Le principe de précaution
On peut constater tous les jours que le principe de précaution est devenu la tarte à la crème des hommes politiques et des médias, qu’il est utilisé à tout propos et quelquefois hors de propos (pour exiger des moratoires et des interdictions, souvent pour critiquer un gouvernement jamais assez précautionneux).
De nombreux ouvrages, de nombreux colloques s’y intéressent avec des visions partielles donc partiales. En France il ne s’applique qu’à l’environnement (loi Barnier du 2.2.1995). Claude Allègre croit pouvoir écrire : “ Ce principe est mal compris et les gens croient qu’il s’agit d’instaurer le risque zéro, qu’il incomberait aux États de garantir, sous peine d’être responsables de tout accident. ” Sait-on vraiment ce que représente ce concept ? quel intitulé ? quelle étendue ? On semble ignorer que le Premier ministre a chargé deux experts Philippe Kourilsky et Geneviève Viney (un scientifique et une juriste), d’un rapport sur cette importante question, rapport rarement évoqué par les médias alors qu’il devrait constituer la référence indispensable à ceux qui veulent se faire une opinion. Il s’agit d’un ouvrage, riche, rigoureux, bien écrit, rempli d’exemples concrets et variés.
Prévention et précaution, évaluer les risques, calculer les coûts avant toute décision
• Philippe Kourilsky et Geneviève Viney nous invitent d’abord à utiliser un vocabulaire rigoureux et précis : risque, danger et aléa, ce n’est pas la même chose : le risque est un danger éventuel plus ou moins prévisible, l’aléa est un événement imprévisible non connoté d’un jugement de valeur. En outre il faut distinguer les risques avérés (qui ne sont jamais nuls) et les risques potentiels (hypothétiques, qui peuvent être nuls), et par ailleurs les risques potentiels plausibles (sans retour d’expérience) et les risques potentiels étayés (avec retour d’expérience). La prévention s’attaque aux risques avérés, la précaution aux risques potentiels. Car la précaution, qui a la prétention de la nouveauté, est, comme la prévention, fille de la Prudence (une antique vertu!)…
• Ils font remarquer “ l’asymétrie qui existe entre la facilité d’interdire et la difficulté d’autoriser. ”
• Ils posent quelques questions. “ Est-il légitime de favoriser un sentiment d’équivalence entre risques réels fondés sur des preuves, et d’autres, hypothétiques, aux conséquences incertaines ?” (en d’autres termes faut-il se priver de bénéfices certains pour se préserver de risques supposés ? (ou au contraire attendre de voir confirmer ou infirmer un risque incertain et réduit ?). À propos du vaccin contre l’hépatite B : peut-on donner la préférence aux avantages d’une vaccination massive, face à des risques supposés et jamais démontrés ? À propos du choix des Américains fait en 1986 de développer chez eux les OGM (après une étude qui a duré deux ans et qui a conclu que les bénéfices sont largement supérieurs aux risques), l’Europe (qui n’arrive pas à se sortir d’une trop longue controverse) ne risque-t-elle pas d’enfermer sa recherche dans une perspective à court terme ? (alors que notre communauté scientifique espère un accroissement phénoménal des connaissances sur les plantes, donc des capacités d’intervention raisonnée sur leurs génomes).
• Ils nous rappellent que “comme toute action humaine, la précaution présente des risques ” et a un coût : risque de se tromper dans la définition ou l’évaluation des risques potentiels (par exemple par mauvaise utilisation de l’outil statistique), risque de prendre des mesures d’interdiction susceptibles de fermer le champ expérimental et d’éliminer toute possibilité de prouver ou d’infirmer l’hypothèse qui a provoqué la décision. Coût qu’il faut toujours calculer avant toute prise de décision, la précaution peut causer des préjudices qui sont en général mis à la charge de l’État.
Le principe de précaution doit donc gouverner la mise en oeuvre de la précaution.
• Il faut donc évaluer les risques, et cette évaluation doit être faite avec la plus grande rigueur : elle doit notamment comporter une analyse économique laquelle doit déboucher sur une expertise qui doit toujours contenir une “comparaison coût/avantage ”, préalable à la décision. Le risque doit être correctement évalué (y compris son coût pour l’État pour les entreprises et les citoyens). L’expertise doit être pluridisciplinaire et contradictoire, avec une place pour les opinions minoritaires et dissidentes (ceci étant dit, tout scientifique minoritaire n’est pas forcément Galilée !). Elle doit comporter deux parties : l’une “scientifique et technique”, la seconde “ économique et sociale ” (avec des représentants du public), les experts doivent autant que possible être indépendants (des intérêts économiques, des gouvernements, des groupes de pression et des idéologies). Il faut aboutir à l’acceptabilité des risques, et éviter la théâtralisation des risques. La démarche scientifique ne cherche pas à entretenir des polémiques : les controverses scientifiques ont vocation à cesser aussi rapidement que possible.
• On en arrive à la décision : elle doit être révisable, réversible, et proportionnée. À risque équivalent, il est recommandé de privilégier la prévention sur la précaution, de privilégier les risques potentiels étayés sur les risques potentiels seulement plausibles. Il faut enfin se donner les moyens de sortir de l’incertitude au plus tôt, ce qui implique une obligation de recherche (très souvent oubliée et quelquefois volontairement). La précaution implique notamment que la situation soit réversible, et que l’hésitation qui doit être brève aboutisse le plus vite possible soit à une levée du moratoire soit à une interdiction, donc que la recherche dans ce domaine soit accélérée. Le moratoire synonyme d’arrêt définitif est dont à proscrire. La précaution est un principe d’action et non de blocage du progrès.
Variation selon les auteurs et les pays : définition ? étendue ? portée ?
• La définition plus radicale (jugée irréaliste et dangereuse) exige de garantir le risque zéro, d’imposer au décideur d’apporter la preuve de l’innocuité de l’acte qu’il accomplit ou qu’il autorise, de décider un moratoire (voire une abstention définitive) au moindre soupçon, de refuser les limitations de la précaution liées à son coût économique.
Son application conduirait à une paralysie totale de l’activité économique. Pour les minimalistes, le risque doit être à la fois très probable et de nature à provoquer des dommages graves et irréversibles, le renversement de la charge de la preuve n’est pas exigé, ni le moratoire ni l’abstention ne sont obligatoires, le principe n’est applicable qu’après prise en compte du coût économique, la précaution est en fait assimilée à la prévention.
Il existe une définition moyenne (qui a la faveur des auteurs) : il faut une hypothèse scientifiquement crédible, admise par une partie significative de la communauté scientifique, il faut laisser au juge la possibilité de répartir la charge de la preuve en fonction de la vraisemblance et des moyens dont chaque partie dispose pour apporter cette preuve, le moratoire n’est pas exclu, le bilan coût/avantages doit intégrer non seulement les coûts économiques mais les facteurs sociaux, culturels et éthiques. Son étendue doit être de préférence très large (au-delà de l’environnement : l’alimentation, la santé, la sécurité, etc.).
• La définition de la précaution diffère aussi selon les pays, la Cour internationale de justice et l’OMC hésitent à se prononcer, la Cour de justice des Communautés est favorable à une application directe du principe, alors que les jurisprudences nationales expriment les positions les plus diverses (en Angleterre refus d’application, en Australie, prise en considération, en France silence des tribunaux judiciaires et adhésion des juridictions administratives). On voit que si l’Europe veut obtenir une large adhésion (dont celle des États-Unis, opposés pour l’instant), elle devra proposer une conception à la fois cohérente, mais aussi, bien évidemment, acceptable par le plus grand nombre d’États.
• S’agit-il (comme le pensent Olivier Godard, Jacques Henri Stahl et Marceau Long) d’une simple orientation à l’intention du législateur ? ou au contraire d’une règle de droit ayant une valeur normative autonome éventuellement supérieure à celle de la loi ? Il n’est pas répondu à cette question.
J’ajoute que les auteurs proposent leur définition du principe ainsi que les 10 commandements qui lui sont associés.
Je vous laisse le soin de les découvrir, si vous êtes tentés de lire cet ouvrage.