Le positionnement européen et mondial de la France
La recherche et l’innovation sont des facteurs clés de la compétitivité. L’évolution suivie met en lumière une trajectoire singulière de l’Union européenne, voire un décrochage. En France, la recherche publique évolue de manière homogène dans toutes les disciplines, mais la dépense privée, singulièrement basse, s’exerce dans des secteurs de moyenne technologie.
À l’aune des dépenses annuelles, l’Union européenne représente la deuxième puissance scientifique mondiale. Mais, si l’on rapporte cette dépense au PIB, son positionnement est nettement moins honorable.
REPÈRES
La dépense intérieure de R & D (DIRD) représente la somme des financements dévolus à la R & D sur un territoire donné. C’est l’indicateur le plus courant pour rendre compte de la place d’un pays dans l’économie de la connaissance
Autour de 2008, la DIRD mondiale avoisine le seuil symbolique de mille milliards de dollars annuels. Les États-Unis (350 milliards), l’Union européenne (250 milliards), le Japon (140 milliards) et la Chine (90 milliards) couvrent à eux seuls 85 % de cet effort. On peut donc restreindre l’analyse comparative à ce seul quadrille sans introduire de biais significatif.
L’effort de R &D de l’Union européenne peine à rivaliser avec celui des autres grandes régions du monde
C’est le Japon qui produit l’effort le plus manifeste (3,4 % en 2006) ; les États-Unis (2,7 %), l’Union européenne (1,8 %) et la Chine (1,4 %) arrivent ensuite, espacés par des écarts importants. Le Japon accentue d’ailleurs son effort, tandis que les États-Unis le maintiennent. Non seulement leurs niveaux d’intensité en R & D semblent hors d’atteinte pour l’Union européenne mais celle-ci devrait en outre être dépassée par la Chine aux environs de 2010.
L’atonie de l’effort privé
Les entreprises prennent le relais de la dépense publique de R & D, sauf en Europe. La dépense publique de R & D semble » calée » à un peu moins de 1 % du PIB partout dans le monde. Il en va tout autrement de l’effort fourni par les entreprises. Avec 1,1 % du PIB, l’Union européenne est non seulement loin des États-Unis (1,9 %) et plus encore du Japon (2,6 %) mais elle vient probablement d’être dépassée par la Chine.
Selon une hypothèse couramment avancée pour expliquer ce décrochage, les avantages comparatifs de l’Union européenne la conduiraient à faire la part belle à des secteurs » naturellement » peu intensifs en R & D (finance, tourisme, commerce, etc.). Il serait alors compréhensible que la DIRD européenne croisse moins vite que la valeur ajoutée, et donc infondé de s’alarmer de la baisse du ratio DIRD/PIB, reflet devenu trop partiel de la compétitivité européenne. Est-ce là un argument valable ?
Les États-Unis ont clairement fait le choix d’investir dans la recherche biomédicale
Les indicateurs bibliométriques suggèrent des réponses différentes selon que l’on parle de la recherche ou de la production technologique. On raisonne pour cela en termes de spécialisation, dont on rend compte par un indice. L’indice d’un pays dans un domaine donné est d’autant plus grand que » 1 « , valeur moyenne, que ce domaine occupe une part importante des productions du pays ou, ce qui est équivalent, que ce pays occupe une place mondiale importante dans le domaine. Les tableaux 1 et 2 fournissent les indices de spécialisation des trois grandes régions du monde en 2001 et 2006.
Les tendances sont assez nettes. Premièrement, en matière de production académique (donc principalement des financements publics), l’Union européenne se démarque des États-Unis et du Japon par son profil homogène, faiblement contrasté. Les États-Unis ont clairement fait le choix d’investir toujours plus dans la recherche biomédicale et de se désengager des sciences pour l’ingénieur et la physique-chimie.
La non-spécialisation
La non-spécialisation relative a des avantages, par exemple quand il s’agit de répondre à des attentes diverses en matière de formation universitaire. Mais on doit noter que ce spectre plat est plutôt en décalage avec les analyses sur les rendements croissants de la connaissance et les mérites d’une orientation prioritaire de l’action publique sur les avantages comparatifs.
Disciplines dans lesquelles le Japon est au contraire très fortement spécialisé, au détriment de la biologie appliquée, des sciences de l’univers et des mathématiques. La Chine, pour mémoire, est dans le même temps en train de se désengager de ses anciens champs de spécialisation (sciences de la matière) et tente visiblement de combler un retard très important dans les sciences du vivant. L’Union européenne, elle, n’affiche aucun choix de cette nature, si ce n’est le maintien d’une légère spécialisation dans la recherche médicale.
En matière technologique, où les entreprises jouent un rôle essentiel, les trois zones de la triade se partagent assez franchement les positions dominantes. Or, le domaine phare de l’Union européenne (machines, mécanique et transports) n’est que moyennement intensif en R & D. Au contraire, les domaines qui occasionnent les plus gros volumes de R & D par unité de valeur ajoutée (pharmacie, instrumentation et électronique) sont dominés par les États-Unis et par le Japon.
On note enfin deux tendances communes : le retrait des positions en électronique du fait de la concurrence chinoise, et une tentative identique de la part de l’Union européenne et du Japon de rattraper leur retard en pharmacie-biotechnologies sur les États-Unis.
Les incertaines vertus des spécialisations
Le manque apparent de volontarisme de l’Union européenne se résume donc en deux points : la faible croissance des moyens consacrés à la R & D d’une part, et des spectres contre-intuitifs de spécialités scientifiques et technologiques. Quel rôle jouent les trois principaux États européens dans la constitution de ce profil ?
En matière scientifique (tableau 3), le Royaume-Uni est le seul à témoigner d’écarts contrastés entre des disciplines où il est de plus en plus fortement spécialisé, recherche médicale en tête, et celles dont il se désengage ou se maintient dégagé : les mathématiques, la physique-chimie. La France et l’Allemagne répartissent leurs efforts de recherche de manière beaucoup plus homogène : l’effort moyen y est la règle, la spécialisation (mathématiques en France, physique en Allemagne) ou la déspécialisation (biologie appliquée) y sont les exceptions.
En outre, les spécialisations des uns sont généralement les points faibles des autres. On comprend alors pourquoi la juxtaposition de ces trois pays aboutit à un profil européen relativement peu spécialisé, excepté le cas singulier de la recherche médicale.
Une absence de coordination intracommunautaire
Deux interprétations opposées peuvent être tirées de cette analyse. Selon une lecture optimiste, on peut se féliciter de constater que les principaux pays européens cultivent leurs propres domaines d’excellence tout en assurant ensemble une présence européenne sur tous les fronts scientifiques. On peut au contraire estimer que, même pour un continent comme l’Europe, la spécialisation reste un passage obligé pour accroître le rendement social de l’investissement en recherche – voie que semblent avoir choisie les États-Unis, le Japon et la Chine. Certains experts jugent par ailleurs que les principaux défis socio-économiques à relever (vieillissement, santé) interdisent de renoncer à la course à l’excellence en recherche biomédicale – voie elle aussi choisie par presque tous les pays du monde.
Cela pose un dilemme pour l’économie européenne : faut-il préserver la compétitivité de secteurs comme la mécanique ou l’automobile, par exemple en les adaptant aux futurs enjeux sociétaux (recherche de leadership sur des marchés tels que l’automobile économe ou la route intelligente) ? Ou faut-il se positionner plus résolument que par le passé dans des secteurs tels que les biotechnologies, l’électronique ou l’instrumentation ?
Trois singularités du système français
À l’issue de cet inventaire quantitatif, trois singularités du système français ressortent nettement. Premièrement, la politique de recherche est telle que la recherche publique évolue de manière homogène dans toutes les disciplines ; d’autres États ont fait le choix d’un dispositif beaucoup plus polarisé.
Deuxièmement, la dépense privée de R & D reste singulièrement basse et représente une part sans cesse décroissante du PIB, à l’opposé de ce que l’on mesure au Japon, aux États-Unis, en Allemagne et même maintenant en Chine.
Machines et transports
En matière de production technologique, l’Allemagne impose très nettement sa marque au profil européen. C’est elle, par exemple, qui se désengage le plus vite et le plus fortement du secteur de l’électronique. Inversement, sa forte implication dans les procédés et surtout son hyperspécialisation croissante dans le domaine des machines et transports suffisent à faire de ces deux domaines des spécialités européennes. La France a un profil moins contrasté que son voisin d’outre-Rhin, mais lui emboîte le pas dans le domaine des machines et transports.
Enfin, l’effort privé de R & D est surtout le fait de secteurs de moyenne technologie, à l’instar des entreprises allemandes mais contrairement à ce qui s’observe partout ailleurs, où les TIC et les biotechnologies focalisent manifestement toutes les attentions.
Face à ces constats, quelles réponses politiques a‑t-on observé ? Une partie des récentes réformes a eu pour but de pallier des déficiences mécaniques du système, par exemple des règles de gouvernance anachroniques. La pertinence de ces réformes n’est pas en cause ; elles sont toutefois neutres au regard des problématiques soulevées ici.
D’autres ont visé à stimuler la dépense privée de R & D ; le crédit d’impôt recherche (CIR) en est la pierre angulaire. Pour l’heure, les retours d’expérience sont positifs. Le CIR aurait même la vertu non anticipée de soutenir les entreprises en période de crise. Toutefois, les 3 à 4 milliards qu’il représente pèsent lourdement dans les comptes publics mais restent inférieurs de près d’un ordre de grandeur au décalage persistant entre la dépense privée de R & D et l’objectif que la France s’est fixé elle-même au sommet de Lisbonne.
D’autres réformes possibles
Cela amène à évoquer une troisième famille de réformes devant favoriser l’émergence de nouvelles activités à forte valeur ajoutée et de segments de marchés innovants. Force est de constater que, hormis l’éphémère Agence de l’innovation industrielle, la France ne s’est pas dotée d’incitations publiques répondant à ce besoin. Il n’est pas sûr, en l’état actuel des coopérations intracommunautaires, que les Joint technology initiatives constituent une réponse suffisante.
Le crédit d’impôt recherche est la pierre angulaire de la dépense de recherche privée
Enfin, une dernière famille de réformes (pôles de compétitivité, création et réforme du Haut Conseil de la science et de la technologie,etc.) vise à expliciter la stratégie nationale d’investissement en R & D. C’est une réponse théoriquement adaptée à la dispersion des ressources publiques.
Il s’agit cependant d’un chantier colossal qui ne peut se concevoir sans la participation des institutions publiques de recherche et des entreprises. Les premières étapes n’ont fait que préparer le terrain, amorcer une nouvelle manière de raisonner. Reste le plus dur : concrétiser cette démarche pour que la recherche publique française tire réellement parti de ses points forts et, dans le même temps, la porter à l’échelon européen afin que se dessine une politique communautaire cohérente.