« Never forget Srebrenica. »

Le monde sur deux roues, Épisode 2 : Les Balkans, au carrefour des civilisations

Dossier : ExpressionsMagazine N°709 Novembre 2015
Par Florian COUPÉ (06)

Les Bal­kans, car­re­four des civi­li­sa­tions et ventre mou de l’Europe, sont tou­jours aus­si com­pli­qués. De la Slo­vé­nie à la Macé­doine, tra­ver­sée d’une ex-You­go­sla­vie pro­fon­dé­ment médi­ter­ra­néenne, par­ta­gée entre désir d’Europe et « titos­tal­gie », com­mu­nau­tés reli­gieuses et stra­té­gies électorales.

Le Monténegro
Au Mon­té­né­gro, le relief de col­lines sur les­quelles les Slaves du Sud sont installés.

Après avoir tra­ver­sé la plaine du Pô à vélo, nous dépas­sons Trieste vers l’est pour tra­ver­ser les Bal­kans du nord au sud. En quit­tant l’Italie, nous retrou­vons tout de suite le relief de col­lines de toutes sortes sur les­quelles les Slaves du Sud (les you­go­slaves) se sont installés.

En guise de hors‑d’œuvre, nous tra­ver­sons la Slo­vé­nie en quelques jours. Puis nous atta­quons l’Istrie avant de rejoindre la côte à Rije­ka. La côte croate que nous par­cou­rons est tout en mon­tées et en des­centes, le long de la Médi­ter­ra­née azur.

“ Une terre ex-yougoslave, profondément italienne, vénitienne, méridionale et méditerranéenne ”

C’est la par­tie la plus connue et la plus tou­ris­tique de cette terre ex-you­go­slave, pro­fon­dé­ment ita­lienne, véni­tienne, méri­dio­nale et médi­ter­ra­néenne. Entre ports de pêche et che­mins de tra­verse dans la gar­rigue, nous pro­fi­tons de cet inter­mède de début d’automne avant de bifur­quer vers l’intérieur des terres.

Bien vite le pay­sage change du tout au tout et, par-delà la façade mari­time, nous décou­vrons les col­lines typiques qui couvrent le puzzle des pays qui se par­tagent main­te­nant l’ex-Yougoslavie.

D’altitude moyenne, cou­vertes de forêts de pins et de feuillus ou d’alpages, elles se colo­re­ront pro­gres­si­ve­ment de jaune et d’orange, d’ocre et de safran tout au long de notre pro­gres­sion au tra­vers de la Bos­nie-Her­zé­go­vine, du Mon­té­né­gro, de l’Albanie et de la Macé­doine, alors que l’automne s’installe.

L’envers du décor

Très vite l’envers du décor se dévoile et un pays dif­fé­rent se pré­sente à nous. Autour des lacs de Plit­vice, notre hôtesse d’un soir nous confie­ra regret­ter que tant de jeunes Croates quittent le pays dès qu’il ne s’agit pas de tra­vailler sur la côte dans le tourisme.

C’est aus­si là, peu avant la fron­tière, que nous voyons nos pre­miers monu­ments aux morts, éri­gés à la gloire des armées croates qui se sont illus­trées contre les Serbes.

Puis nous entrons en Bos­nie, cœur du patch­work you­go­slave, où les mina­rets de vil­lage ne tardent pas à dar­der leurs flèches vers le ciel, accom­pa­gnés de la prière régu­lière et quo­ti­dienne, que les Slaves écoutent non­cha­lam­ment à la ter­rasse des cafés, une bière Kar­lo­vač­ko à la main.

Période électorale

L’époque nous est dou­ble­ment favo­rable pour tra­ver­ser la Bos­nie à vélo. D’abord parce que la fête de Baj­ram a lieu pen­dant notre périple. Isla­mi­sés par les Turcs, les Bos­niens musul­mans, autre­ment dit les Bos­niaques, ont gar­dé le mot turc pour dési­gner l’Aïd-el-Kébir.

Bajram, la version bosniaque de l’Aïd-el-Kébir.
Baj­ram, la ver­sion bos­niaque de l’Aïd-el-Kébir.

Sur notre route, nous sommes spon­ta­né­ment accueillis par les membres d’une com­mu­nau­té assem­blée autour de sa mos­quée. En guise de mou­ton, ils ont cuit vingt heures durant un énorme bœuf à se par­ta­ger avec tous les habitants.

Ensuite, les élec­tions géné­rales animent les villes et les cam­pagnes. La consti­tu­tion héri­tée des accords de Day­ton assure un équi­libre par­fait entre les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés, croate, serbe et musul­mane. Elle laisse néan­moins de côté les juifs et les « gip­sies », qui sont des « per­sonnes non consti­tu­tion­nelles » puisque n’appartenant à aucune des trois grandes communautés.

Ain­si, les routes sont par­tout déco­rées d’affiches immenses pour pro­mou­voir les dif­fé­rentes listes auprès des popu­la­tions. Il est par­fois dif­fi­cile de s’y retrou­ver dans ce pays divi­sé entre Serbes, musul­mans et Croates. À vélo le long d’une val­lée, on peut très bien pas­ser d’une terre dévo­lue aux Bos­niaques, d’un vil­lage aux deux mos­quées, à une cathé­drale ortho­doxe dorée et ruti­lante dans le vil­lage suivant.

“ L’ampleur de l’affichage est inversement proportionnelle à l’engouement pour le suffrage ”

Heu­reu­se­ment, chaque com­mu­nau­té ayant ses propres listes élec­to­rales, nous sommes immé­dia­te­ment infor­més d’un chan­ge­ment de région.

L’ampleur de l’affichage qui orne les routes est inver­se­ment pro­por­tion­nelle à l’engouement de la popu­la­tion pour le suf­frage. En effet, le sys­tème de pré­si­dence tour­nante (tous les huit mois), cen­sé assu­rer la coexis­tence paci­fique des com­mu­nau­tés, a aujourd’hui sur­tout pour effet de favo­ri­ser clien­té­lisme et immo­bi­lisme politique.

Quelle méri­to­cra­tie espé­rer quand un fonc­tion­naire peut être choi­si d’abord pour son pédi­grée eth­nique ? Quelle action poli­tique espé­rer quand, pour chaque élu, il s’agit sur­tout de défaire ce que le pré­sident pré­cé­dent a fait pour favo­ri­ser sa communauté ?

Dado, guide de la ville de Sara­je­vo et moni­teur d’escalade, mi-serbe, mi-musul­man, affiche dans sa cui­sine ces deux vers qui résument tout :

Crkve, dza­mije se grade Za Bol­nice, skole nema nade.
Dans les églises et les mos­quées l’argent est parti
Pour les écoles et les hôpi­taux, nous n’avons plus un radis.

L’école des Beaux-Arts de Sarajevo.
L’école des Beaux-Arts de Sarajevo.

À l’image de son dra­peau rap­pe­lant vague­ment celui de l’Union euro­péenne, la popu­la­tion bos­nienne lorgne davan­tage sur son entrée dans l’Union que sur sa classe poli­tique pour amé­lio­rer le sort du pays.

Comme nous le dit Zer­min, un gara­giste musul­man marié à une Croate et par­fai­te­ment fran­co­phone, n’ayant pas choi­si cette consti­tu­tion ubuesque, le peuple bos­nien se sent tou­jours sous tutelle.

Histoire de langues

Nous n’en sommes pas à notre coup d’essai et, durant les étés pré­cé­dents, nous avons déjà par­cou­ru un peu les pays ex-you­go­slaves, Ser­bie et Croa­tie, à vélo. Sans faire des étin­celles, j’ai quelques mots de ser­bo-croate dans mon escar­celle et je télé­charge même une gram­maire sur Inter­net pour ten­ter de lan­cer quelques phrases.

Travnik, en Bosnie
Trav­nik, en Bos­nie, cœur du patch­work you­go­slave, et ses minarets.

La tra­ver­sée de la Slo­vé­nie ne dure que deux nuits, le temps de com­man­der un repas et une nuit pour voir que l’autochtone com­prend plu­tôt bien ce que j’ânonne. Le slo­vène ne semble pas très dif­fé­rent de ce que je connais. Pour la suite, c’est encore plus flagrant.

Nous per­fec­tion­nons nos connais­sances rudi­men­taires tout au long de notre par­cours, nous jouant des pas­sages de fron­tières qui n’apportent pas de dif­fé­rences notables. Contrai­re­ment à ce que cer­tains lin­guistes poli­ti­que­ment influen­cés annoncent, on parle bien la même langue en Croa­tie, Bos­nie, Ser­bie et au Monténégro.

Les étu­diants sara­jé­viens avec les­quels nous pas­sons quelques soi­rées éthy­li­que­ment avan­cées nous le confirment. Ils sont à pré­sent très fiers et moqueurs de pou­voir indi­quer quatre langues au lieu d’une sur leurs CV. À l’extrême sud de ce ter­ri­toire, le macé­do­nien est suf­fi­sam­ment proche encore pour qu’on puisse se débrouiller.

En tra­ver­sant cette constel­la­tion de petits États, on se demande bien s’il n’y a pas moins de dif­fé­rence entre le dia­lecte slo­vène et celui de Macé­doine qu’entre les dia­lectes véni­tien et sici­lien de l’italien. Peut-être même sont-ils les par­ties d’une unique langue you­go­slave qui n’a jamais été stan­dar­di­sée, même sous la férule du maré­chal Tito.

Yougoslavie

La figure de l’homme fort de la You­go­sla­vie d’après-guerre est par­tout en Bos­nie. Calen­driers, mugs et cartes pos­tales le célèbrent, de même qu’un café bran­ché de la capi­tale bos­nienne. Plus que jamais, même pour ceux qui sont nés après son règne, Tito reste le sym­bole des jours heu­reux, où le pays était en paix, l’économie pros­père, le peuple sou­ve­rain, le tou­risme florissant.

“ On parle bien la même langue en Croatie, Bosnie, Serbie et au Monténégro ”

Titos­tal­giques et you­gos­tal­giques, les étu­diants nous rebattent les oreilles avec celui qui a dit « merde » à Sta­line, fait d’un pays uni la tête de file des non-ali­gnés et réuni à son enter­re­ment plus de chefs d’État venus de tous bords que n’importe qui d’autre.

Le fait d’armes du moment de cette idole, redé­cou­vert grâce à la télé­vi­sion amé­ri­caine, est l’épisode des « you­gos­mo­nautes » : grâce à un obs­cur car­net de Niko­la Tes­la, les scien­ti­fiques you­go­slaves auraient été en passe de résoudre cer­tains pro­blèmes tech­niques aux­quels étaient tou­jours en butte Amé­ri­cains et Sovié­tiques, en pleine conquête de l’espace.

Le don de la tech­no­lo­gie bal­ka­nique aux Amé­ri­cains n’aurait pas été pour rien dans les mil­liards de dol­lars déver­sés sur le pays et dans le décro­chage d’avec le bloc de Varsovie.

Un soir, alors que Dado nous rebat les oreilles avec le sys­tème de redis­tri­bu­tion des richesses de cette ère mer­veilleuse, qui ferait presque envie selon lui aux Sué­dois, je lui demande : « But where is this coun­try ? I want to live there ! » sou­rire désa­bu­sé qui montre que nous avons tout com­pris : « This coun­try doesn’t exist any­more. »

Football balkanique

En des­cen­dant de la Mon­tagne noire – plus pré­ci­sé­ment du Mon­té­né­gro – nous pour­sui­vons dans la plaine alba­naise avant de reprendre en Macé­doine et en Grèce. Les actua­li­tés du pays sont domi­nées par les désordres qui ont conduit à l’arrêt pré­ma­tu­ré du match Alba­nie-Ser­bie comp­tant pour l’Euro 2016.

“ Tito reste le symbole des jours heureux, où le pays était en paix ”

Alors que les sup­por­ters alba­nais étaient inter­dits au stade de Bel­grade hor­mis en tri­bune offi­cielle, un drone est venu en plein match déployer un dra­peau de la Grande Alba­nie (pro­jet natio­na­liste agré­geant à l’Albanie le Koso­vo et des miettes de la Macé­doine et du Monténégro).

Les jets de pro­jec­tiles qui s’en sont sui­vis ont conduit à l’annulation de la ren­contre pour pro­té­ger l’équipe alba­naise. Les Serbes endossent pour l’instant le mau­vais rôle, en dépit de la pro­vo­ca­tion volante albanaise.

Orga­ni­ser une telle ren­contre nous paraît stu­pide en soi. Il suf­fit de péda­ler dans Bel­grade pour voir les tags de croix cel­tiques et les ini­tiales des bandes de hoo­li­gans comme les Bel­grade Ultras. À Tira­na, on retrouve les ins­crip­tions des Tiranë Fana­tics ins­crites à la bombe sur le stade.

Et sur tous les para­pets des routes alba­naises, le graf­fi­ti AK (Alba­nie-Koso­vo) vient rap­pe­ler que le pro­jet natio­na­liste est dans beau­coup d’esprits, comme les dra­peaux des deux pays joints dans nombre de bars. Lorsque nous débou­chons en Macé­doine et retrou­vons la terre slave, il sub­siste une forte mino­ri­té alba­naise. Sur les pan­neaux écrits dans les deux alpha­bets, les ins­crip­tions en cyril­lique ont été grif­fon­nées, comme nous l’avions déjà vu dans les par­ties bos­niaques de la Bosnie.

Les Bal­kans, car­re­four des civi­li­sa­tions et ventre mou de l’Europe, sont tou­jours aus­si compliqués.


À la frontière du Monténégro
À la fron­tière du Monténégro

Un œil sur les énergies renouvelables

Dans le monde alle­mand, nous avions pu obser­ver des toi­tures pho­to­vol­taïques excep­tion­nelles, recou­vrant les magni­fiques granges de bois de la cam­pagne bava­roise ou tyro­lienne. Les éner­gies vertes ne dis­pa­raissent pas avec le pan­neau solaire, que nous n’apercevons plus.

Recou­verte de col­lines innom­brables, la Bos­nie est boi­sée à près de 80 %, et le chauf­fage au bois y est très déve­lop­pé, y com­pris pour cer­tains immeubles col­lec­tifs. Les tas de bûches s’accumulent, y com­pris dans cer­tains réduits de centre-ville. Comme nous sommes tou­jours à l’extérieur, nos nez sont direc­te­ment témoins d’une consé­quence immé­diate de l’emploi mas­sif de cette éner­gie : l’odeur de com­bus­tion emplit l’air, pro­ba­ble­ment annon­cia­trice de rejets de par­ti­cules fines.

De quoi faire écho au rem­pla­ce­ment des foyers ouverts pro­mu en France, indis­pen­sable à la mas­si­fi­ca­tion de ce mode de chauf­fage et à la pré­ser­va­tion de la qua­li­té de l’air.


Le pre­mier épi­sode est paru dans le numé­ro 706 juin-juillet 2015 de La Jaune et La Rouge

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