Le nucléaire civil dans l’opinion : de la controverse à l’acceptation
Le nucléaire civil jouit d’une image dans la population qui est mitigée : mélange de méfiance envers le nucléaire en général et de fierté pour la performance nationale. L’expérience montre que les pouvoirs publics peuvent faire évoluer positivement cette image, par des actions appropriées. Cela est nécessaire alors que le nucléaire est à l’évidence une solution d’avenir.
Lorsque dans un débat en France sont évoquées la question du mix énergétique optimal et la place du nucléaire dans ce bouquet, il est difficile d’échapper à la controverse sur l’acceptabilité sociale. Chaque source d’énergie primaire a des atouts et inconvénients, pas toujours très bien évalués par un large public, car il s’agit de sujets qui ne passionnent pas spontanément le grand public, comme on l’a vu dans la faible participation de celui-ci aux débats organisés depuis une quinzaine d’années sur l’énergie en France (de 2003 à 2019). Les dimensions imaginaires des énergies sont structurantes dans les représentations que se font les opinions publiques des différentes sources.
Le rôle de l’opinion
Le nucléaire civil n’y échappe pas, d’autant plus qu’il est affecté d’un défaut ontologique, sa dimension duale. Cette dimension est présente dès sa naissance au sortir de la Seconde Guerre mondiale. S’y ajoutent des défauts historiques, la prégnance dans la mémoire collective de plusieurs catastrophes de retentissement mondial (accident de Tchernobyl, accident réellement nucléaire, et conséquences du tsunami à Fukushima qui en soi n’est pas un accident nucléaire). Bien que, étant en réalité une source d’énergie sûre et non émettrice de CO2, le nucléaire est spontanément affecté d’une visibilité négative, qui se nourrit de l’effet de halo au sens des biais cognitifs évoqués par Gérald Bronner (in La démocratie des crédules) : le risque d’accident, de contamination radioactive, de fuite, d’effets inconnus mais néfastes pour la santé.
“Le nucléaire est spontanément affecté d’une visibilité négative.”
Beaucoup d’opinions exprimées dans les études qualitatives convergent vers, d’une part, l’hésitation, la volonté de ne pas se prononcer ; d’autre part vers une perception selon laquelle « le nucléaire est un mal nécessaire ». Et, lorsque le nucléaire redevient un sujet d’actualité comme c’est le cas aujourd’hui, à la suite des déclarations du Président de la République, un grand journal du soir titre : Relance du nucléaire : huit questions pour un débat radioactif. Les besoins d’une énergie abondante et en base sont une nécessité pour la relance industrielle, la capacité du nucléaire à produire une électricité en base et en continu sans émettre de CO2 est connue et admise, les tensions géopolitiques sur l’approvisionnement en gaz naturel sont connues ; mais la décision est soumise à la réaction de l’opinion, comme le montre le titre de l’éditorial du Monde du 19 novembre 2021 : Débattre et informer, avant de décider.
Le rôle des acteurs institutionnels
Cela signifie que les acteurs institutionnels, notamment ceux qui sont investis d’une grande influence politique dans le domaine de l’énergie, ont une réelle responsabilité sur l’image et l’acceptabilité de cette source. Et cela constitue en soi une vulnérabilité d’une politique nucléaire. L’énergie nucléaire demeure en soi un sujet de controverse, beaucoup plus que le recours à des énergies carbonées, dont le gaz. L’opinion publique est perméable aux discours sociaux, même si elle dit s’en méfier : elle les reproduit tels quels, comme s’ils émanaient d’une autorité validée – en l’occurrence, la société ou l’opinion se voient créditer d’une forme de légitimité au nom d’un principe démocratique. Ainsi, aujourd’hui, il est frappant de voir que la prise de position pronucléaire récente du chef de l’État et de l’exécutif en France a fortement infléchi les opinions et jugements exprimés par les journalistes nationaux sur le potentiel de développement d’un nouveau nucléaire en France. À l’inverse, lorsque son prédécesseur avait annoncé il y a quelques années la programmation d’une baisse de la part du nucléaire dans le mix électrique français, cette annonce avait certes suscité des controverses entre les acteurs du secteur, un certain pessimisme au sein de la filière, mais pas de réel débat au niveau national avec le public et les parties prenantes.
Vérité en deçà…
Si l’on considère le champ international, il est significatif que l’image du nucléaire varie beaucoup d’un pays, d’une culture et surtout d’un régime politique à l’autre. Il arrive qu’un changement de régime ou de gouvernement remette en question un programme nucléaire, ce qui a été le cas en Allemagne après la catastrophe de Fukushima, même si Angela Merkel était personnellement et politiquement favorable au nucléaire. Dans le passé des annulations de programme nucléaire sur des questions d’acceptabilité ont eu lieu, par exemple aux Philippines, où la centrale de Bataan, décidée par le président Marcos, une fois construite, n’a jamais pu être exploitée.
Il y a eu une tentative d’analyse savante de cette ambivalence dans une étude menée à la demande des instances européennes, l’étude ExternE en 2002 qui tendait à mettre en évidence les externalités de chacune des sources, dont le nucléaire. Cette étude montrait notamment que les externalités environnementales du nucléaire étaient faibles par rapport à celles des énergies fossiles (charbon, pétroles, gaz naturel). Ce résultat reste fondamental pour conduire un débat sur l’acceptabilité sociale du nucléaire civil. Il n’est en effet pas légitime de parler de l’acceptabilité du nucléaire si l’on ne met pas cette image en perspective avec les performances économiques et les apports du nucléaire aux territoires d’implantation des unités de production.
Alors que la décision et la mise en œuvre d’un programme électronucléaire sont une prérogative des États, le développement du nucléaire est devenu aussi un enjeu international et diplomatique. La vente d’une centrale et la formation des exploitants sont une preuve d’influence du pays vendeur et de ce point de vue la Fédération de Russie affiche depuis toujours un volontarisme et un engagement sans faille.
L’enjeu local
Il y a aussi, plus que dans les décennies précédentes, un enjeu local qui aujourd’hui est bien encadré par la Commission nationale du débat public (CNDP, présidée par Chantal Jouanno). De nombreux débats sur l’implantation d’une centrale ont eu lieu dans les décennies précédentes, avec des lieux de débats diversifiés autour du site de la centrale. Cette Commission a été instaurée pour permettre une rationalisation des controverses sur l’implantation d’une installation nucléaire et a construit un cadre et des règles pour l’instauration d’un débat public aussi objectif et loyal que possible. Ces documents et rapports sont consultables sur le site web de la CNDP.
Une majorité d’hésitants
En réalité, il n’y a pas de réelle neutralité dans l’opinion publique sur le nucléaire civil, mais une majorité d’hésitants parce que les opinions exprimées traduisent le plus souvent une prise de position de l’interviewé sur les éléments de contexte qui environnent le nucléaire civil. En France, il y a une mémoire du développement des controverses des années 60, 70 et 80. Dans les années 60 et 70 il y avait un fort impact des voix pacifistes (« plutôt rouges que morts »), mais il y a eu aussi dans les années 80 une tentative technocratique des opposants de montrer que le nucléaire civil n’était pas compétitif par rapport au gaz, au charbon ou à la sobriété énergétique. La vision de long terme que suppose l’économie du nucléaire s’accordait mal avec les exigences de rentabilité à court terme, qui ont consacré l’intérêt des centrales à cycle combiné à gaz. Les ultralibéraux pouvaient pactiser avec les anti-nucléaires. Aujourd’hui ces sujets ont été largement traités par l’industrie et la filière nucléaire, notamment par la section économie de la SFEN (Société française d’énergie nucléaire), et il a été montré que l’option nucléaire était un choix rationnel et raisonnable pour les décideurs publics dans un contexte où l’enjeu politique prévaut sur tous les choix.
Les évolutions de l’opinion sur le nucléaire civil en France sont fluctuantes et très corrélées aux prises de position exprimées par les pouvoirs publics ou par des lobbies ou personnalités écologistes. En 2003 après l’organisation d’un large débat national sur les énergies, qui se voulait surtout pédagogique, des sondages avant-après ont montré une évolution de l’opinion en faveur du nucléaire.
La mesure dans les Baromètres
Le Baromètre IRSN 2021, dont on recommande la lecture, « barometre.IRSN.fr/baromètre 2021 », car l’analyse y est très détaillée, montre une opinion partagée mais aujourd’hui plutôt bienveillante : 53 % affirment que la construction des centrales a été une bonne chose et seulement 18 % sont en désaccord (cf. aussi Baromètre EDF). Le public français a également confiance dans le très haut niveau de sûreté nucléaire en France et exprime des exigences fortes sur cet item (86 % déclarent que « les exploitants doivent protéger leurs installations de tous les risques, même les plus improbables »).
Dans les différents Baromètres, les arguments favorables à l’énergie nucléaire sont, sans surprise, l’indépendance énergétique (33 %) et le faible coût de l’électricité (24 %), et le principal argument contre est « la production de déchets nucléaires » devant le risque d’accident. La dernière étude montre par ailleurs que les Français connaissent mal leur mode de gestion des déchets. Le risque d’un accident de type Fukushima est jugé possible mais très improbable. Et comme par le passé le public n’a pas confiance dans les informations qui ont été données sur l’accident de Tchernobyl (73 % pensent qu’on « cache la vérité aux Français sur les conséquences de l’accident de Tchernobyl »).
Sans surprise, les organismes officiels scientifiques (CNRS, ASN, IRSN – Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) sont perçus à la fois comme compétents et crédibles sur l’information sur les risques nucléaires. Et les politiciens, les journalistes, les acteurs politiques, les syndicats et dans une moindre mesure les associations écologistes sont jugés « les moins crédibles » dans cette information, ce qui ne signifie nullement que les publics soient imperméables à leur discours.
Comment améliorer l’acceptabilité du nucléaire à l’horizon 2030–2050 ?
L’agenda énergétique pour les trente ans à venir est clair, même s’il n’est pas consensuel car non reconnu par exemple par les « décroissants » en France et ailleurs : il faut trouver des moyens de produire davantage d’électricité, pour les pays qui n’y ont pas encore un large accès en Asie et plus encore en Afrique, pour accompagner leur développement économique sans aggraver le risque climatique. Donc limiter les émissions de CO2. Le nucléaire et l’hydroélectricité sont les seuls moyens de production d’électricité en base qui n’émettent pas de CO2, contrairement aux énergies fossiles (gaz, charbon, pétroles). L’hydroélectricité est tributaire des contraintes géographiques (dans plusieurs pays les fleuves sont saturés). Il reste un potentiel de développement important pour le nucléaire.
Quel serait le cahier des charges d’un nucléaire acceptable à l’horizon 2030–2050 ? Il existe depuis les années 2000 au niveau international et en France des initiatives qui dressent le cahier des charges du nucléaire du futur, notamment Forum génération IV lancé par les USA avec les grands pays producteurs de technologie, et Inpro (International Project on Innovative Nuclear Reactors and Fuel Cycles) qui est piloté par la Russie et qui travaille sur la demande et les acteurs des pays qui veulent accéder au nucléaire. Après des années de progression du nucléaire de forte puissance, on voit aujourd’hui l’intérêt des Small Modular Reactors (SMR). Les acteurs français EDF, Framatome, TechnicAtome, CEA, Naval Group travaillent aujourd’hui sur un tel réacteur, Nuward.
On peut identifier des attentes convergentes dans le public français : un nucléaire compétitif sur le plan économique par rapport au gaz et au charbon, un nucléaire au meilleur niveau de sûreté international – car un accident nucléaire aujourd’hui a un impact mondial – et un nucléaire compatible avec d’autres sources d’énergie, notamment renouvelables intermittentes car le grand public ainsi que certaines parties prenantes y sont très attachés. Et un nucléaire contrôlé par des institutions indépendantes, garantes d’une information dans la mesure du possible transparente sauf sur les sujets qui relèvent du secret défense ou du secret industriel. La R & D nucléaire en France mais aussi dans un cadre international travaille sur ces attentes sur lesquelles se livrent à la fois une forte compétition et des initiatives de coopération entre les principaux pays nucléaires (USA, Russie, Chine, Japon, Corée du Sud et France notamment). Les Français sont attachés à l’image de l’innovation et à la place de coleader de la France dans la conception d’un nucléaire du futur.
En conclusion, il faut remarquer que le nucléaire civil est un creuset porteur d’innovations de plus en plus larges, avec de nouveaux usages, au-delà de la production d’électricité non carbonée : cogénération et production de chaleur, production d’hydrogène. Dans un monde qui aura de plus en plus soif d’énergie non carbonée l’image du nucléaire civil comporte encore de fortes marges de progrès.
2 Commentaires
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« le nucléaire est à l’évidence une solution d’avenir »… bon je crois que j’arrête ici la lecture de l’article.
Dommage que dans tout un numéro de la Jaune et la Rouge sur le nucléaire, on ne traite jamais de la question amont : quels avantages et inconvénients par rapport aux autres solutions ?
Il manque à ce dossier un élément important : analyse sans concession de l’échec majeur subi dans l’aventure des neutrons rapides (Superphénix puis Astrid puis rien…), retour d’expérience, et mesures prises pour en tirer les enseignements.