Le plein emploi
Je suis frappé de constater à quel point la République, au lieu de mobiliser les Français pour l’emploi, les oblige à croire que le plein emploi est une chimère. Pourtant il a déjà existé, il existe dans d’autres lieux de la planète, même si c’est de façon très fragile, et des idées neuves apparaissent pour le réaliser.
Le plein emploi d’hier
À la Libération résonnait le défi énoncé par Lord Beveridge : « le plein emploi dans une société libre ». La société capitaliste s’assignait cet objectif face à la société collectiviste qui réalisait un plein emploi sur la base de la négation du marché et du combat contre « l’ennemi de classe ».
Le problème majeur est : comment conjuguer progrès de productivité et emploi
La garantie étatique des coûts et du débouché, quelles que soient la qualité et l’efficacité des productions, aboutissait à un échec profond du socialisme sur le terrain du progrès technologique comme de la démocratie.
Le secret du plein emploi dans la société capitaliste d’après-guerre reposait sur trois éléments permettant de le résoudre.
Des normes sociales se sont inscrites dans les gestions d’entreprises
À partir de valeurs communes, les acteurs sociaux et politiques ont soumis le conflit capital – travail au respect de règles conjuguant justice et efficacité.
Le contrat de travail est une relation de subordination, mais en contrepartie le travailleur salarié et sa famille ont été protégés face aux effets de la maladie, du licenciement, et ont disposé de droits pour la retraite. Dans l’entreprise, un compromis social qualifié de « fordien » s’est établi. En contrepartie des gains de productivité, le salaire et le niveau de sécurité sociale ont augmenté. L’élévation de l’offre du produit a trouvé ainsi un débouché de masse. Nous avons connu alors un formidable progrès de la reconnaissance du travail salarié, et avec lui de la société de consommation.
L’État national a organisé des politiques de croissance durable
La séquence « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain » n’a fonctionné que sous la houlette d’un État keynésien incitateur et régulateur.
Administrant le secteur bancaire et financier, propriétaire d’entreprises, l’État a financé la recherche, l’éducation et les investissements non rentables, et relevé la profitabilité des investissements privés (subventions, dissuasion de la thésaurisation et de la rente, effet de levier du crédit…). Il a facilité le « déversement » des travailleurs des campagnes vers les usines, accompagné le travail libéré par la machine vers de nouveaux lieux d’activités.
Les responsabilités ont été réparties entre des partenaires sociaux
Le régime de plein emploi a reposé sur une très forte délégation et séparation des pouvoirs, surtout en France. Le patron gère, l’État organise les conditions collectives de la croissance, les salariés sont représentés par des syndicats forts qui luttent pour les droits sociaux mais ne participent pas à la gestion.
Des mutations qui obligent à changer de régime
La révolution informationnelle et la mondialisation ont rendu caduc ce régime de plein emploi. Malheureusement la République n’a pas appelé à l’effort collectif de diagnostic, les mutations sont encore trop souvent niées ou refusées, alors que tout le problème est de les assimiler et de les utiliser.
© SOPHIE LOUBATON
La productivité et l’emploi changent de nature. La substitution des machines aux hommes se poursuit dans les conditions nouvelles de la révolution de l’information, alors que l’essentiel est de concevoir une nouvelle productivité. Elle doit reposer sur la valorisation du travail humain et l’économie de capital, sur la capacité à générer une formidable création d’activités de services. L’investissement n’est plus simplement une accumulation de capital matériel anticipant une demande, mais une chaîne recherche-développement-formation-organisation- production-service. Dans une sorte de socialisation libérale, les coûts et les risques sont partagés au sein d’alliances d’entreprises ou par le canal du marché financier.
Le travail doit être rendu « flexible », mais surtout, et c’est bien plus difficile, il faut développer les capacités humaines et les mettre en valeur. L’éducation ne doit plus être coupée de l’expérience de la relation de travail et de création ; le travail doit intégrer la formation au long de la vie et devenir plus autonome et créatif. Le « déversement » d’Alfred Sauvy ne fonctionne plus comme une pompe aspirante et refoulante : chaque travailleur est sollicité pour recombiner des activités.
Les États-Unis et d’autres pays développés se confrontent à ce nouveau type de croissance, alors que la croissance des pays émergents combine l’ancien régime d’accumulation matérielle massive et l’expérience des technologies de l’information.
Dans les années 90, les États-Unis assurent à la fois une très forte rentabilité à leurs investissements et une forte création d’emplois, grâce à une efficacité du capital élevée et croissante (ratio valeur ajoutée/capital matériel et financier), alors que la demande pour les nouvelles activités de services est financée par endettement. Un relatif plein emploi est obtenu, mais fragile et au prix d’inégalités sociales croissantes, voire d’une rupture du lien social.
Au lieu de valoriser les capacités humaines, on a dévalorisé le travail salarié et fait des jeunes les cobayes du travail précaire.
L’Europe est souvent en échec sur l’efficacité du capital : pourquoi ? La recherche de la profitabilité repose de façon trop obsessionnelle sur la baisse du coût du travail. Les politiques publiques dites de l’emploi ont accentué ce vice.
Au lieu d’une stratégie de création massive d’emplois qualifiés dans des activités utilisant les technologies nouvelles, la valeur ajoutée disponible accrue permettant aussi de former les non-qualifiés, on continue à inciter l’embauche à bas salaires. Par exemple on conçoit les emplois de proximité comme des petits boulots, alors que des métiers nouveaux nombreux sont à inventer.
On stigmatise les « rigidités », mais on ne pense pas à celles des élites dirigeantes.
La multiplication des statuts précaires ne favorise pas l’émergence de salariés entrepreneurs. La formation reste coupée de l’activité. On dit que la négociation des 35 heures oblige à changer l’organisation du travail, mais aucun débat, aucune émulation nationale n’ont eu lieu sur l’innovation d’organisation et de productivité.
Le financement à risque sert à racheter des entreprises plus qu’à en créer qui soient durables ; on décourage les porteurs de projet. La politique économique cherche une bonne régulation macroéconomique mais sans ses fondements : des stratégies et des gestions efficaces.
Ces biais sont dus notamment à l’excessive délégation verticale des pouvoirs dans notre société. Je suis frappé de voir à quel point les savoirs eux-mêmes sont devenus des outils au service des monopoles de pouvoir, là où la révolution informationnelle exigerait partage, interactivité et coopération.
La mondialisation fait exploser les systèmes de pilotage étatique.
Elle est le fruit de deux phénomènes : l’effondrement des coûts de l’information et le rôle prépondérant consenti aux marchés des actifs financiers, avec le choix de la libre circulation des capitaux. La nouvelle finance est extrêmement souple : grandes firmes et États peuvent trouver de l’argent partout, la valorisation des actifs anticipe la profitabilité, les risques sont diffusés et partagés planétairement.
La prépondérance du marché financier n’engendre pas seulement une instabilité chronique, elle fragilise profondément les systèmes bancaires et publics.
Cela élargit les possibilités de croissance, mais cela obère aussi sa durabilité.
En cas de crise, ce sont les travailleurs salariés et les collectivités publiques qui paient la casse et renflouent le capital.
Trois conditions d’un plein emploi de type nouveau
Les idéologies de « la fin du travail » ont fait beaucoup de mal. Elles reposent sur un fantasme selon lequel l’humanité serait émancipée du défi de la productivité. Elles suscitent l’irresponsabilité, alors que le combat contre la pauvreté, la réhabilitation du cadre de vie, le développement potentiellement illimité des services, la modernisation des systèmes techniques appellent des travailleurs responsables et créatifs et fondent un nouveau plein emploi.
Certains disent aussi qu’il y aura moins besoin d’emploi parce que la population en âge de travailler va diminuer. On est tenté de leur répondre : « vive la vieillesse ! » La dégradation du rapport inactifs/actifs est très dangereuse : elle est réversible si l’on définit l’activité sociale des personnes « âgées », l’expérience sociale des jeunes, après et avant l’emploi salarié, et en assurant une réelle égalité hommes-femmes.
Trois conditions sont nécessaires pour élever le niveau et la qualité de l’emploi.
Une redéfinition du travail, de la formation et des solidarités
Chacun doit être intéressé à accroître l’efficacité des outils matériels et informationnels et à créer de nouvelles activités : ceci est un enjeu collectif.
L’alternance, c’est-à-dire l’apprentissage de la vie, doit entrer dans la formation initiale, et la formation dans le travail tout au long de la vie. Le compromis social se jouera entre l’acceptation d’un travail plus autonome, responsable, et mobile, contre une sécurisation d’insertion et de réinsertion. Le progrès de l’emploi passe par l’accès au savoir et à la gestion.
Concilier flexibilité et sécurité, c’est élargir la protection sociale à l’emploi et à la formation. On peut être licencié, on doit être accompagné dans une autre insertion. L’universalité et la continuité d’un tel droit nécessitent de mutualiser des fonds entre les entreprises et les collectivités. Les charges seraient réparties et calculées autrement pour alléger les entreprises où le coût du travail est élevé par rapport à la valeur ajoutée, et les inciter à accroître l’activité et l’emploi en réduisant relativement le coût du capital.
Salariés, usagers, épargnants concourent maintenant à la formation du capital de l’entreprise. Ces nouveaux actionnaires doivent donc participer au gouvernement d’entreprise, relevant ainsi le défi d’une cogestion moderne. De toute façon la gouvernance d’entreprise est à repenser, quand la tutelle des investisseurs financiers est trop forte et le pouvoir de direction monarchique obsolète.
Un régime de financement conçu pour le développement durable avec les nouvelles technologies
La crise financière mondiale pose à nouveau l’exigence d’un soutien de l’activité, et même de politiques de croissance. L’accroissement de la liquidité et la baisse des taux d’intérêt sont utiles, mais la revalorisation des actifs financiers n’offrira pas spontanément des perspectives de croissance durable.
Ce n’est pas seulement un problème de confiance de la part des investisseurs, il y a des risques à prendre dans de nouveaux projets de développement.
En France et en Europe, on imagine que la dépense privée va prendre le relais d’une dépense publique en retrait. Mais vu la complexité et les risques des investissements aujourd’hui, on pourrait plutôt imaginer une solution mixte. Il y a besoin non pas seulement de « grands travaux », mais de réseaux de services d’intérêt général qui concourent à former les projets essentiels du développement : nouvelle relation formation-emploi, modernisation informationnelle, réhabilitation du cadre de vie.
On pourrait réunir des fonds communs de développement territorial et interentreprises pour servir ces projets, qui gageraient des crédits sélectifs : la société prendrait à sa charge des coûts fixes (en infrastructures et qualifications) et non plus une part croissante des salaires. Les titres afférant à ces projets pourraient d’ailleurs être diffusés sur le marché financier.
Dans l’espace international, il faut tirer les enseignements de deux décennies d’ouverture des marchés par des investisseurs financiers instables, et exonérés des conséquences sociales de leurs actes. Les pays émergents se battront plus durement à l’exportation et ils seront plus exigeants pour le capital entrant.
Nous aurions intérêt à explorer de nouvelles pistes pour un codéveloppement.
Qui peut imaginer que l’Europe pourra continuer à étendre le libre-échange dans ses périphéries, tout en refusant la libre circulation des personnes ? Celle-ci ne pourra rester l’apanage des pays riches. On peut imaginer des accords visant une mobilité positive pour la formation et l’emploi, une solidarité pour la protection sociale. Avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, de l’Europe orientale et d’ailleurs, on ferait plus appel à des sociétés communes pour partager des coûts de recherche, développement, et investissement productif.
Cette économie de coopération commencerait à réduire la prépondérance du marché financier comme vecteur des investissements, et tuteur des marchés des changes. Elle n’irait pas sans conflit – au nom de l’intérêt général – avec les États-Unis, pays dont la balance extérieure est la plus déficitaire et la dette la plus grande, et qui néanmoins bâtit sa croissance sur la surpuissance du marché financier.
Des innovations institutionnelles pour faire place à la participation et au partenariat
Si les pistes précédentes sont fondées, alors l’emploi apparaît aussi comme un problème d’innovation démocratique. Hier l’objectif du plein emploi a réuni des entreprises, des syndicats et l’État national, qui jouait un rôle pilote. Aujourd’hui il n’y a plus de pilote qui assume un projet d’emploi, les syndicats sont très affaiblis, et les entreprises internationalisées.
Mais le problème de l’agrégation d’intérêts différents autour de projets communs reste toujours fondamental.
Si l’État ne fait plus appel à la société, c’est pourtant là que se situe le principe de la solution : la mobilisation des salariés et des entrepreneurs pour la mise en mouvement des potentiels humains. Elle n’est possible que si le gouvernement d’entreprise est reconçu dans une perspective cogestionnaire ; si l’on forme une société de partenaires, les acteurs publics et privés acceptant de coopérer autour de projets de développement territorial et interentreprises ; si l’on insère les chômeurs et les exclus au lieu de se contenter de l’assistance.
Un renouveau du dialogue économique et social est donc décisif. Il implique une mutation des acteurs, dès lors qu’il ne s’agit pas seulement de défendre des intérêts mais de participer à construire l’intérêt général. La représentation sociale appelée à négocier l’emploi devra s’élargir aux réseaux d’entreprises et de services, aux exclus du travail. La réforme de l’État conditionne toutes ces évolutions. La politique publique de l’emploi conçue comme empilement de dispositifs assortis d’aides, gérés par des préfets et des administrations qui doivent faire du chiffre, céderait la place à des pactes pour l’emploi mobilisant des partenaires.
La Communauté doit donc assumer un triple rôle :
- aider à comparer les pratiques, les projets, et susciter l’émulation ;
- organiser des coopérations transfrontières autour de politiques communes ;
- former une vision du développement dans le monde.
L’État national doit aider les acteurs à former des projets, favoriser leur synergie et susciter leur engagement dans le cadre européen. Il est crucial que l’Union européenne fédère les projets des nations et des acteurs sociaux et économiques transnationaux, autour de politiques communes de solidarité et d’emploi.
Actuellement la Communauté n’assume que la libre circulation, et seulement pour ses ressortissants. Elle ne va pas se substituer d’emblée à l’État national comme porteuse d’un projet d’un plein emploi. Aucune politique macroéconomique ne réussira sans formation de solidarités d’entreprises et de régions, sans association des Européens pour rendre convergents leurs projets.
Ainsi l’ancienne conception étatique du « plein emploi dans une société libre » fera place au « plein emploi des capacités humaines dans une démocratie de participation ».