Le prix Éric Orsenna décerné à Franck Lirzin (2003)
SIM AGRI, OU L’ÉTRANGE AVENTURE D’UN GARÇON QUI N’EXISTAIT PAS
SIM AGRI, OU L’ÉTRANGE AVENTURE D’UN GARÇON QUI N’EXISTAIT PAS
Il y avait, dans l’une des plus belles régions de France, une petite place nichée au creux de collines où poussait le blé et où paissaient les vaches. Au milieu, il y avait une petite ferme de pierre qui avait été construite il y a bien longtemps. Et dans cette petite ferme, il y avait un jeune homme, presque un garçon, aux cheveux roux plein de fougue, le visage étrangement carré, qui se dressait fier et heureux. Il s’appelait François.
« Enfin chez moi ! »
Il avait toujours rêvé d’être agriculteur. La vraie vie commençait, l’unique !
Le jeune homme eut une pensée émue pour ce vieux paysan mort le mois dernier à qui il avait acheté tout ce que celui-ci avait possédé sa vie durant. La maison, les champs, les vignobles et les vaches. C’était le début du printemps et bientôt François pourrait planter, tailler, semer : il imaginait déjà s’accumuler les tas de foin, les litres de lait et les tonneaux de vin.
Aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, il avait toujours rêvé d’être agriculteur. Cette vie, rude mais saine, il n’avait pu que l’imaginer, lors des vacances chez ses grands-parents agriculteurs ou dans les dictionnaires pour enfant. C’était une vocation à laquelle il ne pouvait donner ni raison ni origine.
Et maintenant, tout était réel : la vraie vie commençait, l’unique !
Débuts champêtres…
Les premiers temps furent studieux. Il avait lu beaucoup de livres, mais cela ne remplace pas l’expérience. Il écrasa quelques vignes avec son tracteur, faillit se faire marcher dessus par des vaches affolées et renversa une bombonne d’insecticide sur son champ de blé.
Il commença à recevoir des courriers des impôts, des banquiers, du ministère de l’Agriculture, de la Commission européenne, de la commune, de la coopération du lait, du grand fabricant de farine départementale et des caves viticoles régionales et il n’y comprenait rien. Il se sentait irrémédiablement cerné par des courriers abscons : que leur répondre ?
Il décida de rendre visite à son voisin, Nicolas, pour lui demander conseil. Celui-ci habitait à quelques kilomètres de là dans une petite ferme nichée elle aussi au milieu d’une petite vallée. François le connaissait par sa mère. Il le reçut avec beaucoup d’égards et l’invita à partager son dîner. « Du fromage fait avec mon lait, du pain avec ma farine et du vin avec ma vigne ! Quoi de plus pour contenter un homme ? » Nicolas se prit d’affection pour François car ils se ressemblaient. Lui aussi avait débarqué dans cette petite ferme il y a cinq ans sans rien y connaître ou presque. Un avocat devenu agriculteur : » Le contact avec la terre, avec les choses, j’en avais vraiment besoin. »
Ce fut la première de nombreuses soirées où ils parlèrent beaucoup d’agriculture, mais où le vin frais de Nicolas les emmenait souvent vers d’autres terrains plus épicuriens.
L’initiation
Un jour, Nicolas emmena François dans son bureau. » Il faut que je te montre quelque chose ! » Il ouvrit son ordinateur et ouvrit un logiciel : Sim Agri.
« C’est une simulation réaliste où tu incarnes un agriculteur. Tu décides ce que tu plantes, élèves, achètes, négocies, revends, cultives, à ta guise. On peut y jouer en ligne, et là tu peux acheter les terrains et les fermes des autres. Celui qui est assez riche pour tout posséder gagne la partie ! »
» C’est un jeu très prenant, méfie-toi ! »
François regardait avec amusement les petits bonhommes numériques grouillant comme des petites fourmis moissonneuses. Tout heureux, François rentra chez lui ce soir-là pour installer son nouveau jeu. Il se sentait comme un gamin : il prit pour pseudonyme « Salocin « , se dessina le nez pointu et le menton carré, les cheveux rouges et les oreilles grandes ouvertes.
Le voilà à explorer les collines virtuelles et les champs de pixels pour y trouver la meilleure place : un petit coin d’ombre au creux d’une dépression. Idéal pour le blé, la vigne et les vaches. Il construisit sa première ferme, acheta ses premiers engins, et toute cette activité virtuelle l’amena aux premières lueurs de l’aube. Et il s’endormit, les yeux rougis, l’esprit tout enfumé par ses longues heures de jeu.
Une étrange rencontre
Le lendemain, il planta ses premières graines. Les réelles. Ses muscles lui tiraient à force de manoeuvrer le lourd tracteur et son esprit se dérobait, encore étourdi par la nuit blanche. Le soleil pesait lourd et l’air sentait la nature : il se laissa aller aux cahots du terrain et à cette torpeur qui le prenait. À la fin du jour, chaque parcelle de son corps exprimait cette fierté que l’on tire du travail bien fait.
Il se regarda dans le miroir. « Me voilà un vrai agriculteur ! Enfin ! » Il se voyait tel qu’il avait toujours voulu être et le rêve qu’il faisait étant enfant s’était enfin réalisé. Il voyait devant lui le monsieur à la sueur perlant que l’enfant admirait jadis. La fatigue, le manque de sommeil, la chaleur, tout lui donnait l’impression d’être encore dans le rêve qu’il faisait autrefois.
Son double avait déjà amassé un sacré magot en revendant son blé, son vin et son lait
Les semaines passèrent, à planter, creuser, discuter avec Nicolas. Les premières pousses de blé apparurent, les vaches étaient belles et grasses, les vignes donnaient des signes de renaissance. Dans Sim Agri aussi, duquel François se passionnait, les blés blondissaient et les vaches paissaient. Son double, Salocin, avait déjà accumulé un sacré magot en revendant son blé, son vin et son lait, et il avait pu acheter un meilleur tracteur et même de nouvelles terres.
L’été approchait à grands pas quand survint un étrange événement. François allait s’endormir quand quelqu’un frappa à la porte. Surpris, un peu inquiet même, François alla ouvrir : devant lui, un étrange personnage à la mâchoire carrée et aux cheveux roux. » Bonsoir François, je suis Salocin, votre voisin. Je viens me présenter. » Ne sachant que dire, François fit rentrer son mystérieux invité. Ils parlèrent de tout et de n’importe quoi. L’étrange rouquin s’intéressait particulièrement à la qualité du vin ou à la santé des vaches, comme un acheteur venu jauger l’objet de ses envies, mais il ne dévoila rien de ses possibles ambitions et s’en alla aussi secrètement qu’il était arrivé.
Ce n’est que tard dans la nuit que François remarqua qu’il ressemblait très exactement à son double de Sim Agri. Même tête carrée de Playmobil, mêmes cheveux rouges. Et il avait le même nom. Une blague ? Un mauvais rêve ? Nicolas non plus n’avait jamais entendu parler de quelqu’un de ce nom. « Un rôdeur ? Un employé de grand groupe ? »
La saison des mauvaises nouvelles
Avec l’été vint le temps des promesses déçues. Les pluies pourrirent la récolte, la maladie décima la vigne, les quotas laitiers firent chuter les prix. Des pertes considérables et les créanciers rôdant comme des vautours : déçu et frustré, François se réfugia dans Sim Agri pour échapper au réel. Là, tout lui souriait. Il venait d’acheter de nouvelles fermes, d’investir dans une usine de fabrication de fromage et d’embaucher une dizaine d’ouvriers. Quel bonheur ! Seule lui résistait une petite ferme que le propriétaire refusait de vendre malgré la situation économique calamiteuse où il était. C’est précisément, à ce moment-là, que François reçut des offres de rachat de son exploitation par un gros propriétaire terrien. Cela aurait été si simple. Mais, refusant le déshonneur et la destruction de son âme, il déclina l’offre. Il subit en retour de fortes pressions qui lui ruinèrent la santé.
Ses seules forces, il les consacra alors à Sim Agri, son remède. Là, il était un grand agriculteur, comme il aurait dû l’être. Il ne manquait pour parfaire son bonheur que cette irréductible ferme : il tenta tout pour faire céder son propriétaire. Plus il s’acharnait à racheter cette ultime ferme, plus il s’échinait à protéger la sienne dans la réalité, serpent se mordant une queue virtuelle.
Le drame
Au milieu de l’hiver, on le voyait passer comme une ombre, épuisé physiquement, moralement, et l’esprit complètement absorbé par son jeu vidéo. Il ne dormait plus, et rêvait qu’il était dans le jeu. À quoi bon tout cela ? Un peu plus tôt, il avait appris qu’un agriculteur du village s’était suicidé, et depuis, l’idée du suicide ne le quittait plus. Elle rôdait sous son crâne comme un grillon dans une boîte. Il effacerait tout, et pourrait recommencer.
Un jour, il prit une corde et se rendit dans l’établi. Il la fit coulisser autour d’une poutre, la passa à son cou et monta sur un petit tabouret. « Estce possible ? Est-ce réel ? » Soudain, il entendit le téléphone, et le répondeur, la voix de Nicolas. « Je me suis suicidé. J’ai quitté Sim Agri. Il y a un type qui s’acharnait à vouloir m’acheter ma ferme : j’ai quitté le jeu. » François se raidit, il avait donc gagné le jeu ! Il prit la corde dans la main pour la retirer quand surgit une ombre devant lui.
Le même homme au visage de Playmobil, qui s’était fait appeler Salocin, se tenait devant lui. Un sourire sardonique faisait briller ses yeux. Il avança en flottant. Game over. Et poussa le tabouret. Qui bascula.