Le moteur franco-allemand dans l’Union européenne : entre l’assurance du succès et la peur des difficultés
L’équilibre des déséquilibres
Force est de constater que les fondements de la relation franco-allemande depuis 1989–90 ont bien changé. L’Allemagne réunifiée, forte de ses 81,5 millions d’habitants, a gagné en ressources économiques, même si celles-ci sont actuellement diminuées par les coûts de la réunification.
La RFA arrive en deuxième position pour ce qui est de sa part de marché dans le commerce mondial, en troisième position pour ce qui est des investissements à l’étranger et son PIB est le quatrième mondial derrière celui des États-Unis, de la Chine et du Japon. Le mark est devenu la deuxième monnaie de réserve après le dollar.
En outre, et c’est ce qui pose particulièrement problème à la France, l’Allemagne, en recouvrant toute sa souveraineté, jouit d’un nouveau statut politique au sein de l’Union européenne. Ses atouts de grande puissance lui permettent dorénavant de facto de s’attribuer un rôle de leadership au sein de l’UE, rôle qui jusqu’alors était assumé par la France. Néanmoins, l’Allemagne doit se garder d’utiliser le pouvoir que lui confère son statut de première puissance européenne d’une manière trop démonstrative, si elle ne veut pas faire resurgir les vieux démons toujours prompts à se manifester outre-Rhin.
Le général de Gaulle et Konrad Adenauer, Reims, 1962 © BUNDESBILDSTELLE
Avec la fin du conflit Est-Ouest, la France a définitivement perdu ses principaux atouts de grande puissance. Ainsi, elle n’a plus droit de regard sur l’Allemagne vaincue. Dans le nouveau cadre géopolitique lié à la démocratisation des pays de l’Est et à l’effondrement de l’URSS, sa force de frappe ne joue plus le rôle qu’elle jouait du temps de la guerre froide. Enfin, la France a perdu de son influence dans son pré carré traditionnel, l’Afrique, menacé par l’influence américaine.
De fait, la relation franco-allemande ressemble davantage à un » équilibre des déséquilibres » qui, autrefois canalisé par la division de l’Allemagne, n’est pas sans engendrer aujourd’hui une méfiance et une incertitude réciproques comme l’ont montré en France le débat sur le traité de Maastricht et en Allemagne le débat sur l’UEM. Ce nouveau décalage est devenu un problème fondamental dans les relations bilatérales dans la mesure où il a tendance à susciter, côté allemand, une trop grande confiance en soi et à l’inverse une attitude souvent trop défensive côté français. À partir de cette nouvelle donne, on peut se demander si la France et l’Allemagne sont encore en mesure d’exercer leur fonction de moteur au sein de l’Union européenne.
La relation franco-allemande au service de l’Europe
Il est intéressant de constater qu’entre 1990 et 1991, Paris et Bonn ont pris une série d’initiatives visant à fonder une Union politique parallèlement à la création d’une Union économique et monétaire ainsi qu’à la mise en place d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Il s’agissait d’une part de redonner une dynamique au processus d’intégration européenne, d’autre part il était devenu urgent de remettre le moteur franco-allemand en marche après les irritations provoquées par la chute du mur de Berlin. Ces initiatives bilatérales ont abouti, lors du sommet de Maastricht en décembre 1991, au nouveau traité de l’Union européenne qui fixe les étapes du calendrier de l’UEM et réaffirme l’objectif d’une Union politique.
On a pu assister à une approche bilatérale analogue lors de la préparation de la Conférence intergouvernementale visant à l’adaptation du traité de Maastricht. Autant les positions étaient très éloignées l’une de l’autre au départ – les Allemands privilégiant l’extension du vote à la majorité dans le deuxième pilier (PESC) et une plus grande participation du Parlement européen, les Français souhaitant créer un poste de secrétaire général de la PESC et réformer la Commission européenne -, autant elles se sont incontestablement rapprochées au cours des négociations et ont donné lieu à des propositions substantielles communes. Néanmoins, les modifications institutionnelles relativement modestes, obtenues au dernier sommet européen d’Amsterdam en juin 1997, montrent que Paris et Bonn n’ont pas réussi à fixer clairement les priorités et qu’ils n’ont pas véritablement joué le rôle de moteur au sein de l’Union européenne.
On peut s’interroger sur les raisons de cette difficulté et remarquer tout d’abord que dans une Europe élargie, il est dorénavant plus difficile de trouver des compromis à quinze. Parallèlement, l’exclusivité du couple franco-allemand est mise à l’épreuve par d’autres alliances possibles, la France comme l’Allemagne ayant toutes deux, à plusieurs reprises, tenté un rapprochement unilatéral auprès de la Grande-Bretagne.
Conceptions et perceptions désaccordées
La difficulté majeure tient cependant au fait que Bonn et Paris n’ont toujours pas réussi à développer une vision commune de l’Europe. Le débat lancé en 1994 par les réflexions de Wolfgang Schäuble et de Karl Lamers sur la politique européenne et l’idée d’un noyau dur de l’Europe a accentué l’impression d’un manque de réflexion stratégique commune sur la finalité de l’Europe. Tandis que la France plaide, selon la tradition gaulliste, pour une coopération intergouvernementale accrue et élargie à de nouveaux domaines, l’Allemagne, elle, souhaite poser les jalons d’une intégration irréversible et durable, conçue comme seule garantie pour la paix en Europe.
À la différence de cette vision » interne » de l’Union européenne, basée sur un partage du pouvoir entre les États membres et un transfert des compétences nationales à la Communauté, la France souhaite faire de l’Europe un acteur de la politique internationale, notamment dans le domaine de la politique étrangère, mais aussi dans le domaine économique et monétaire. C’est ainsi que la future monnaie unique est envisagée, côté français, comme un instrument géopolitique permettant à l’Europe de former un contrepoids face aux États-Unis et à l’Asie, alors qu’elle apparaît côté allemand davantage comme un moyen économique visant à garantir la stabilité en Europe.
Outre ce problème de fond quant à la finalité politique de l’Europe, on peut noter un problème de perception manifeste entre les deux pays, alimenté entre autres par une mécanique interinstitutionnelle de concertation franco-allemande défaillante. Ainsi, par exemple, la réforme des armées en France et ses incidences sur la politique de défense et de sécurité en Europe n’ont été, à aucun moment, l’objet de discussion au sein du Conseil franco-allemand de sécurité et de défense. Le débat sur l’euro constitue sans doute la meilleure illustration d’une perception faussée entre les deux partenaires.
Côté allemand, on s’inquiète au nom de la fameuse » culture de stabilité » de savoir si la France ne sera pas tentée d’assouplir les critères de convergence et en particulier le critère sur les déficits publics afin de faciliter l’entrée des pays méditerranéens de l’UE dans l’UEM, contrepoids utiles face à l’Allemagne, ce qui aurait pour effet d’affaiblir la confiance dans l’euro. D’autre part, on craint qu’elle ne remette en cause l’indépendance de la Banque centrale européenne en voulant instaurer un » gouvernement économique « .
Côté français, on regrette que les Allemands ne soient pas prêts à mettre en œuvre l’article 103 du traité de l’Union européenne visant à une meilleure coordination des politiques économiques et que ces derniers se soient fixés sur le seul critère budgétaire négligeant ainsi le problème du chômage. Pendant des mois, on a ainsi pu assister à une renaissance des clichés qui n’a fait qu’envenimer les relations bilatérales à un moment crucial du processus d’intégration qui aurait mérité sans doute un dialogue plus ouvert de la part des dirigeants politiques français et allemands. Faut-il en conclure que le partenariat franco-allemand a ses beaux jours derrière lui et que sa légitimité comme moteur de l’Union européenne est en danger ?
Le moteur franco-allemand est-il en panne ?
L’évolution de la discussion sur l’UEM depuis l’arrivée de Lionel Jospin au pouvoir tend à prouver le contraire. Après avoir provoqué un coup d’éclat en posant clairement pendant la campagne électorale quatre conditions à l’introduction de la monnaie unique, qui ne reflétaient en réalité qu’une position traditionnellement défendue par la France depuis plusieurs années déjà, le candidat socialiste a pour ainsi dire libéré le dialogue bilatéral de ces malentendus.
Non seulement, le chancelier Kohl a accepté à Amsterdam d’ajouter au traité de l’UE un chapitre sur l’emploi et la croissance, qui reste certes une déclaration d’intention, mais il a été obligé de prendre enfin position dans le débat germano-allemand sur un report de l’UEM. La déclaration sur l’UEM, rédigée en commun par certains membres du groupe parlementaire chrétiens-démocrates CDU-CSU, en septembre 1997, montre également que les points litigieux entre la France et l’Allemagne (interprétation des critères de convergence et conseil économique) sont en passe de se régler. Ce qui a été confirmé par le dernier sommet franco-allemand de Weimar.
À l’inverse, on peut citer d’autres domaines de la politique européenne où le rapprochement des positions françaises et allemandes n’a pas suffi à dépasser des intérêts nationaux divergents et par là même à faire avancer l’Europe. Il est manifeste que Bonn et Paris ont, au-delà de leurs déclarations d’intention et objectifs communs concernant la construction européenne, des intérêts différents en ce qui concerne les réformes institutionnelles et les questions de l’élargissement de l’Union européenne.
C’est principalement sur ces deux questions que se jouera le rôle du tandem franco-allemand dans l’UE. Sur le plan institutionnel, le sommet d’Amsterdam a été un échec, si on considère que l’objectif était de préparer les institutions européennes à l’élargissement. Ainsi, les problèmes de la repondération des voix au sein du Conseil et de la réduction du nombre de commissaires n’ont pas été réglés. L’idée de fusion entre l’UE et l’UEO, propagée par la France et l’Allemagne depuis plusieurs années, n’a pas progressé. On peut aussi s’interroger sur le rôle du futur » M. PESC » comme sur le contenu de cette dernière. Enfin, l’extension significative de l’utilisation de la majorité qualifiée dans le troisième pilier n’a pas été réalisée.
Le mauvais fonctionnement du moteur franco-allemand risque à court terme d’être contre-productif, notamment dans les négociations sur l’élargissement. Certes, on peut noter que la France, auparavant réticente à l’élargissement de l’UE – on se souvient de l’idée d’une confédération européenne, lancée par Mitterrand en 1990, qui aurait servi d’antichambre aux pays d’Europe centrale et orientale -, a dorénavant acquis la certitude que celle-ci est inévitable et a rejoint ainsi la position allemande.
Au-delà de cet accord de principe, Paris et Bonn n’ont toujours pas d’approche commune en matière d’élargissement. L’élargissement de l’UE aux PECO reste un but prioritaire de la politique allemande eu égard aux conséquences économiques et politiques qu’entraînerait leur mise à l’écart, c’est pourquoi elle s’est engagée dans la CIG pour qu’un calendrier précis soit adapté et présenté à Amsterdam. T
ant et si bien que l’Allemagne, qui se trouve depuis la réunification dans une nouvelle situation géopolitique, est devenue le porte-parole des PECO. Cependant, Bonn semble toujours éviter soigneusement d’aborder les conséquences (financières) d’un tel élargissement, tandis que Paris n’a pas réussi à établir une relation forte entre révision institutionnelle et élargissement géographique. Aussi, le prochain Conseil européen à Luxembourg en décembre 1997 risque-t-il d’être marqué par de nouvelles divergences franco-allemandes concernant la réforme de la PAC, les finances de l’Union et les fonds structurels.
L’engagement européen de l’Allemagne : réel mais limité
Cette évolution conduit à s’interroger aussi bien sur les intentions françaises que sur les intentions allemandes, à savoir dans quelle mesure la France mais aussi l’Allemagne souhaitent-elles réellement créer cette Union politique européenne. D’une part, Paris souhaite renforcer le rang de la France dans le monde, c’est dans cette perspective qu’elle plaide pour un approfondissement de la construction européenne et incarne une volonté d’intégration supplémentaire tout en restant prisonnière d’une culture anticommunautaire et attachée à la souveraineté nationale.
Ce dilemme français est particulièrement perceptible dans les questions concernant la PESC. D’autre part, on se souviendra que l’Allemagne, tout en essayant d’imposer son modèle à l’Europe, a été un des derniers États européens à ratifier le traité de Maastricht après que le Bundestag se fut réservé le droit de se prononcer sur la troisième étape de l’UEM. Curieusement, ce sont les Allemands qui sont apparus ces derniers mois réticents à progresser dans la voie de l’intégration qu’ils s’étaient tracée. Un an avant les législatives, il importe de ne pas ouvrir de nouveaux fronts internes au sein de la coalition gouvernementale, l’essentiel étant pour le chancelier de faire passer l’euro. Ainsi, la délégation allemande à Amsterdam a‑t-elle bloqué, pour des raisons de politique intérieure (les Länder y étant hostiles et la Bavière en tête), l’extension du vote à la majorité dans le troisième pilier, en particulier en matière de droit d’asile.
Le Kaiser Wilheim sur l’Elbe © OFFICE NATIONAL ALLEMAND DU TOURISME
Le débat qui s’amorce sur la réduction de la contribution allemande au budget européen, qui jusque-là était perçue comme le prix à payer pour la réintégration de l’Allemagne dans la Communauté européenne, montre que celle-ci n’est plus demandeur et que d’une certaine manière un tabou est levé. Il est clair que le gouvernement allemand cherche davantage à imposer ses intérêts, tout en restant tout à fait conscient qu’il a plus de poids en agissant au sein de l’UE qu’en agissant seul.
Cette stratégie ne correspond ni à un moindre besoin pour Bonn de souder sa puissance dans le processus européen, ni au désir d’apparaître comme l’interlocuteur privilégié des États-Unis et de la Russie en Europe, mais davantage à la nécessité de rompre avec la » diplomatie du chéquier » et la traditionnelle » retenue » allemande en matière de politique étrangère. Si Bonn affiche une volonté de défendre ses propres intérêts sur la scène européenne, voire sur la scène internationale (siège permanent au Conseil des Nations unies), elle hésite cependant à prendre plus de responsabilités, ce qui lui ferait quitter une situation jusque-là confortable.
Autant ce rôle lui est reconnu par les autres membres de la Communauté dans la mesure où celui-ci s’exerce d’une manière prévisible et mesurée, autant il est difficilement accepté par les Allemands eux-mêmes comme le montre la controverse germano-allemande sur la définition des intérêts nationaux. Néanmoins, on constate un consensus nouveau dans l’opinion publique et les partis politiques allemands, y compris chez les sociaux-démocrates et les Verts, sur la participation de la Bundeswehr à des missions de maintien de la paix.
Par conséquent, la voie choisie par le chancelier Kohl consiste, comme par le passé, à utiliser les initiatives franco-allemandes comme un instrument privilégié pour façonner sa politique européenne – même si celles-ci ne sont pas toujours couronnées de succès – tout en gardant une approche multilatérale comme dans le cadre du conflit en ex-Yougoslavie (Groupe de contact).
Il s’agit là moins de diluer la relation franco-allemande dans une politique européenne privilégiant le multilatéralisme par rapport au bilatéralisme que de redonner à ce dernier une légitimité remise en cause, depuis la réunification, par certains responsables allemands et français, comme par les autres partenaires européens, et d’affirmer aussi un retour à la normalité.
Bref, un nouveau rapport de forces s’est établi au sein du tandem franco-allemand depuis 1989. Mieux vaut en avoir conscience que de considérer que la relation franco-allemande – relation privilégiée ne l’oublions pas – est un acquis qui se développe et s’approfondit naturellement. Il n’existe pas d’harmonie préétablie entre ces deux pays, mais la volonté de mettre de côté leurs divergences pour franchir les obstacles bilatéraux ou communautaires.