Le monde sur deux roues, épisode 3 : vaincre Stamboul
La Turquie, première « vraie frontière » sur la route du Levant, est pour Florian et Élise Coupé l’occasion de découvrir une hospitalité orientale généreuse, de parcourir des paysages austères au fil du plateau anatolien, mais aussi de percevoir les limites de la contestation politique chez la jeunesse turque.
Au débouché des collines balkaniques, nous prenons la Via Egnata, au nord de la Grèce, pour piquer plein est. En retrouvant la Méditerranée, nous traçons vers le Levant alors que les premiers frimas de l’automne se font sentir.
Dans la plaine de Thessalonique, la récolte du coton, ainsi que celle des olives, bat son plein.
Nous sommes tendus comme une flèche sur son arc, tout droit dirigés vers Stamboul, l’antique Byzance, porte de l’Orient, carrefour de deux continents et de deux mers, poste occidental de la Route de la soie.
La première frontière
Même si nous n’avons pas encore besoin de visas, la frontière helléno-turque est la première frontière digne de ce nom que nous traversons, avec limite tracée au centimètre près au sol et bidasses en tenue de combat.
En entrant dans la plaine de Thrace, derrière le poste-frontière, s’étire une plaine céréalière fertile, labourée et nue. Dans l’arrière-pays stambouliote, les sentinelles verticales ne sont plus les cyprès méditerranéens, mais les minarets ottomans, piquetant le paysage de champs moissonnés. Le paysage change du tout au tout après cette limite passée. La côte grecque était un ensemble bosselé, bordé à main gauche par les crêtes montagneuses ocre.
Solidarité polytechnicienne
Nous mettons deux jours entiers à vaincre Stamboul et son trafic infernal qui s’étire sur les rives de l’Europe et de l’Asie.
Pour nous loger, la solidarité polytechnicienne joue à plein et c’est un camarade de l’École qui nous accueille chez lui.
Dans ce point de passage obligé de notre route vers le Pacifique, nous rencontrons pas mal de voyageurs cheminant dans la même direction. Un cyclo picard qui achève son périple dans la Magnifique, ou un équipage familial dont la mère est française et le père roumain, parlant le français, l’anglais, le russe et le perse, et qui ramasse au long de sa route tous les hobos et backpackers un tant soit peu originaux qui traînent sur son chemin.
Ce soir-là, devant le camping-car, un guitariste bulgare et un clarinettiste hongrois essaient de s’accorder pour ramasser quelques pièces pendant qu’un Canadien tente de convaincre la polis de ne pas les dégager.
Un concert désynchronisé
Comme en Bosnie, notre vie se trouve à nouveau rythmée par les cinq prières quotidiennes calées sur les mouvements du soleil. Chacun des muezzins calcule ou mesure jalousement l’heure de chaque prière, et lorsque la voix d’un muezzin (sans haut-parleur) s’éteint, celle d’un autre doit pouvoir être entendue.
Dans les cités importantes où chaque pâté de maisons a sa mosquée, un concert désynchronisé résonne régulièrement dans toutes les directions.
Pour nous, Al-Maghrib, la prière du coucher du soleil, est surtout le signal que la pénombre complète va se faire, et qu’il est plus que temps d’arrêter de pédaler.
Traverser l’Anatolie
L’étape est aussi l’occasion de réfléchir à la route que nous allons prendre. Le couloir s’est réduit ces dernières années, puisque nous devons, quoi qu’il arrive, contourner le Croissant fertile – c’est-à- dire éviter la Syrie. Heureusement, l’Iran est d’un accès plus facile qu’il y a encore cinq ans.
Pour rejoindre ce pays, on nous dit que la côte de la mer Noire, c’est un peu comme une Bretagne turque, ce qu’on y gagne en degrés, on le perd dans les précipitations qui nous tombent dessus.
Longer la côte méditerranéenne ferait un itinéraire fort biscornu. Nous optons donc pour la traversée centrale, monter sur le plateau anatolien et rejoindre la capitale Ankara.
Accueil turc
Sur la route, nous utilisons un site de couchsurfing pour cyclos afin de loger chez les jeunes Turcs. Au bout de Marmara, à Izmit, nous avons rendez-vous avec un étudiant en mécatronique à l’heure où la prière du soir retentit.
Quand il nous retrouve, il nous dit tout de go qu’il ne peut pas nous accueillir car il a du monde qui vient à la maison. Nous sommes décontenancés mais c’est mal connaître les Turcs. L’élève-ingénieur nous emmène chez un de ses amis.
Lorsqu’il lui rappelle l’arrangement, le prénommé Islam (ça ne s’invente pas) semble ne plus trop se rappeler mais ouvre sa porte, libère sa chambre et nous offre kebab, çay (thé) et bière. De ville en ville, nous sommes ensuite recommandés chez d’autres gaillards mécatroniciens.
Le sens de l’hospitalité
À chaque fois, nous sommes misafirlar, c’est-à-dire invités. Le mot renvoie aussi à quelque chose signifiant « envoyé de Dieu ». Dans tous les cas, les jeunes hommes nous laissent maîtres de la chambre qu’ils nous prêtent. Respectueux de l’intimité du couple, ils demanderont toujours avec mille précautions la permission de venir chercher quelque chose dans leur armoire. Et à chaque fois un bon gueuleton se prévoit.
N’étant pas des fées des fourneaux, ils nous emmènent au restaurant. Souvent, nous demandons : « Quand cela vous arrange-t-il qu’on aille manger ? », à quoi ils répondent « ce qui vous arrange nous arrange ». Il est enfin strictement impossible pour nous de payer quoi que ce soit. Malgré de savants stratagèmes, nous sommes toujours dépassés par nos hôtes quand il s’agit de régler l’addition.
Étendues infinies
Sur le plateau, le paysage se fait nu, les grandes étendues sont transpercées par notre route. Autour, la terre est grise et vert pâle, avec un ciel au diapason, dont la grisaille reflète le gris de la terre.
Dans les villes, nous sommes accueillis par de grands ensembles d’immeubles pastel, ni moches, ni beaux, mais d’un manque d’imagination tout masculin. Ce sont pour la plupart les résultats des grands programmes de constructions erdoğaniens.
Les avis sont partagés sur cette région où les distances entre villes se font de plus en plus grandes. Élise est exaspérée de ces étendues infinies tandis que je les trouve apaisantes.
Deux cents millions de verres de thé
Après Sakarya, nous bifurquons au sud en grimpant sur le plateau. Dans les Petrol Ofisi du bord de route, nous commençons à faire grande consommation de thé, qui vient nous réchauffer.
À chaque station, il est en libre-service, à partager avec les routiers et chauffeurs qui nous entourent. Chaud, goûteux, ambré, il est servi dans de petits verres qui ont la même forme que les cheminées hyperboloïdes des centrales nucléaires.
Les Turcs en consomment deux cents millions de verres par jour.
Jeunesse kémaliste
C’est à Ankara que nous faisons une petite pause, le temps d’obtenir nos visas iraniens. La colocation qui nous héberge n’est pour une fois pas composée de mécatroniciens, mais d’étudiants en sciences politiques, droit, diplomatie ou commerce.
Le point commun de cette bande de joyeux lurons est d’être un solide foyer kémaliste. La capitale de la Turquie est aussi austère et continentale qu’Istanbul est pimpante et maritime.
Nos hôtes sont totalement imprégnés du culte de Kemal Atatürk dont ils nous font visiter les temples laïcs, dont notamment Anıtkabir, le grand mausolée devant lequel on ne peut s’avancer que tête baissée (car le pavement de l’allée est volontairement irrégulier et oblige à être attentif à ses pieds).
Et évidemment, cette élite urbaine et éduquée vocifère à tout moment contre Erdoğan, le nouveau sultan qui remet en cause tant de mesures fondatrices mises en place par le Père de la nation.
Une nuit à la mosquée
Un soir, la distance est trop grande pour rejoindre directement la ville où un nouveau mécatronicien nous attend. Comme la bourgade intermédiaire où nous faisons halte ne compte que quelques poulaillers industriels et aucune pansiyon ou aucun otel, nous nous retrouvons vite à demander à dormir dans la mosquée.
Le jeune imam est d’accord mais, en Turquie, il est sous l’autorité du maire et il n’a pas le dernier mot sur l’usage du bâtiment. L’édile essaie de nous signifier en allemand que nous devons quitter promptement les lieux le lendemain.
Ce qui ne sera pas difficile à respecter puisque l’appel à la première prière du matin retentit à cinq heures.
Pas d’alternative
Après avoir rencontré nombre de ces étudiants au cours des différentes étapes de notre route, nous commençons néanmoins à être de plus en plus gênés par les paradoxes et les limites de leur discours. Car, souvent, nos amis méprisent ouvertement les masses incultes et arriérées des campagnes anatoliennes qui forment, selon eux, le gros contingent des soutiens du président.
Au-delà de la vindicte dont ils poursuivent celui qui les dirige, leur attitude hautaine ne laisse la place à aucune remise en cause et ne leur permet pas de s’adresser à leurs concitoyens pour préparer une quelconque alternative.
Quelque chose ne tourne pas rond
Alors que nous serons rentrés depuis quelques mois, nous apprendrons qu’une bombe a explosé près de la gare centrale d’Ankara, faisant cent morts dans un rassemblement contre le pouvoir. C’est exactement le genre de manifestations que nos amis affectionnent.
Un rapide appel nous apprendra qu’aucun d’eux n’a été touché par l’attentat. Quelques semaines plus tard, en novembre, c’est à eux de s’inquiéter de notre sort à Paris.
Quelque chose, décidément, ne tourne pas rond.
A lire : le premier volet du voyage de Florian et Elise coupé