Le portrait d’une élève d’un collège d’Aulnay-sous-Bois
J’ai fait mon service dans des établissements de l’Éducation nationale, à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Nous étions deux affectés à ce poste, parmi la cinquantaine d’X qui avaient choisi le service civil. Nous avons travaillé dans un lycée et surtout dans deux collèges dont les élèves venaient de cités difficiles et violentes.
Dans les collèges, notre action consistait en soutien scolaire, qui malheureusement n’atteignait pas ceux qui en auraient eu le plus grand besoin, mais aussi en interventions directes dans les classes, pendant les cours, pour essayer d’aider les jeunes les plus en difficulté.
J’ai notamment travaillé dans une classe de troisième particulièrement difficile. Précisons le terme « difficile », qui a perdu son sens dans la mesure où on l’applique indistinctement aux classes, aux élèves, aux établissements et aux banlieues ! Cette classe était difficile parce que l’ensemble des élèves était en situation d’échec : un seul parvenait à suivre. Elle était aussi difficile à cause de la violence : au début de l’année, un élève en avait tué un autre d’une balle en pleine tête – les journaux en avaient à peine parlé car c’était arrivé en même temps que l’attentat dans le RER B.
Le copain du meurtrier avait de la peine à s’intéresser à autre chose qu’à tenir son rôle manifeste de leader – il avait un téléphone portable. L’atmosphère était souvent tendue, et pourtant les cours de mathématiques auxquels je participais se déroulaient plutôt bien dans l’ensemble.
Je m’occupais particulièrement d’un groupe d’élèves qui se distinguait par un relatif intérêt pour l’école. J’ai notamment en mémoire une jeune fille maghrébine, dont la famille paraissait très attachée aux traditions islamiques : elle portait le voile à l’extérieur du collège, mais avait convenu avec l’établissement de le retirer dans les locaux – ce point semblait d’ailleurs ne poser aucun problème dans les établissements que j’ai fréquentés.
Elle était assez motivée et je l’ai soutenue tout au long des huit mois passés au collège. J’avais pris le parti de me comporter avec les élèves comme je l’aurais fait en faisant travailler un frère ou une sœur du même âge. J’avais une attitude ferme et je prenais garde de ne pas tisser de liens affectifs qui auraient pu s’avérer dangereux dans les moments difficiles, « Je n’ai pas réussi : c’est de ta faute… » risquait-on de me reprocher. Mais je prenais garde de toujours encourager les jeunes.
C’est ce que j’ai fait avec cette élève tout au long de l’année, jusqu’au brevet des collèges qu’elle a obtenu – ce fut une de mes rares satisfactions personnelles. À la fin de l’année, j’ai appris par son professeur de mathématiques que cette jeune fille vivait une situation familiale dramatique : elle ne connaissait pas sa mère et, quand elle avait douze ans, son père avait été tué d’une balle sous ses yeux.
Depuis, elle vivait dans une famille d’accueil. Je me souviens du choc profond que m’a fait cette révélation : je ne me serais pas comporté de la même façon avec elle si j’avais su cela. Et cependant je crois qu’il valait mieux que je l’ignore. Chacun peut être efficace en tendant simplement la main, sans vouloir trop s’impliquer : on l’est même plus quand on n’en sait pas trop, car il est plus facile de traiter l’autre « d’égal à égal ».
J’ai choisi de présenter cette élève car elle me semble assez représentative de la population des collèges dits « en difficulté » : des jeunes en grave échec scolaire, en quête d’identité, en contact permanent avec la violence, ayant des difficultés à communiquer entre eux et avec le monde des adultes, mais qui veulent réussir. Tous ont l’ambition de réussir, mais la plupart ne comptent plus sur l’école.
C’est à nous de leur faire comprendre que la réussite scolaire conditionne en grande partie la réussite sociale, et qu’elle ne dépend que d’eux-mêmes et de leur travail. C’est là une difficulté majeure, car beaucoup de jeunes voudraient suivre l’école sans avoir à faire d’effort. Il nous appartenait de leur prouver le contraire et sans doute y sommes-nous parfois parvenus.