Le partenariat social allemand : un modèle en voie d’adaptation
Depuis le début de la décennie, l’Allemagne traverse une crise de compétitivité qui, avec les difficultés de la réunification, s’est transformée en véritable crise de confiance. La reprise s’est enlisée, les déficits se sont à nouveau creusés, le chômage n’a cessé d’augmenter et s’établit à des niveaux préoccupants. L’inquiétude a fait place à la nervosité. Le gouvernement a appelé à une mobilisation de tous les acteurs pour procéder à des ajustements douloureux qui, visiblement, se heurtent à de fortes résistances des groupes sociaux et mettent à mal un système social qui, traditionnellement, était fortement marqué par la concertation et le consensus. Le climat social s’est assombri et la crise semble remettre en question les règles du jeu collectif qui, jusqu’au tournant des années 1990, avaient assuré à la fois la stabilité et la réussite du système économique et social de l’Allemagne.
1. Un modèle social aux prises avec ses rigidités
Particulièrement sensible pour une économie très largement ouverte sur le marché mondial, la détérioration de la compétitivité allemande résulte d’une montée irrésistible des coûts qui, indépendamment des charges de l’unification et de l’appréciation du mark, s’explique par les contraintes d’un système social à la fois trop généreux et trop rigide. Alors qu’il avait fait la preuve de son adaptabilité au cours des décennies précédentes, le système allemand de relations sociales semble s’être grippé : il ne parvient pas à contenir la dérive des coûts et à opérer les ajustements que requiert le double défi de la solidarité interne et de la mondialisation. Cela est patent sur les trois fronts névralgiques que sont le niveau des rémunérations, le poids des charges sociales et la flexibilité du travail.
Fondé sur une forte contractualisation des rémunérations et des conditions de travail au niveau de la branche professionnelle et sur une cogestion très poussée des ressources humaines et de l’organisation du travail au niveau de l’entreprise, le partenariat social a accusé, au cours des dernières années, une réelle inertie dans l’ajustement des rémunérations, du volume de l’emploi et des horaires de travail.
Alors que les conditions nouvelles du partage des revenus dans l’Allemagne unifiée, conjuguées à la pression de la concurrence internationale exigeaient une politique salariale rigoureuse et différenciée, le système de négociation collective a continué sur sa lancée. Le processus de réduction du temps de travail enclenché dans la seconde moitié des années 80 a été poursuivi, tandis que l’extension du système contractuel dans les Länder de l’Est a joué dans le sens d’un alignement général des rémunérations vers le haut. Avec pour conséquence d’hypothéquer gravement le redémarrage de l’Est et de le rendre extrêmement coûteux en termes de transferts publics, tandis qu’à l’Ouest les coûts salariaux unitaires se sont considérablement détériorés.
L’évolution a été tout aussi préoccupante au niveau du financement de la protection sociale. La volonté commune des acteurs et des groupes sociaux de maintenir un État-providence généreux et d’en étendre le bénéfice, à égalité de droits, à la population est-allemande a précipité les régimes sociaux dans le déséquilibre et provoqué un gonflement des coûts salariaux annexes. Enfin les contraintes de la cogestion au niveau de l’entreprise ont retardé le réajustement des effectifs et l’assouplissement des conditions d’emploi et de travail dans l’entreprise.
Pourtant, depuis le milieu de la décennie, et devant les difficultés croissantes des entreprises allemandes à se maintenir dans la concurrence internationale, un certain nombre de changements se sont opérés dans les relations entre les partenaires sociaux. Fidèles à la tradition de la concertation, ceux-ci se sont engagés dans une redéfinition progressive des règles du jeu social et des mécanismes de négociation qui ont permis aux entreprises allemandes de développer une gestion beaucoup plus souple de leurs ressources humaines et d’accroître leur réactivité.
2. Les ressorts de la subsidiarité et de la concertation
L’une des caractéristiques fondamentales du système allemand de régulation collective, et qui est commune aussi bien à l’organisation des rapports capital-travail qu’au système de sécurité sociale, est de garantir une très large autonomie d’action aux acteurs sociaux dans la gestion de leurs intérêts. Le fait que ces acteurs s’appuient, à l’image des syndicats, sur des organisations puissantes et fortement représentatives, et soient insérés dans un réseau très dense de rapports contractuels et de règles d’ordre public limite certes leur marge de manœuvre et d’innovation. Mais leur forte capacité de régulation autonome, qui dispense en même temps l’État d’intervenir directement dans la vie des entreprises, leur permet surtout de mettre en œuvre, de façon négociée, souple et diversifiée, des stratégies d’adaptation et des solutions pragmatiques pour répondre aux défis de l’internationalisation.
Cette capacité d’adaptation s’illustre sous de multiples formes dans les relations collectives de travail. Loin de constituer un carcan, et même s’il présente de fortes rigidités à la baisse, le système très structuré de négociation collective de branche a fait preuve, au cours des trois ou quatre dernières années, d’une souplesse croissante, à la fois dans les contenus et les niveaux de régulation.
Cela est vrai, en tout premier lieu, en matière de flexibilité du temps de travail, domaine où l’on assiste à un développement spectaculaire d’expériences et de modèles négociés d’assouplissement et d’individualisation du temps de travail. Ce mouvement fait largement appel à la négociation d’entreprise et ouvre la voie à un vaste processus de différenciation des conditions de rémunération et de travail en fonction des contraintes techniques et concurrentielles propres à chaque entreprise.
Le centre de gravité de la régulation sociale s’est déplacé en direction de l’entreprise, laquelle dispose ainsi d’une autonomie contractuelle croissante.
Cette évolution marque un changement important dans l’articulation qui prévalait jusqu’alors dans le système de relations professionnelles et consacrait la prééminence de la négociation de branche. Alors que celle-ci définissait des normes contraignantes qui encadraient de façon rigoureuse la gestion des ressources humaines dans l’entreprise, elle tend progressivement à ne plus définir que des normes plancher et à se réduire à un cadre référentiel commun à la profession.
Par là même, le centre de gravité de la régulation sociale s’est déplacé en direction de l’entreprise, laquelle dispose ainsi d’une autonomie contractuelle croissante. Longtemps réticents à ce processus de glissement de la négociation vers l’entreprise, les syndicats allemands en ont compris la nécessité et s’efforcent de réadapter leurs stratégies de négociation. Le mouvement n’est certes que partiellement amorcé en matière salariale, où les grilles de classification tarifaire de branche continuent d’exercer une emprise que beaucoup de chefs d’entreprise jugent encore trop forte.
En revanche, le processus de décentralisation contractuelle bénéficie d’une dynamique très vigoureuse sous l’effet conjugué des mécanismes de codécision et de cogestion qu’offre l’entreprise allemande. La forte représentation des salariés dans les conseils d’entreprise (Betriebsräte) et leur présence active, avec voix délibérative, dans les conseils de surveillance des sociétés allemandes permettent une gestion négociée des mutations.
Cela est tout particulièrement vrai en matière d’organisation du travail et du développement croissant de nouveaux systèmes de production flexible, dans lesquels les conseils d’entreprise ont pris ces dernières années une part très active. L’entreprise allemande s’affranchit progressivement d’une régulation contractuelle contraignante et centralisée au niveau de la branche professionnelle pour évoluer vers un modèle décentralisé de management concerté par lequel elle se trouve mieux à même, tout en maintenant sa cohésion sociale interne, de valoriser ses atouts dans la compétition internationale.
Pour juger de la compétitivité de l’entreprise allemande, on aurait donc tort de ne s’en tenir qu’à la seule variable des coûts salariaux et des facteurs institutionnels qui contribuent à l’inertie de ceux-ci. Indépendamment du fait que dans la plupart des secteurs de l’industrie allemande, sous l’effet d’une intensité capitalistique croissante, le poids des coûts salariaux dans les coûts de production tend à diminuer, la performance des entreprises allemandes et leur capacité à se maintenir dans la compétition internationale relèvent davantage d’une « compétitivité-système » dans laquelle l’efficacité et la cohésion organisationnelles deviennent déterminantes.
À ce titre, le nouvel équilibre qui est en train de s’opérer en Allemagne en faveur d’une régulation concertée au niveau de l’entreprise redonne à cette dernière un espace d’autonomie et d’innovation qui devrait à nouveau lui permettre de valoriser pleinement ses atouts traditionnels que sont la formation et la qualification professionnelles de haut niveau de ses salariés, de même que sa cohésion sociale interne. Si l’on constate par ailleurs que, dans le même temps, les entreprises allemandes ont massivement investi dans la modernisation de leur outil de production, on comprend que les efforts commencent à porter leurs fruits et que l’on assiste à un regain de dynamisme des entreprises allemandes sur le marché international.
Plus incertaines demeurent pour l’instant les perspectives de recadrage macroéconomique et de baisse des prélèvements entrepris ces derniers mois par le gouvernement du chancelier Kohl. Cette remise en ordre continue de se heurter à de fortes résistances, dans la mesure où elle remet en question des acquis sociaux symboliques tels que l’indemnisation intégrale du congé de maladie ou les droits liés à la retraite.
3. Le contrat social en question
La reconfiguration du système de relations professionnelles et la remise en ordre du système de protection et de solidarité rencontrent de vives résistances, car elles impliquent en fait l’une et l’autre un changement des valeurs dans la culture sociale allemande. L’importance accordée à un ordre public social qui, à la différence de la France, n’est pas prioritairement assuré par l’État, mais repose largement sur une régulation contractuelle placée sous la responsabilité directe de partenaires sociaux fortement organisés, répond à une exigence d’égalité et de symétrie sociales partagée par l’ensemble du corps social.
Cette exigence d’équilibre social et de solidarité est non seulement profondément ancrée dans l’histoire sociale allemande, mais constitue l’un des fondements de l’ordre démocratique constitutionnel mis en place dans l’Allemagne d’après-guerre. La différenciation des garanties contractuelles et des protections qui pourrait découler d’une décentralisation des structures de négociation et d’une responsabilité accrue des individus dans le dispositif de protection suscite une réelle inquiétude dans la plupart des milieux sociaux.
Le monde du travail, en particulier, redoute qu’elle soit le ferment destructeur d’une communauté solidaire patiemment construite et qu’elle ouvre tout grand la voie à la régression et à la segmentation sociales.
À l’inverse, un nombre croissant de chefs d’entreprise, confrontés à une compétition mondiale sans merci, se font les apôtres virulents du libéralisme et de la dérégulation. Ils préconisent un véritable changement de cap et exigent un allégement beaucoup plus rapide et résolu des contraintes de tous ordres et des charges qui pèsent sur l’économie allemande. Entre ces deux positions, un nouveau compromis social est en train de s’établir, qui passe par une redéfinition difficile et progressive du contrat social allemand dans l’espace national.