Le paradoxe d’Allais face au choix devant le risque
En 1953, Maurice Allais se rendit mondialement célèbre en publiant un long article en français dans la prestigieuse revue économique Econometrica, intitulé « Le comportement de l’Homme rationnel devant le risque : critique des postulats de l’École américaine ». Le « paradoxe d’Allais » était né. Il est aujourd’hui largement reconnu, mais encore mal expliqué.
Il nous faut resituer la controverse. Le risque est ici défini dans un sens statistique, comme une situation d’ignorance partielle de ce qu’il adviendra à la suite des décisions que nous prenons.
En situation de risque, tout acte se présente formellement comme une loterie, qu’on réduira pour simplifier à un jeu d’argent, dont chacun des gains ou pertes possibles est doté d’une probabilité objective. Cela étant posé, comment décide-t-on rationnellement devant le risque ?
Scepticisme
Fait rarissime, la publication de l’article de Maurice Allais sur le risque était accompagnée d’un commentaire de l’éditeur dans lequel celui-ci exprimait ses propres réserves sur le bienfondé de ladite critique. Mais Maurice Allais a su imposer, avec la force de conviction qui le caractérisait, une controverse scientifique qui n’a toujours pas pris fin sur la bonne manière de représenter le comportement de l’homme rationnel devant le risque.
Aversion au risque
Il fallut attendre le XVIIe siècle pour que cette question soit formulée tant il semble difficile de définir une conduite rationnelle dans l’ignorance de ce qu’il adviendra. Pascal et Huygens lui apportèrent une première réponse : la meilleure stratégie est celle qui procure l’espérance de gain maximum. Mais cette théorie allait rapidement être mise en défaut par le problème suivant, énoncé par Nicolas Bernoulli en 1713 : on lance en l’air une pièce de monnaie autant de fois qu’il le faut pour qu’elle tombe une première fois sur la face.
Si celle-ci apparaît pour la première fois au énième lancer, le joueur gagne 2n ?. Quelle somme maximale miser sur un tel jeu ? Comme la probabilité de l’événement » pile n ‑1 fois de suite puis face au énième lancer » est égale à 1⁄2n si la pièce n’est pas truquée et les lancers sont indépendants, l’espérance de gain de ce jeu est égale à Il ne viendrait pourtant à l’idée de personne de miser une somme infinie – ou même simplement considérable – pour participer à ce jeu.
Le paradoxe de Saint-Pétersbourg
La solution de ce problème fut apportée par Daniel Bernoulli. C’est en 1738 devant l’Académie de Saint-Pétersbourg que Daniel Bernoulli a donné, au comportement des joueurs, une explication connue sous le nom de » paradoxe de Saint-Pétersbourg » : les gens ont de l’aversion au risque, ce qui se formule en remplaçant le gain ou la richesse du joueur par sa fonction d’utilité supposée concave, Daniel Bernoulli ayant lui-même adopté pour cette fonction la forme logarithmique.
Maximiser l’espérance d’utilité
Deux siècles plus tard, le mathématicien John von Neumann et l’économiste Oskar Morgenstern consacrèrent la solution de Bernoulli en proposant dans la deuxième édition de leur ouvrage Theory of Games and Economic Behavior (1947) une théorie axiomatique du choix rationnel en situation de risque.
Avec quelques axiomes de rationalité très intuitifs, ils montrèrent que les choix de tout individu respectant ces axiomes pouvaient être représentés comme maximisant son espérance d’utilité, la fonction d’utilité décrivant l’attitude de cet individu face au risque. Comme pour parachever le triomphe de l’approche axiomatique du choix rationnel, le statisticien Leonard Savage (1954) parvenait quelques années plus tard à étendre ce théorème à des situations d’incertitude probabilisable, les axiomes de rationalité déterminant à la fois l’existence de probabilités subjectives et de préférences rationnelles représentables par une espérance d’utilité pour ces mêmes probabilités subjectives.
Rationalité
Le théorème de Neumann- Morgenstern fut salué en son temps comme une avancée définitive car il permettait à la science économique de s’affranchir de toute référence psychologique en définissant la rationalité du comportement par son efficacité, sans avoir à entrer dans le détail du processus de décision.
Une expérience clef
C’est dans ce contexte que le paradoxe d’Allais doit être compris et apprécié. Lors d’une conférence qui réunissait en 1952 à Paris plusieurs représentants de la nouvelle « théorie de l’espérance d’utilité « , Allais distribue aux participants un petit questionnaire dans lequel figurent quelques paires de loteries très simples pour chacune desquelles il est demandé de faire un choix.
Par exemple, voici deux des choix proposés par Allais, où les deux options sont définies par les gains qu’elles peuvent procurer assortis de leurs probabilités respectives : A : 5 M€ (10 %) ; 1 M€ (89 %) ; 0 (1 %) et B : 1M€ (100%). Puis C : 5 M€ (10%); 0 (90 %) et D : 1M€ (11%); 0 (89 %).
Un choix contradictoire
Par chance, Leonard Savage participait à la conférence et répondit au questionnaire d’Allais. Il fit d’abord le choix de B contre A, puis de C contre D. Or, ce double choix est interdit par la théorie de l’espérance d’utilité parce qu’il viole l’un de ses axiomes, dit axiome d’indépendance ou de substitution, selon lequel ajouter – ou remplacer – une conséquence commune aux deux options ne doit pas changer l’ordre de préférence.
Dans l’exemple choisi par Allais, les loteries C et D se déduisent respectivement de A et B en remplaçant la conséquence commune [1 million 89 %] par [0 89 %]. Si l’axiome d’indépendance est respecté, le choix de B implique celui de D.
En effet, écrivons que l’espérance d’utilité de B (notée EU(B)) est supérieure à celle de A (notée EU(A)) : U(1M) > 0,10U(5M) + 0,89U(1M) + 0,01U(0).
Soit, après simplification : 0,11U(1M) > 0,10U(5M) + 0,01U(0). Et, en ajoutant 0,89U(0) des deux côtés, 0,11U(1M) + 0,89U(0) > 0,10U(5M) + 0,90U(0).
La dernière inégalité exprime la préférence de D à C (soit EU(D) > EU©) par un individu respectant l’axiome d’indépendance et, par conséquent, la théorie de l’espérance d’utilité. Autrement dit, Leonard Savage, l’un des inventeurs de la théorie de l’espérance d’utilité, était tombé dans le piège tendu par Maurice Allais en effectuant des choix qui réfutaient sa propre théorie !
Dans son ouvrage publié en 1954, Savage reconnut son « erreur », qu’il attribua à la manière dont les loteries lui avaient été présentées. Par là même, il reconnaissait que la théorie de l’espérance d’utilité était avant tout une théorie normative ou prescriptive plutôt qu’une théorie descriptive.
Purgatoire
Pendant vingt-cinq ans, le paradoxe d’Allais fut occulté et la théorie de l’espérance d’utilité triompha dans la science économique en connaissant de multiples applications. Jusqu’au jour où deux psychologues de la décision le prirent enfin au sérieux et le remirent au centre d’une collection d’anomalies et de paradoxes de la théorie de l’espérance d’utilité. En 1979, Kahneman et Tversky publièrent le résultat de leurs expériences et une théorie descriptive des choix devant le risque, baptisée « théorie des perspectives » (prospect theory), dans la revue même qui avait accueilli l’article d’Allais. Les deux psychologues reproduisirent le paradoxe d’Allais dans une série d’expériences contrôlées avec des gains moins astronomiques que ceux choisis par Allais.
Un phénomène à expliquer
Le paradoxe d’Allais apparaît comme un phénomène robuste, quoique sensible au mode de présentation des loteries
Le paradoxe d’Allais apparaît ainsi comme un phénomène robuste, quoique sensible au mode de présentation des loteries. Il témoigne d’une déformation des probabilités perçues par rapport aux probabilités objectives. Dans le choix d’un gain sûr B par rapport à une loterie présentant un faible risque de gain nul A, la petite probabilité de ne rien gagner se voit surpondérée, produisant ainsi une préférence pour le gain certain et une « aversion au risque » qui doit moins à la concavité de la fonction d’utilité qu’à une perception biaisée du risque.
Cependant, le même accroissement de 1% du risque de ne rien gagner, qui a un effet sensible entre 0 et 1% dans le choix de B contre A, n’a plus qu’un effet très limité entre 89 et 90% dans le choix de C contre D. Le paradoxe d’Allais est-il dû à la loi de déformation des probabilités objectives, comme le postulent Kahneman et Tversky (1979) ou bien au mode de présentation des loteries, comme le laisse penser la justification par Savage (1954) de son erreur ? À ce jour, la question n’est pas définitivement tranchée.
RÉFÉRENCES
- Allais Maurice, » Le comportement de l’Homme rationnel devant le risque : critique des postulats de l’École américaine « , Econometrica 21 (1953) : 503–546.
- Bernoulli Daniel, Mémoires de l’académie de Saint-Pétersbourg, Specimen theoriae novae de mensura sortis (1738).
- Kahneman Daniel et Tversky Amos, « Prospect Theory : An Analysis of Decisions under Risk « , Econometrica 47 (1979) : 263–291.
- Savage Leonard J., The Foundations of Statistics,New York : Wiley and Sons (1954).
- Von Neumann John et Morgenstern Oskar, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton : Princeton University Press, 2nd ed. (1947).