Le numérique de grande puissance : un enjeu stratégique pour l’Europe
Supercalculateurs, simulation numérique, intelligence artificielle, les technologies numériques et demain les technologies quantiques seront les clés de notre compétitivité industrielle, et des facteurs déterminants de la souveraineté technologique et industrielle de la France et de l’Europe. Depuis 15 ans, TERATEC oeuvre en faveur de la maîtrise et de la diffusion des technologies numériques en France. Hervé Mouren (67), directeur de TERATEC, répond à nos questions et nous en dit plus.
Présentez-nous TERATEC et ses missions.
Créée en 2005, TERATEC a pour mission de faciliter la maîtrise des technologies numériques dans l’industrie et d’en accélérer la diffusion. Depuis quinze ans, nous avons assisté à la généralisation des supercalculateurs et de la simulation, plus récemment de l’intelligence artificielle et nous nous préparons au développement du quantique.
TERATEC regroupe plus de 80 membres, entreprises technologiques et industrielles, centres de recherche et établissements d’enseignement qui travaillent ensemble sur ce sujet stratégique.
En quoi la maîtrise du HPC et de la simulation est-elle essentielle aujourd’hui pour les entreprises et l’industrie plus particulièrement ?
L’usage des technologies numériques de grande puissance modifie profondément nos activités dans de très nombreux domaines et cela tout particulièrement dans l’industrie. Dans chaque secteur industriel, on assiste à une reconstruction fondée sur l’intégration de ces technologies numériques et leur combinaison avec les savoir-faire métiers spécifiques du domaine. Il faut bien mesurer que cette reconstruction est une formidable occasion de reconquérir des pans entiers de notre activité industrielle.
Les leaders de demain seront les entreprises qui maîtriseront le mieux la fusion entre leur savoir-faire métier et ces technologies numériques, et également de nouveaux entrants qui sauront se positionner sur de nouveaux développements permis par ces technologies numériques.
Sur un plan technologique et technique, quels sont les principaux sujets qui se posent ?
Il y a trois grands volets : la puissance de calcul, la simulation et le traitement des données (données massives et apprentissage). Nous sommes partis, il y a quinze ans, de l’informatique de grande puissance avec des supercalculateurs de plus en plus puissants et le couplage de la puissance de calcul avec la simulation. Aujourd’hui, nous disposons, en plus, des techniques de traitement des données utilisant les outils d’intelligence artificielle, apprentissage profond et apprentissage machine, qui permettent de découvrir des règles par l’analyse des données.
Cette évolution technique est constante et se poursuit, et elle touche tous les secteurs d’activité : des industries classiques au monde des services en passant par la santé. Pour accompagner ces évolutions, se pose la question du développement des compétences nécessaires et de la formation requise pour disposer des ressources qui pourront utiliser ces technologies récentes. S’ajoute à cela la nécessité de s’inscrire dans une démarche de co-construction (co-design) entre les fournisseurs de technologies et les industriels, qui sont les utilisateurs finaux de ces technologies. En effet, les architectures des nouvelles solutions technologiques numériques sont aujourd’hui souples et flexibles et il faut prendre en compte les caractéristiques des sujets à traiter pour mettre au point l’architecture la plus adaptée.
C’est un constat généralisé qui s’applique à tous les secteurs et à toutes les industries.
Quels sont les usages connus ? Quels sont ceux qui se profilent déjà ?
Historiquement, ce sont les grands secteurs industriels classiques comme l’aéronautique, l’automobile, l’énergie qui se sont d’abord emparés de ces technologies. Depuis déjà plusieurs décennies, on conçoit les avions et les automobiles de manière numérique.
Aujourd’hui, c’est le monde des biotechnologies, de la santé, de la chimie, de la cosmétique, des matériaux qui utilisent ces technologies avec des applications de plus en plus poussées. Prenons le cas du jumeau numérique. Actuellement, nous savons faire un jumeau numérique d’un système complet comme un avion, un véhicule, un sous-marin… Demain, nous pourrons aussi faire un jumeau numérique des organes humains. C’est vrai pour l’œil, les industriels de l’optique pourront créer un jumeau numérique de l’œil d’un patient et déterminer de manière exacte les corrections visuelles à prendre en compte pour la fabrication de lunettes, mais il sera aussi possible de créer un jumeau numérique pour tous les organes (le cœur, les poumons…) ce qui laisse entrevoir des perspectives et des usages nouveaux comme la modélisation numérique cardiaque personnalisée, des essais cliniques avec des patients virtuels, ou le jumeau virtuel d’un cerveau pour l’aide à la décision chirurgicale dans le traitement de l’épilepsie…
On peut aussi citer d’autres cas d’application comme les systèmes autonomes, la cybersécurité ou celui de la qualité et la vérification des informations. Nous vivons dans un monde où nous disposons de volumes très importants de données et d’informations de qualité très variable. Ces données, qui sont très largement diffusées, ne sont pas toujours fiables et peuvent être à l’origine de fausses informations. Des études montrent que nous pourrions capitaliser sur ces technologies pour construire une information plus fiable et de bien meilleure qualité. En effet, il n’existe à l’heure actuelle aucune boucle de vérification et ces technologies devraient nous permettre d’éliminer des informations, volontairement ou non, erronées.
En quoi est-ce également un enjeu pour la souveraineté française et européenne ?
C’est un sujet majeur sur lequel nous revenons chaque année pendant notre Forum TERATEC qui regroupe plus de 1 300 personnes. La dernière édition a été inaugurée par la ministre de l’Industrie qui a insisté sur le risque que pourrait poser le décrochage de l’Europe de ces sujets stratégiques pour notre compétitivité et notre souveraineté.
Et dans son intervention dans notre Forum 2020, Thierry Breton a déclaré : « Je vois la décennie à venir comme la décennie numérique dans laquelle l’Europe peut devenir un leader sur la scène technologique mondiale. »
La question de la politique industrielle de l’Europe est revenue sur le devant de la scène, car c’est un enjeu de première importance pour le développement économique, la compétitivité et la souveraineté de l’Europe et donc de la France.
Nous nous devons d’être un acteur de premier plan sur l’ensemble de ces sujets !
Quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs sur ce sujet ?
La maîtrise de l’ensemble de ces technologies est la clé de la compétitivité et de la croissance.
Conscient de cet enjeu économique et industriel, la Commission européenne a lancé un programme de grande envergure, EuroHPC, doté d’un budget de 7 milliards d’euros pour la période 2021 à 2027. Ce programme porte à la fois sur le développement des technologies, avec la construction de supercalculateurs parmi les plus puissants au monde et sur le développement des usages dans de très nombreux domaines. Pour sa mise en œuvre, la Commission a identifié, dans chaque pays, un acteur référent pour organiser et prendre en charge la diffusion des informations et des bonnes pratiques dans le cadre de ce programme. En France, cet acteur est TERATEC qui a la responsabilité de ce centre de compétences, cofinancé par l’Europe et la France et réalisé en partenariat avec GENCI et le CERFACS. Nous travaillons sur la construction d’une place de marché autour de ces technologies qui va être bientôt disponible et qui va recenser les acteurs qui interviennent dans ces domaines, les expertises et les compétences accessibles, les offres de produits et de services ainsi que les formations existantes. C’est notre rôle de construire des passerelles entre ces technologies numériques et le monde industriel. Le grand enjeu est de mobiliser l’ensemble des parties prenantes, notamment les étudiants, les chercheurs et les développeurs de solutions pour qu’ils intègrent la dimension stratégique et critique de ces sujets, qui vont modifier profondément tout notre écosystème industriel, technologique, économique et social dans la durée.
C’est ce que je souhaite partager avec vos lecteurs pour que la compréhension et la mesure de l’importance de ces transformations soient à la hauteur du processus qui est en train de s’opérer sous nos yeux.