élu, il s’agit surtout de défaire ce que le président précédent a fait pour favoriser sa communauté ?
Dado, guide de la ville de Sarajevo et moniteur d’escalade, mi-serbe, mi-musulman, affiche dans sa cuisine ces deux vers qui résument tout :
Crkve, dzamije se grade Za Bolnice, skole nema nade.
Dans les églises et les mosquées l’argent est parti
Pour les écoles et les hôpitaux, nous n’avons plus un radis.
À l’image de son drapeau rappelant vaguement celui de l’Union européenne, la population bosnienne lorgne davantage sur son entrée dans l’Union que sur sa classe politique pour améliorer le sort du pays.
Comme nous le dit Zermin, un garagiste musulman marié à une Croate et parfaitement francophone, n’ayant pas choisi cette constitution ubuesque, le peuple bosnien se sent toujours sous tutelle.
Histoire de langues
Nous n’en sommes pas à notre coup d’essai et, durant les étés précédents, nous avons déjà parcouru un peu les pays ex-yougoslaves, Serbie et Croatie, à vélo. Sans faire des étincelles, j’ai quelques mots de serbo-croate dans mon escarcelle et je télécharge même une grammaire sur Internet pour tenter de lancer quelques phrases.
La traversée de la Slovénie ne dure que deux nuits, le temps de commander un repas et une nuit pour voir que l’autochtone comprend plutôt bien ce que j’ânonne. Le slovène ne semble pas très différent de ce que je connais. Pour la suite, c’est encore plus flagrant.
Nous perfectionnons nos connaissances rudimentaires tout au long de notre parcours, nous jouant des passages de frontières qui n’apportent pas de différences notables. Contrairement à ce que certains linguistes politiquement influencés annoncent, on parle bien la même langue en Croatie, Bosnie, Serbie et au Monténégro.
Les étudiants sarajéviens avec lesquels nous passons quelques soirées éthyliquement avancées nous le confirment. Ils sont à présent très fiers et moqueurs de pouvoir indiquer quatre langues au lieu d’une sur leurs CV. À l’extrême sud de ce territoire, le macédonien est suffisamment proche encore pour qu’on puisse se débrouiller.
En traversant cette constellation de petits États, on se demande bien s’il n’y a pas moins de différence entre le dialecte slovène et celui de Macédoine qu’entre les dialectes vénitien et sicilien de l’italien. Peut-être même sont-ils les parties d’une unique langue yougoslave qui n’a jamais été standardisée, même sous la férule du maréchal Tito.
Yougoslavie
La figure de l’homme fort de la Yougoslavie d’après-guerre est partout en Bosnie. Calendriers, mugs et cartes postales le célèbrent, de même qu’un café branché de la capitale bosnienne. Plus que jamais, même pour ceux qui sont nés après son règne, Tito reste le symbole des jours heureux, où le pays était en paix, l’économie prospère, le peuple souverain, le tourisme florissant.
“ On parle bien la même langue en Croatie, Bosnie, Serbie et au Monténégro ”
Titostalgiques et yougostalgiques, les étudiants nous rebattent les oreilles avec celui qui a dit « merde » à Staline, fait d’un pays uni la tête de file des non-alignés et réuni à son enterrement plus de chefs d’État venus de tous bords que n’importe qui d’autre.
Le fait d’armes du moment de cette idole, redécouvert grâce à la télévision américaine, est l’épisode des « yougosmonautes » : grâce à un obscur carnet de Nikola Tesla, les scientifiques yougoslaves auraient été en passe de résoudre certains problèmes techniques auxquels étaient toujours en butte Américains et Soviétiques, en pleine conquête de l’espace.
Le don de la technologie balkanique aux Américains n’aurait pas été pour rien dans les milliards de dollars déversés sur le pays et dans le décrochage d’avec le bloc de Varsovie.
Un soir, alors que Dado nous rebat les oreilles avec le système de redistribution des richesses de cette ère merveilleuse, qui ferait presque envie selon lui aux Suédois, je lui demande : « But where is this country ? I want to live there ! » sourire désabusé qui montre que nous avons tout compris : « This country doesn’t exist anymore. »
Football balkanique
En descendant de la Montagne noire – plus précisément du Monténégro – nous poursuivons dans la plaine albanaise avant de reprendre en Macédoine et en Grèce. Les actualités du pays sont dominées par les désordres qui ont conduit à l’arrêt prématuré du match Albanie-Serbie comptant pour l’Euro 2016.
“ Tito reste le symbole des jours heureux, où le pays était en paix ”
Alors que les supporters albanais étaient interdits au stade de Belgrade hormis en tribune officielle, un drone est venu en plein match déployer un drapeau de la Grande Albanie (projet nationaliste agrégeant à l’Albanie le Kosovo et des miettes de la Macédoine et du Monténégro).
Les jets de projectiles qui s’en sont suivis ont conduit à l’annulation de la rencontre pour protéger l’équipe albanaise. Les Serbes endossent pour l’instant le mauvais rôle, en dépit de la provocation volante albanaise.
Organiser une telle rencontre nous paraît stupide en soi. Il suffit de pédaler dans Belgrade pour voir les tags de croix celtiques et les initiales des bandes de hooligans comme les Belgrade Ultras. À Tirana, on retrouve les inscriptions des Tiranë Fanatics inscrites à la bombe sur le stade.
Et sur tous les parapets des routes albanaises, le graffiti AK (Albanie-Kosovo) vient rappeler que le projet nationaliste est dans beaucoup d’esprits, comme les drapeaux des deux pays joints dans nombre de bars. Lorsque nous débouchons en Macédoine et retrouvons la terre slave, il subsiste une forte minorité albanaise. Sur les panneaux écrits dans les deux alphabets, les inscriptions en cyrillique ont été griffonnées, comme nous l’avions déjà vu dans les parties bosniaques de la Bosnie.
Les Balkans, carrefour des civilisations et ventre mou de l’Europe, sont toujours aussi compliqués.
Un œil sur les énergies renouvelables
Dans le monde allemand, nous avions pu observer des toitures photovoltaïques exceptionnelles, recouvrant les magnifiques granges de bois de la campagne bavaroise ou tyrolienne. Les énergies vertes ne disparaissent pas avec le panneau solaire, que nous n’apercevons plus.
Recouverte de collines innombrables, la Bosnie est boisée à près de 80 %, et le chauffage au bois y est très développé, y compris pour certains immeubles collectifs. Les tas de bûches s’accumulent, y compris dans certains réduits de centre-ville. Comme nous sommes toujours à l’extérieur, nos nez sont directement témoins d’une conséquence immédiate de l’emploi massif de cette énergie : l’odeur de combustion emplit l’air, probablement annonciatrice de rejets de particules fines.
De quoi faire écho au remplacement des foyers ouverts promu en France, indispensable à la massification de ce mode de chauffage et à la préservation de la qualité de l’air.
Le premier épisode est paru dans le numéro 706 juin-juillet 2015 de La Jaune et La Rouge