Le naufrage de la marine marchande
Dérégulation et mondialisation conduisent à un monde maritime dominé par le profit immédiat. La France, dans ce contexte, n’arrive pas à trouver une politique qui protège son capital humain et économique : les mesures prises relèvent plus des effets retardateurs que d’un vrai plan de sauvegarde.
Le monde maritime est aujourd’hui complètement ouvert et dérégulé. Face à cette gangrène, comment réagissent les États européens, dont la France, et les organisations internationales où ils siègent ? En ne faisant rien.
La passivité de l’Union européenne
Avec un tiers de la flotte mondiale, l’Union européenne devrait agir. Mais elle se contente de déclarations et refuse d’envisager « de nouveaux actes législatifs ». À la place, elle va lancer une « campagne de sensibilisation afin d’améliorer l’image de marque de ce secteur auprès des jeunes », de « promouvoir davantage l’accès des femmes aux professions maritimes », et « préconiser l’utilisation des technologies modernes de l’information (courrier électronique par exemple) qui doivent permettre aux marins de rester en contact avec leur famille ».
Nos gouvernements accentuent la déréglementation pour » s’adapter « , autant dire s’aligner par le bas, avec des clauses sociales minimales et une fiscalité quasiment nulle : l’île de Man s’est ouverte aux armements britanniques, les Belges se sont placés sous le drapeau du Luxembourg, le Danemark, la Norvège ont créé un registre bis.En France, depuis 1986, a été créé le pavillon des îles Kerguelen : seuls 35 % de l’équipage doivent être français et respecter les conventions collectives françaises ; le reste surnage dans le flou juridique.
On a instauré un pavillon de complaisance à la française
La paie varie selon la couleur de la peau : » Un poste malgache revient quatre fois moins cher qu’un poste français » rappelait Alain Suard, alors PDG de France Télécom Marine. Mais cela n’est pas assez. » Le registre Kerguelen n’est plus compétitif : il est classé par la Communauté européenne comme le registre le moins compétitif et le plus rigide en termes d’emploi national, en moyenne 30 % plus cher que les pavillons bis européens1.
La mort programmée des écoles maritimes
L’enseignement maritime en péril
Les décisions hasardeuses de l’administration française conduisent à une refonte de l’enseignement maritime. Avec des questions multiples et des inquiétudes sur l’avenir des Écoles nationales de la marine marchande (ENMM). Ces écoles ont certes, depuis cinq ans, augmenté le nombre de leurs élèves officiers. Mais les élèves qui sortent, en grand nombre, de ces écoles ont les plus grandes difficultés à embarquer comme lieutenant dans les compagnies françaises. Pourquoi ? C’est en raison de la mise en place du RIF qui a permis aux compagnies maritimes françaises d’embarquer des lieutenants (pont et machine) de nationalités autres qu’européennes, tout simplement.
Le 3 mai 2005 le Registre international français (RIF) est donc créé, offrant aux armateurs des allégements salariaux et fiscaux. Ils peuvent ainsi employer jusqu’à 65 % de marins étrangers hors Union européenne, rémunérés aux conditions de leur pays d’origine ou aux salaires ITF (Fédération internationale des ouvriers du transport) les plus bas. Le RIF se contente, désormais, d’un capitaine et d’un suppléant français, ainsi que de » 35 % à 25 % de marins communautaires selon les cas2 « . Mais Bruxelles a considéré la législation française non conforme avec le principe de libre circulation des personnes dans l’Union et oblige le capitaine et l’officier en second, son remplaçant naturel, à être obligatoirement européens. Exit l’obligation de commandement français, ce qui entraîne la mort programmée des écoles maritimes et la fin de la motivation des marins français qui naviguent encore. Pour les autres, le smic est aboli, remplacé par » les accords conclus au BIT (Bureau international du travail) « , la semaine légale de travail repasse aux 48 heures d’avant 1936. Adieu la protection sociale et adieu le droit syndical ! Toutes les charges sociales des équipages français sont maintenant remboursées et avec la taxe au tonnage… les armateurs n’ont jamais autant gagné d’argent.
Au passage, on légalise le rôle des » marchands d’hommes « , intermédiaires qui, contrairement aux entreprises de travail intérimaire, ne sont nullement encadrés. En bref, on a instauré un » pavillon de complaisance à la française « , et c’est bien ainsi qu’il est catalogué par l’ITF : notre pavillon figure, maintenant, dans la liste noire des pavillons de complaisance, aux côtés des Bahamas et des Bermudes. Un motif de fierté nationale.
Des filières maritimes plus courtes et déqualifiantes
Equipage de pont d’un vraquier à la manoeuvre d’amarrage ©istockphoto |
Les armateurs de France et l’administration maritime ont souhaité augmenter le nombre d’élèves officiers pour remédier à la pénurie, par la mise en place d’une nouvelle filière maritime plus courte. Mais cette filière ne résoudra pas durablement le manque d’officiers de la marine marchande. Les brevets français actuels, reconnus dans le monde, vont être dévalorisés passant de bac + 5 à bac + 2 ou 3, au profit des armateurs, puisque le salaire est lié à la technicité des emplois, et que l’abaissement des exigences de formation entraînera une baisse proportionnelle de la rémunération. Quel jeune homme, ou jeune femme, sacrifiera une grande partie de sa vie sociale, près des siens, pour partir des mois avec un salaire au rabais et dans des conditions de travail qui se dégradent de plus en plus ?
M. Tristan Vieljeux, ancien PDG de la société maritime Delmas déclarait : » La notion de pavillon ne renvoie qu’à une réglementation spécifique. Ce qui compte, c’est que les capitaux et le centre de décision demeurent français3. » Et les » centres de décision « , en effet, sont bien là et ne se sont pas déplacés : les navires appartiennent toujours aux mêmes pays, aux nôtres, à des armateurs privés désormais.
Le beurre et l’argent du beurre
Aucuns » voyous des mers » exotiques à traquer ici, pas même des » États-voyous « , juste des patrons bien sous tous rapports qui gagnent à tous les coups : arguant de la concurrence et agitant la menace de » dépavillonner » toujours plus – des délocalisations qui, sans transfert d’usine, sans déménagement de machines, se règlent d’un trait de plume d’avocat -, ils ont obtenu le beurre des travailleurs et l’argent du beurre des contribuables, cumulant salaires au plancher, allégement voire dégrèvement des charges, aides à la construction, etc.
Les armateurs n’ont jamais autant gagné d’argent
Les autorités cèdent bien volontiers, sans épreuve de force, complices qui se prétendent victimes, ne s’efforçant jamais de refonder un ordre maritime cassé, un code du travail brisé. Malgré ses milliers de côtes maritimes, la France casse, détruit et laisse s’envoler tout son secteur maritime. La marine marchande française fera bientôt partie des archives nationales.
1. Compte rendu de la Commission des affaires économiques, de l’environnement et du territoire de l’Assemblée nationale, Paris, 25 janvier 2005.
2. Voir affaires-publiques.org
3. Challenges, Paris, octobre 1993, relevé dans Pétroliers de la honte, Édition n° 1, Paris, 1994.