Le Mouves, les entrepreneurs sociaux qui transforment l’économie
L’économie sociale et solidaire est-elle à la pointe de l’entrepreneuriat ? Depuis quelques années, les entrepreneurs sociaux ont fait passer l’économie sociale à une autre échelle en affichant une ambition décomplexée et de nouveaux moyens pour un nouvel objectif : transformer le modèle économique actuel vers un modèle qui prenne pleinement en compte les enjeux sociaux et environnementaux.
Pouvez-vous nous expliquer comment naît l’économie sociale et solidaire ?
L’émergence du mouvement ouvrier dans la deuxième moitié du XIXe siècle aboutit notamment à des initiatives de mutualisation, d’entraide, de solidarités et de coopération et va donner naissance à l’économie sociale avec les associations, les coopératives et les mutuelles. Elles ont en commun de pratiquer une économie de façon collective, en partageant le pouvoir, les richesses, la valeur. En parallèle, il y a toujours eu une frange du capitalisme libéral qui a également revendiqué une responsabilité sociale par la philanthropie, le soin des salariés, le partage d’une partie de la valeur etc.
Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, l’économie sociale se structure avec comme points communs pour ses acteurs des statuts qui garantissent le partage du pouvoir, un homme une voix, la démocratie dans l’entreprise ; et la non lucrativité, c’est-à-dire que les excédents restent à l’intérieur de la structure et sont réinvestis dans le projet.
Dans le dernier quart du XXe siècle émerge l’économie solidaire. Elle n’est plus définie par ces statuts mais par la finalité de ses activités, qui est de répondre à des enjeux sociaux, sociétaux, de solidarité comme l’insertion professionnelle par l’activité économique, le commerce équitable… Cette économie est assez en phase avec les pratiques de l’économie sociale qui sont le partage des richesses et de la gouvernance. Ces deux grands mouvements de l’économie de transformation sociale se sont regroupés pour donner naissance à l’économie sociale et solidaire. Puis naît le mouvement de l’entrepreneuriat social qui regroupe des entrepreneurs individuels dont l’activité vise une finalité sociale, sociétale ou environnementale, est à but non lucratif ou à lucrativité encadrée et à gouvernance participative. C’est le dernier arrivé dans la famille de l’ESS dont la reconnaissance institutionnelle est consacrée par la loi Hamon de 2014.
Qu’est-ce que le Mouves, le mouvement des entrepreneurs sociaux ?
La notion d’entrepreneuriat social a été portée en France par Ashoka (un réseau international d’entrepreneurs sociaux) il y a une quinzaine d’années en faisant valoir que, pour répondre à une problématique sociale, on peut exercer une activité commerciale génératrice de revenus autonomes sans dépendre de subventions, ni de la générosité publique ou du mécénat. Le mouvement des entrepreneurs sociaux, le Mouves, a démarré il y a une dizaine d’années avec l’idée qu’il fallait rassembler ces entreprises sociales (finalité sociale, partage des richesses et de la gouvernance, génération de revenus autonomes) sans distinction de statuts (associations, sociétés de capitaux, coopératives, mutuelles, fondations…). Le projet était de regrouper le maximum de ces structures pour à la fois établir et faire fonctionner un réseau, et créer une force de plaidoyer politique unie dépassant les plaidoyers catégoriels traditionnels.
Comment distingue-t-on une entreprise sociale ?
C’est une structure privée (peu importe son statut : associations, coopératives, mutuelles, fondations, sociétés de capitaux) à finalité d’intérêt général (sociétale, sociale, environnementale), à gouvernance participative (dont le pouvoir ne soit pas strictement proportionnel à la répartition du capital), à lucrativité limitée (y compris en limitant les rémunérations des dirigeants en fonction de la taille de la structure) et dynamique sur le plan entrepreneurial, c’est-à-dire sans cesse à la recherche de nouvelles ressources pour son développement, quelle que soit leur origine : activité commerciale, recherche de subventions publiques et appel à la générosité des particuliers et des entreprises. Cette définition qui repose sur des critères objectifs dépassant les statuts juridiques permet d’avoir une vision à la fois plus ouverte et plus exigeante de l’économie sociale et solidaire.
Le mouvement pour l’entrepreneuriat social porte pour partie un message critique à l’égard de l’ESS. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Il y a effectivement une critique qui vient du mouvement des entrepreneurs sociaux adressée à l’économie sociale historique sur plusieurs aspects. Tout d’abord par le fait de dire à une partie du secteur associatif qu’il ne faut pas se contenter d’attendre des subventions mais qu’il faut sans cesse chercher de nouvelles ressources ; car se soucier vraiment de son utilité sociale, c’est dépenser le maximum d’énergie sans distinction de provenance de ressources pour développer ses projets et augmenter son impact. C’est un point de vue qui est débattu et une partie du secteur associatif peut ne pas se retrouver dans cette dynamique entrepreneuriale.
L’autre critique est de dire que certaines structures, bien qu’ayant des statuts de l’économie sociale, sont parfois en incohérence forte entre valeurs affichées et pratiques. On peut par exemple s’interroger sur la contribution sociale et environnementale de certaines grandes coopératives bancaires ou agricoles. Un autre exemple, la question des rémunérations : même si la structure ne distribue pas d’excédents à l’extérieur, rien ne garantit que la redistribution à l’intérieur se fasse de façon équitable.
Y a‑t-il une critique adressée aux entrepreneurs sociaux ?
Oui, il y a une critique qui est faite à l’entrepreneuriat social qui est perçu comme le faux nez de la privatisation de l’action pour l’intérêt général, l’ouverture au capitalisme etc. À mon avis, c’est une critique peu fondée. Il y a probablement une frange d’entrepreneurs sociaux qui est moins solidement attachée au partage de la gouvernance et des richesses que l’est l’économie sociale authentique et cohérente. Mais sur le fond théorique et dans la pratique concrète des entrepreneurs sociaux, on trouve les structures les plus en pointe sur la combinaison d’utilité sociale, de partage des richesses et de partage de la gouvernance.
Existe-t-il d’autres dynamiques d’entrepreneuriat engagé que l’ESS et l’entrepreneuriat social ?
Oui, il y a une autre lame de fond qui est actuellement en train de monter en puissance, c’est la lame de fond du capitalisme responsable, qui, avec la loi Pacte, a bénéficié d’une tribune forte l’année dernière. C’est une dynamique très positive car ce sont des entreprises capitalistes qui veulent s’engager dans la transition écologique et sociale, et qui veulent adopter des raisons d’être, des statuts d’entreprises à mission, approfondir leurs politiques RSE, qui cherchent des partenariats avec les pionniers de l’ESS, qui cherchent une légitimité et qui doivent être encouragées et accompagnées. Des acteurs de l’ESS, dont le Mouves est la figure de proue, souhaitent que l’ensemble de l’économie devienne sociale et solidaire tout en accompagnant toutes les bonnes volontés du côté des entreprises capitalistes classiques vers plus de progrès social et écologique. Il faut donc discuter, encourager, accompagner avec ouverture et aussi exigence.
Comment procédez-vous pour accompagner avec ouverture et exigence ?
Au lendemain du départ de Nicolas Hulot du gouvernement, nous avons initié un collectif appelé « Nous sommes demain », qui regroupe à la fois les grands réseaux de l’ESS mais aussi les B Corp (Benefit Corporation), les entreprises à missions, le cercle des jeunes dirigeants, le commerce équitable, le bio, à peu près tout ce que compte la France de réseaux d’entrepreneurs engagés. Le premier projet de ce collectif a été l’organisation des premières universités d’été de l’économie de demain qui ont eu lieu début septembre 2019. Ce fut un grand moment de rassemblement de ces entrepreneurs qui proposaient un complément à la rentrée économique française, juste une semaine après l’université d’été du Medef. Notre message consiste à montrer qu’il n’y a pas qu’une seule façon de faire de l’économie et à dire : « Nous sommes demain et nous sommes nombreux. » Ces universités d’été ont été un grand succès, au-delà de nos espérances. En plus d’être un lieu de débat, elles ont été un lieu de construction et de plaidoyer avec des propositions d’actions adressées à l’ensemble des entreprises françaises qui veulent s’engager dans la transition écologique et sociale. Ce sont des propositions très concrètes sur quatre thèmes : impact social, impact environnemental, partage des richesses et partage de la gouvernance, qui reprennent les canons de l’ESS exigeante mais qui proposent des indicateurs qui permettent à toutes les entreprises quelles qu’elles soient de se les approprier et de s’engager, avec exigence pour éviter de tomber dans le green washing et le social washing.
Avez-vous fait une jonction avec le Manifeste étudiant pour un réveil écologique ou avec d’autres types d’initiative pour l’entrepreneuriat engagé ?
Nous partageons avec le Manifeste étudiant cette idée que distinguer les entreprises engagées de celles qui se contentent de faire de la communication est nécessaire pour que les salariés et les consommateurs se repèrent et pour faire changer en profondeur notre modèle économique. C’est un levier fondamental car, pour transformer la société, il faut pouvoir s’appuyer sur les salariés et les consommateurs. Le haut-commissariat à l’ESS et à l’innovation sociale est très actif sur ces questions d’engagement sociétal des entreprises au niveau national avec la création de French Impact et de la dynamique 10 %. Leur action est complémentaire de ce qu’on fait avec le collectif « Nous sommes demain » car, en plus de permettre d’infuser les politiques publiques, ils ont une capacité de mobilisation des entreprises du CAC 40. Pour l’instant, à quelques exceptions près, ces entreprises ne sont pas encore suffisamment en lien avec nous, même si nous travaillons déjà avec Danone. Entreprise engagée de longue date, Danone a amorcé sa transformation progressive en B Corp, revendiquant aujourd’hui 30 % de ses activités labellisées B Corp (label RSE exigeant) et est le porte-drapeau de l’initiative Business for Inclusive Growth (pour une croissance inclusive).
En quoi cette aventure de l’ESS vous rejoint dans votre histoire personnelle ?
J’ai reçu une éducation assez marquée politiquement à gauche, j’ai reçu en héritage une conscience forte des injustices sociales. Après avoir été un enfant précoce scolairement qu’on promettait à Polytechnique…, je suis devenu un adolescent turbulent et j’ai vécu une crise existentielle à l’âge de 18–19 ans dont je suis sorti avec l’envie de m’engager pour l’intérêt général et la chose publique. J’ai commencé des études de droit et de sciences politiques, j’ai trouvé un petit job qui me plaisait et qui consistait à recruter des adhérents dans la rue pour Greenpeace. Je me suis engagé dans le démarrage du mouvement altermondialiste en France, je suis allé soutenir José Bové à Millau puis j’ai fait le tour d’Europe des contre-sommets. Ensuite j’ai « industrialisé » ce petit job de recrutement pour Greenpeace en développant le groupe ONG Conseil dont j’ai été associé et cogérant pendant quinze ans. Ça a été ma première expérience entrepreneuriale, une structure qui fait de la collecte d’argent dans la rue pour les associations d’intérêt général, qui est passée de 0 à 300 salariés en deux ans, quand j’avais 24 ans et que j’étais en train de faire mon DEA de sociologie politique. C’est là que je suis devenu entrepreneur social.
Il n’y a donc pas eu de conversion dans votre carrière, vous êtes dans l’ESS depuis le départ ?
Oui, depuis mes premiers pas professionnels et de chef d’entreprise avec ONG Conseil. Par la suite, j’ai créé une agence de communication spécialisée dans la mobilisation citoyenne appelée Voix publique qui accompagne des citoyens dans leur passage à l’acte concret pour une cause d’intérêt général.
En parallèle de ce parcours-là dans la collecte de fonds et la mobilisation citoyenne, j’ai un parcours plus personnel avec le handicap. Un de mes petits frères a eu un grave accident de ski devant mes yeux suite à un petit concours de sauts improvisé avec mon meilleur ami dont j’étais l’initiateur et l’arbitre. Mon frère a fait une chute de 8–10 mètres : j’ai cru qu’il était mort, il est en fait devenu paraplégique. Il a connu un rebond exceptionnel car il a vite retrouvé goût à la vie et est devenu champion du monde de tennis en fauteuil en simple et en double et ensuite un des plus grands champions du handisport français pour finir comme porte-drapeau de la délégation française aux Jeux paralympiques. Une dizaine d’années après l’accident de mon frère, cette histoire personnelle a rencontré mon expérience entrepreneuriale et a donné naissance à deux nouvelles structures. La première, une entreprise qui s’appelle Handiamo !, accompagne les sportifs handicapés de haut niveau dans leur parcours professionnel en leur trouvant des sponsors et organise des événements de sensibilisation au handicap par le sport, en entreprises et en collectivités locales ; ce sont des événements spectaculaires qui font intervenir des champions du handisport. En même temps qu’Handiamo !, mon frère et moi avons monté une association qui s’appelle Comme les autres, qui accompagne les personnes handicapées après un accident de la vie dans leur parcours de reconstruction. Nous leur proposons un accompagnement social professionnel avec des travailleurs sociaux, dynamisé par la pratique d’activités sportives à sensations fortes. Avec un accompagnement sur mesure nous les aidons à accéder à leurs droits, à trouver une mobilité adaptée, à adapter leur logement, à recréer du lien social, pour qu’une fois tous ces freins levés, ils puissent trouver un job.
On voit souvent chez les entrepreneurs la volonté de corriger un destin qui a pu leur être défavorable à un moment et qui leur a donné la motivation pour prendre leur revanche sur la vie.
Souvent chez les entrepreneurs, il y a un accident de parcours. Chez les entrepreneurs sociaux, je me suis rendu compte qu’il y a souvent un accident de vie un peu lourd qui se combine à des convictions et des valeurs fortes.
Les entrepreneurs sociaux sont-ils des « super entrepreneurs » ?
Il est évident que le savoir-faire des entrepreneurs sociaux qui réussissent, s’il était utilisé dans le business classique, leur permettrait d’atteindre un très haut niveau de performance. Un entrepreneur social, en plus de devoir être un bon commercial et un bon gestionnaire, doit réaliser des objectifs sociaux et environnementaux. Il a forcément des capacités très importantes de gestion d’entreprise car il doit combiner une plus grande complexité d’objectifs. Je ne serais pas étonné que les plus performants d’entre nous soient le nec plus ultra de l’entrepreneuriat.
À votre avis, qu’est-ce que Polytechnique pourrait apporter à l’aventure de l’ESS ?
Invité il y a quelque temps à intervenir devant X‑Solidarités, j’ai appris qu’une chaire d’ESS à l’X était en projet. J’espère que ça va aboutir car l’X est un peu en retard par rapport à d’autres écoles. Ce serait un signal très fort que Polytechnique ait une chaire engagée d’ESS car il y a besoin de toutes les compétences à tous les niveaux si on veut transformer l’économie ; et à l’X il y a tout ce qu’il faut comme compétences.