Le patrimoine forestier mondial
Qu’est-ce qu’une forêt ?
Certainement une réalité très différente suivant la zone biogéographique où l’on se trouve – boréale, tempérée, méditerranéenne, tropicale sèche, tropicale humide… – et aussi, et surtout, suivant les produits et les services que l’homme attend des formations végétales ou des écosystèmes forestiers, et les valeurs qu’il y attache.
Propriétaires et nations, et les entités qui parlent en leur nom, mesurent leur patrimoine forestier avant tout en superficies. Celles-ci correspondent à des types de couverture végétale et d’occupation des terres très différents d’un pays à l’autre, quand ce n’est pas à l’intérieur d’un même pays.
Un exemple parmi tant d’autres : dans les années 50 et 60, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) se livrait à une compilation des statistiques forestières que lui envoyaient ses États membres (et leurs colonies d’alors) pour établir » l’inventaire forestier mondial » qu’elle publiait tous les cinq ans.
Acceptant tels quels à cette époque les chiffres que lui adressaient les administrations forestières -, les choses ont heureusement changé depuis -, elle attribuait à la Mauritanie, pays sahélien et saharien, la même surface forestière que la Côte-d’Ivoire, pays des tropiques humides et subhumides. Pourquoi ? Parce que l’administration mauritanienne classait comme » forêt » les seules formations végétales ligneuses qu’elle possédait, à savoir les savanes et steppes arbustives de la frange méridionale du territoire.
Alors que pour son homologue ivoirienne ne méritaient le nom de forêt que les formations de forêt dense humide de la moitié sud du pays, mais non les autres formations d’arbres que constituent les » forêts claires « , les savanes boisées et arborées de sa moitié nord, pourtant beaucoup plus forestières que les espaces arbustifs mauritaniens.
Des forêts stricto sensu
Un effort de clarification s’imposait. La FAO définit maintenant, pour l’ensemble du monde, une forêt comme : » toute formation végétale comprenant des arbres dont les cimes couvrent au moins 10 % du sol « , l’arbre étant une » plante ligneuse de grandes dimensions – en fait de plus de 5 à 7 mètres de haut à l’âge adulte dans des conditions normales de croissance – avec un tronc unique supportant une cime de forme et de dimensions variables « .
Ceci dit, une forêt n’est pas seulement une population d’arbres : elle constitue un écosystème avec aussi ses autres composantes végétales, ses composantes animales et les interactions entre toutes ses composantes et avec le milieu et les écosystèmes voisins.
et des » autres surfaces boisées »
Cette catégorie très hétérogène inclut toutes les couvertures végétales comprenant des éléments ligneux (arbres dont les cimes couvrent de 5 à 10 % de la surface du sol) ou des arbustes et broussailles ; par exemple :
- des formations ligneuses très peu denses,
- les » accrus » naturels forestiers sur des terres, récemment abandonnées par l’agriculture,
- les accrus forestiers dans les cycles de l’agriculture itinérante dans les pays tropicaux.
Des définitions pas toujours simples à appliquer
Il existe des transitions graduelles de hauteur et de densité du couvert. Les forêts en régénération gardent un caractère forestier malgré l’absence momentanée de strate arborée, et l’on excipe alors de l’utilisation forestière du sol. Certains pays incluent des surfaces non boisées importantes dans la catégorie juridique des terres forestières1, d’où une difficulté supplémentaire.
Des classifications variées pour les scientifiques et gestionnaires
On peut grossièrement distinguer les classifications fondées essentiellement :
- sur des critères essentiellement climatiques et de milieu,
- sur des caractéristiques physionomiques de la végétation,
- sur un ensemble de critères de différentes natures2.
L’utilisation de la télédétection a introduit des classifications basées sur la réflectance de la végétation dans certaines bandes de longueurs d’onde (ou sur la structure du terrain avec les images radar) qui ne sont pas toujours faciles à relier à la réalité de la couverture végétale au sol.
et des cartographies diverses
Elles représentent selon les cas :
- la végétation forestière telle qu’elle serait sans les interférences de l’homme, dérivant des seules conditions climatiques et de milieu (végétation » climax ») constituée de formations » primaires » ou » naturelles » au sens strict ;
- la végétation forestière telle qu’elle existe au moment où elle a été cartographiée, c’est-à-dire telle qu’elle résulte des différentes actions de l’homme : déboisement, dégradation par les incendies et les différentes formes de surexploitation, modification par les traitements sylvicoles – en futaie régulière ou irrégulière, limitée ou non à une ou plusieurs essences, en taillis sous futaie, taillis… – et par les boisement et reboisements.
Qualification des forêts
Des qualificatifs, appliqués de façon parfois subjective, sont censés caractériser l’état d’une forêt d’un certain type à un moment donné.
Une forêt primaire précédemment modifiée par des interventions humaines peut revenir à son état climacique par une série de stades » secondaires » de succession si elle n’est pas de nouveau perturbée pendant suffisamment longtemps : on admet en général qu’après une interruption d’un ou deux siècles l’évolution est suffisamment engagée pour qu’on puisse qualifier de nouveau la forêt de » naturelle « .
Elle peut au contraire rester » secondaire » en étant maintenue artificiellement à un stade donné de la succession par une sylviculture plus ou moins » proche de la nature » et on la qualifiera alors de » semi-naturelle « . Enfin, les forêts peuvent être artificiellement créées (boisement), ou recréées (reboisement), par plantation d’espèces locales (indigènes) ou introduites (« exotiques »).
Plus de 90 % des forêts européennes actuelles sont soit des forêts modifiées par la sylviculture et l’exploitation, soit des plantations. Dans le reste du monde tempéré et boréal, près des deux tiers des forêts sont considérées comme naturelles (constituées en majeure partie par les forêts sibériennes), cette proportion étant estimée à environ 80 % pour les forêts denses tropicales.
L’étendue des forêts
Les forêts stricto sensu
Les forêts du monde couvrent 3 862 millions d’hectares, soit près de 30 % de la surface totale des terres émergées de notre planète (égale à 13 050 millions d’hectares ou 130,5 millions de km2 en excluant l’Antarctique et le Groenland), soit 70 fois la surface de l’Hexagone (55 millions d’hectares) et 250 fois celle de ses forêts (15 millions d’hectares).
Tableau II– Les huit plus grands pays forestiers du monde (surfaces en l’an 2000) | ||||
Pays | Surface (millions ha) |
Taux de boisement | Part des forêts mondiales | |
Terres | Forêts | |||
Russie | 1 689 | 851 | 50,4 % | 22,0% |
Brésil | 846 | 532 | 63,0 % | 13,8 % |
Canada | 922 | 245 | 26,5 % | 6,3 % |
États-Unis | 916 | 226 | 24,8 % | 5,9 % |
Chine | 933 | 163 | 17,1 % | 4,2 % |
Australie | 768 | 158 | 20,6 % | 4,1 % |
R. D. Congo (ex-Zaïre) | 227 | 135 | 59,6 % | 3,5 % |
Indonésie | 181 | 105 | 55,4 % | 2,7 % |
Ensemble des 8 pays | 6842 | 2 415 | 37,3 % | 62,5 % |
Reste du monde | 5 566 | 1 442 | 22,0 % | 37,5 % |
Le tableau I montre bien la prépondérance des deux grandes masses forestières que constituent la Sibérie (CEI) et l’Amazonie (Amérique tropicale) et, dans une moindre mesure, de celles de l’Afrique tropicale (bassin du Congo et zones arborées des tropiques secs) et de l’Amérique du Nord.
Ainsi que le faible taux de couverture forestière des pays en développement non tropicaux, particulièrement de la Chine et du Moyen-Orient, résultat combiné d’une occupation humaine dense et ancienne, et d’une forte proportion de terres arides et semi-arides non boisées.
Huit pays possèdent chacun plus de mille millions d’hectares de forêts et ensemble 65,5 % des forêts du monde.
À quelques exceptions près, on peut considérer que les forêts des pays industrialisés sont tempérées ou boréales alors que celles des pays en développement sont à 85 % des forêts tropicales (forêts denses humides et formations mixtes forestières et herbacées des tropiques secs).
Les autres surfaces boisées
L’ensemble hétérogène des » autres surfaces boisées » occupait très approximativement 2 100 millions d’hectares, soit 16 % de la surface des terres, proportion à peu près identique dans le monde industrialisé et le monde en développement.
Évolution du patrimoine forestier mondial
Bien distinguer surface et état des forêts
Lorsqu’on parle d’évolution du patrimoine forestier mondial, il est fondamental de bien distinguer entre les variations dans l’étendue des forêts et celles de leur état et contenu (densité et hauteur du couvert arboré, composition en espèces végétales et animales – constituant le niveau » spécifique » de leur diversité biologique -, présence et nature de sous-bois, sols, santé du peuplement forestier…).
Les premières s’expriment quantitativement en surfaces de couverture forestière et correspondent aux notions de déboisement (ou déforestation) – là où il y avait une forêt (telle qu’elle a été définie préalablement), on ne trouve plus de forêt -, ou de boisement (ou forestation) par accru naturel ou par plantation – là où il n’y avait pas de forêt existe maintenant une forêt. Des progrès importants et continus ont été réalisés depuis les années quarante jusqu’à aujourd’hui dans les techniques d’évaluation des surfaces de forêts et de leurs variations dans le temps avec l’utilisation des photographies aériennes puis des images satellitaires dans les longueurs d’onde visibles, du proche infrarouge et radar.
Des appréciations discutables
Les évolutions sur l’état et le contenu des forêts concernent un grand nombre d’aspects et de caractéristiques souvent difficiles à traduire, et encore plus à synthétiser quantitativement. Elles sont en général graduelles, pas nécessairement rapides, et s’expriment globalement par différents vocables comme ceux de dégradation, ou, à l’opposé, d’amélioration.
On peut certes s’accorder sur le caractère négatif de l’évolution, c’est-à-dire de dégradation, d’une forêt soumise à des atteintes fortes et répétées (incendies) ou à des surexploitations continues par le pâturage ou pour le bois, ou sur l’aspect positif, d’un point de vue strictement forestier, d’une » remontée biologique » se traduisant par exemple par le retour d’espèces arborées sur un pâturage abandonné. Par contre, des modifications moins fortes et moins répétées seront diversement appréciées suivant les objectifs que les uns ou les autres assignent aux forêts (production soutenue de bois ou d’autres produits forestiers, réservoir de diversité biologique, protection pour la conservation des eaux et des sols, accueil du public et écotourisme, etc.).
L’effet de ces divergences de vues sur l’estimation de l’évolution de l’état des forêts est aggravé par l’utilisation de concepts un peu flous, tels que celui de » naturalité » ou plus vagues encore, tels que celui » d’authenticité » dont l’utilisation a été prônée par certaines organisations écologistes.
Un débat pollué
En focalisant à tort et presque exclusivement sur l’exploitation forestière, et non pas sur la nécessaire amélioration des pratiques agricoles et pastorales et la lutte contre la pauvreté des populations rurales des tropiques comme facteur de déforestation, on n’a fait que retarder la recherche et l’application des véritables solutions.
Le débat sur le devenir des forêts, et notamment celui des forêts tropicales, a été, et continue d’être, pollué par l’absence de distinction entre l’évolution des surfaces de forêts, qui peut être quantifiée objectivement, et les modifications de leur état.
L’utilisation laxiste et indifférenciée du terme » déforestation » pour les zones tropicales a ainsi conduit à » mettre dans un même panier » d’une part, les défrichements agricoles, déboisant effectivement et changeant sinon définitivement, du moins pour une longue période, l’usage des terres, et, d’autre part, l’exploitation forestière qui, mal conduite et non intégrée dans un plan de gestion, constitue certes un facteur de dégradation, mais généralement pas de déboisement.
Évolutions de l’étendue des forêts
Depuis la dernière glaciation, l’homme a eu un impact grandissant sur l’étendue et l’état des écosystèmes forestiers, qu’on peut très grossièrement schématiser comme suit :
- jusqu’au XIXe siècle : déboisement et dégradation sur la plus grande partie des zones tempérées et méditerranéennes, et plus localisés dans les régions tropicales ;
- au cours de la deuxième moitié du XXe siècle :
– déboisement et dégradation accélérés en zone tropicale,
– reconquête et accroissement de la maîtrise de la gestion (mise en valeur et conservation) dans les régions tempérées,
– et une situation contrastée pour les forêts boréales et méditerranéennes.
Dans les pays industrialisés
À l’échelle d’un territoire donné d’une certaine étendue – disons celui d’un pays de plusieurs dizaines à centaines de milliers de km2 (plusieurs millions à dizaines de millions d’hectares) – l’évolution de la surface forestière en fonction du temps depuis le néolithique peut être représentée de façon approximative par une courbe ayant la forme d’un S renversé partant d’un maximum, puis, sous l’effet des défrichements, décroissant lentement, ensuite rapidement et, après un point d’inflexion, de nouveau lentement jusqu’à un minimum à partir duquel la forêt regagne du terrain sur l’ensemble des autres occupations du sol par accru naturel et par plantation.
La majorité des pays industrialisés ont connu ce minimum au XIXe siècle (pays européens) ou au début du XXe (pays » pionniers » d’Amérique du Nord). Bien sûr, la courbe réelle n’est pas lisse, et des oscillations apparaissent, les creux correspondant aux périodes de développement (forts défrichements de l’agriculture) et les hauts à celles des guerres et des épidémies qui réduisent l’impact de l’homme sur la forêt.
En France par exemple
Un exemple de ce schéma général est donné par l’évolution de la couverture forestière sur ce qui est aujourd’hui le territoire français métropolitain (55 millions d’hectares) au cours des 16 derniers millénaires. De 14 000 à 6 500 avant J.-C., les forêts ont couvert progressivement la quasi-totalité du territoire.
Les premiers défrichements sont liés à la » révolution » du néolithique avec les débuts de l’agriculture et l’augmentation de la population ; les défrichements gallo-romains et médiévaux réduisent progressivement la surface forestière, de 50 à 12 millions d’hectares environ vers 1300, période à laquelle la population atteint une vingtaine de millions d’habitants.
La superficie forestière augmente ensuite légèrement pendant la crise démographique très importante de la fin du Moyen Âge, puis reprend sa décroissance avec l’augmentation de la population et de la consommation préindustrielle de bois jusqu’à un minimum inférieur à 10 millions d’hectares vers 1850.
La croissance progressive ultérieure de la superficie forestière – passée de 10 à 15 millions d’hectares entre le début et la fin du XXe siècle – et ce, malgré l’augmentation de population, est liée à toute une série de facteurs : remplacement du bois par les combustibles fossiles comme source d’énergie principale, progrès des techniques agricoles entraînant une réduction des surfaces utilisées par l’agriculture, exode rural et développement d’une civilisation urbaine avec d’autres exigences de mode de vie, augmentation de la productivité forestière due, entre autres, à une sylviculture plus dynamique, politiques de mise en valeur de terres pauvres (landes de Gascogne) et restauration des terrains en montagne et, à partir de la fin des années quarante, mise en œuvre, notamment par des boisements et reboisements, du Fonds forestier national créé pour réduire le déficit en bois de notre pays.
Le code forestier et le développement des programmes de recherche et de formation ont aussi contribué à cette inversion de tendance. Il est important cependant de noter que celle-ci a bien résulté d’un ensemble de facteurs de nature différente, et non de la seule volonté politique et du pouvoir réglementaire.
Et en Europe centrale
La diminution des surfaces et leur fragmentation du Xe au XXe siècle sont illustrées par les cartes ci-après.
Actuellement, la superficie forestière croît dans tous les pays européens (à l’exception de l’Albanie), à un rythme annuel un peu inférieur à 0,3 % (environ 450 000 ha au total), ce pourcentage étant de près de 0,5 % pour la France. Elle croît aussi dans tous les autres pays industrialisés, seul le cas de la Russie et des autres pays de l’ex-URSS donnant lieu à des estimations divergentes, toutes faibles en valeur relative mais de signe opposé.
Dans les pays en développement
La situation est tout autre dans les pays en développement situés en totalité ou en majorité dans la bande intertropicale (tableau III).
La part des différents facteurs de déboisement dans les tropiques peut être évaluée approximativement comme suit :
- agriculture de subsistance 63 % (45 % sur les 63 % provenant de » l’agriculture itinérante »),
- agriculture permanente 17 % (« agriculture de rente »),
- » ranching » (élevage extensif) 6 % (surtout en Amérique latine),
- surexploitation bois de feu 7 % (conduisant à un déboisement prolongé),
- surexploitation bois d’œuvre 6 % (conduisant à un déboisement prolongé),
- infrastructures et mines 1 %.
Les trois premiers facteurs, responsables donc de 83 % du déboisement, correspondent à des formes d’expansion » horizontale » de l’agriculture (par opposition à sa composante » verticale » consistant dans l’augmentation des rendements à l’unité de surface) liée elle-même à la croissance de la population ; c’est le même phénomène que celui qui s’est produit en Europe jusqu’au milieu du XIXe siècle.
La surexploitation pour la production de bois d’œuvre dans les tropiques humides n’est qu’une cause mineure de la déforestation proprement dite, contrairement à une opinion courante ; mais cette production peut avoir des effets négatifs sur l’état des forêts existantes (cf. plus loin) et par ailleurs, la réalisation d’infrastructures peut constituer un facteur indirect important en facilitant l’accès à de nouvelles zones précédemment inaccessibles à l’agriculture.
Une situation disparate
Ainsi donc, c’est l’équivalent de la couverture forestière de la France métropolitaine qui disparaît chaque année de la surface de la planète dans le monde tropical, perte compensée, en surface seulement et pour moins de 20 % par des boisements nouveaux (essentiellement en Asie tropicale).
Ce chiffre global, impressionnant en valeur absolue, cache une disparité considérable de situations : depuis des pays surpeuplés comme Haïti ou le Burundi, où la disparition des quelques forêts subsistant sur les reliefs contribue à la dégradation de leurs terres et, par là même, à leur détresse économique, sociale et politique ; à des pays très peu peuplés, très boisés et plus riches comme le Gabon ou le Guyana, dans lesquels le déboisement est pratiquement sans incidence physique ou socioéconomique. Entre ces deux extrêmes existe toute une variété de situations et d’impacts de la déforestation.
Une situation mal perçue
Ces situations sont parfois mal perçues chez nous. Ainsi en est-il pour l’Amazonie brésilienne qui focalise toute l’attention. Certes, les surfaces déboisées chaque année y sont importantes, de l’ordre de 1,5 million d’hectares de forêt tropicale humide (auxquels il convient d’ajouter le déboisement des » cerrados » et autres formations ouvertes).
Mais réalise-t-on en même temps que le taux de déforestation du Brésil est plus de deux fois inférieur au taux moyen de déforestation dans le monde tropical ; que le déboisement affecte cet immense massif forestier grand comme cinq fois la France, surtout sur ses marges ; et que le Brésil a un taux de boisement de 63 %, c’est à près de 2,5 fois celui de la France métropolitaine, et 6 fois celui du Royaume-Uni ? De façon évidente, un hectare déboisé n’a pas le même effet sur le milieu physique et le développement socio-économique en Haïti, au Gabon et au Brésil.
Et, quel que soit le pays considéré, la perception qu’en ont, d’une part, les populations locales, qui sont les plus concernées, d’autre part, les autorités nationales et, enfin, la » communauté internationale » est malheureusement très différente.
Cette dernière, considérant surtout que les forêts tropicales sont un patrimoine de l’humanité tout entière, attache une importance particulière, et c’est dans l’ordre des choses, à l’incidence de la déforestation tropicale par rapport aux deux grandes préoccupations environnementales actuelles, à savoir la réduction de la biodiversité et le réchauffement de l’atmosphère.
Une perte de biodiversité
Concernant la première on ne saurait trop la blâmer, les forêts des tropiques humiques renfermant une proportion certes mal connue, mais sans doute très supérieure à la moitié des espèces végétales et animales de notre planète. Les estimations du nombre d’espèces qui disparaissent chaque année du fait de la déforestation tropicale restent hautement spéculatives, ne serait-ce que parce qu’on est très loin de connaître toutes les espèces.
Tableau III– Évolution des surfaces des forêts des régions tropicales de 1990 à 2000 | |||
Régions | Variation annuelle de surface en millions d’hectares | ||
Déforestation annuelle |
Plantation annuelle |
Déforestation + plantation |
|
Afrique tropicale | –5,42(soit – 0,8%) | + 0,13 | + 0,13 |
Amérique tropicale | – 4,69 (soit – 0,5%) | + 0,36 | – 4,33 |
Asie-Océanie tropicale | – 4,80 (soit – 1,5%) | + 2,27 | – 2,53 |
Pays tropicaux | – 14,91 (soit – 0,8%) | + 2,76 | – 12,15 |
Sur la base des courbes de nombres d’espèces de plantes supérieures en fonction des surfaces forestières totales par grands types de forêt tropicale, la FAO estimait en 1995 que les pourcentages d’extinction durant la décennie 1981–1990 étaient compris entre 1,0 et 2,5 % en Afrique tropicale, entre 1,6 et 4,0 % en Amérique tropicale et entre 1,6 et 4,3 % en Asie tropicale, soit un nombre d’essences disparues variant entre 20 et 1 750 suivant les types de forêt dans ces trois régions.
aggravée par la fragmentation
L’impact négatif de l’importance de la surface déboisée sur la diversité spécifique est aggravé par la fragmentation des massifs forestiers. Raison pour laquelle, dans le monde industrialisé, et notamment en Europe où le manteau forestier originel s’est considérablement éclaté (comme le montrent parfaitement les cartes forestières de l’Europe centrale), on cherche à reconstituer une » trame verte » avec des corridors permettant de communiquer entre les différents espaces naturels ou semi-naturels.
Une aggravation très relative de l’effet de serre
Quant à la préoccupation de la » communauté internationale « , dominée par le monde industrialisé, pour l’impact de la déforestation tropicale sur les émissions de CO2 (estimé entre 0,5 et 1,6 gigatonne de C par an), on aimerait qu’elle soit plus dirigée vers celui de l’utilisation des combustibles fossiles évalué, lui, à 5,5 gigatonnes de C…
Évolutions de l’état des forêts
L’homme ne se contente pas de défricher. Dans les espaces qu’il garde en forêt, ses actions ont souvent un impact négatif sur l’état de la végétation forestière. Actuellement, on peut signaler dans les pays industrialisés les types suivants de dégradation :
- des surexploitations, très localisées en Europe, sur des échelles plus larges dans les pays » pionniers » (Canada, USA, Russie) ;
- des incendies trop répétés localement ;
- des pertes de diversité biologique forestière faunistique ou floristique, rarement au niveau national maintenant (mais venant après une réduction sensible de cette diversité durant des siècles de déboisement et de surexploitation) ;
- les impacts de la pollution atmosphérique sur la végétation et les sols forestiers.
La dégradation des écosystèmes forestiers est plus marquée dans les pays en développement, pas seulement tropicaux, et peut aboutir, si elle persiste, à un déboisement de fait. Parmi les facteurs de dégradation, il faut retenir principalement :
- la surexploitation pour le bois d’œuvre, notamment dans les zones tropicales humides, pouvant menacer d’extinction certaines espèces commerciales ou, à tout le moins, réduire leur variabilité intraspécifique, diminuer la vitalité et la capacité de reconstitution des écosystèmes forestiers, éroder des sols… ;
- la surexploitation pour le bois de feu, notamment dans les zones tropicales sèches, avec des impacts négatifs de même nature que les précédents (entraînant en particulier la » latéritisation des sols ») ;
- les » feux de brousse » répétés ;
- le surpâturage en forêt (région méditerranéenne, formations mixtes forestières et herbacées des tropiques secs…).
Conclusion
» Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent » écrivait Chateaubriand. Ce raccourci est sans doute trop pessimiste, mais force est de reconnaître que, dans l’histoire des sociétés humaines, les forêts ont le plus souvent été considérées à la fois comme un obstacle au développement, une réserve de terres pour l’agriculture et l’élevage et une » mine » de bois pour la construction, la marine et l’énergie ; et, qu’en règle générale, elles n’ont fait l’objet d’une gestion soutenue de la part des États, des communautés ou des particuliers qu’après que la pénurie en bois, mais aussi l’érosion des sols et les inondations ont affecté grandement le milieu physique, le développement économique et social, et plus généralement le bien-être des communautés concernées. À quoi il faut ajouter que, facteur aggravant, le long terme d’une bonne gestion forestière s’accommode mal du court terme de populations rurales luttant pour leur survie, et de celui des décideurs politiques d’aujourd’hui.
Dans les pays riches, où les forêts regagnent du terrain et se portent plutôt bien, les sociétés attendent des forêts non seulement du bois – » écomatériau » renouvelable incomparable -, mais aussi, et de plus en plus, des services non marchands, externalités positives peu ou pas rémunérées – réserve de diversité biologique, conservation des sols, régulation du débit et qualité des eaux, fixation du carbone, aménités diverses… Toutes ces attentes se traduisent par la demande faite aux propriétaires de gérer de façon » durable » leurs forêts, et, en termes commerciaux, par des démarches d’écocertification.
Ces sociétés nanties posent aux pays en développement, et plus particulièrement aux pays tropicaux, les mêmes exigences, semblant ignorer les causes socioéconomiques profondes de la déforestation, et montrent à l’endroit de ces pays une certaine impatience que ne justifient ni la faiblesse de l’aide qu’elles leur accordent ni le fait qu’elles ont pendant très longtemps, et jusqu’il y a un siècle à peine, considérablement réduit leur propre patrimoine forestier3.
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1. Les » montes » espagnols par exemple.
2. Par exemple » Classification internationale de la végétation » de l’Unesco, ou classifications » écofloristiques » ou » phytosociologiques » françaises.
3. Pour une information complémentaire : Les forêts tropicales par Jean-Claude Bergonzini et Jean-Paul Lanly – La librairie du Cirad – TA 283⁄04, avenue Agropolis, 34398 Montpellier cedex 5, et Karthala, 22–24, boulevard Arago, 75013 Paris.