Le prix X‑Philo décerné à « Carbone, ses vies, ses œuvres »
Chaque année, le groupe X‑Philo décerne son prix X‑Philo à l’ouvrage de librairie qui se sera penché, de façon pertinente et originale, sur un débat actuel à la jonction des sciences et de la philosophie.
Le prix 2019 a été attribué à Bernadette Bensaude-Vincent et Sacha Loeve pour leur ouvrage : Carbone, ses vies, ses œuvres (éditions du Seuil). Ne vous laissez pas abuser par le titre. Nous n’avons pas affaire ici à un plaidoyer de plus sur nos inquiétudes climatiques. Mais à un objet bien plus original. Une biographie. Du carbone. Étrange idée ? Peut-être, mais le carbone s’y révèle être un compagnon de route, multiforme et insoupçonné, de l’aventure humaine dans son rapport à la nature. Ce qui permet aux auteurs d’en faire le fil conducteur d’une authentique petite fresque.
Carbone (il s’agit d’une biographie, accordons-lui son nom propre) se révèle en effet omniprésent dans les diverses représentations humaines de la nature, dans l’aventure du savoir. Des représentations mythiques avec Mephitis jusqu’aux premières expérimentations du XVIIe siècle, il est au cœur de la notion émergente d’élément, comme substrat abstrait et improbable de l’identité des corps simples ; il est le contemporain de la notion naissante de paradigme scientifique dont les philosophes se saisiront bien après, il anime les partitions institutionnelles dans l’enceinte de l’université, il exige de réinterpréter les notions anciennes de substance ou de disposition, il demande des idées nouvelles telles que l’affordance…
Carbone est aussi omniprésent dans notre vie économique, autre modalité de notre rapport à la nature. Le passage du charbon au pétrole ne marque-t-il pas ce que la sociologie finira par nommer la mutation du premier au second esprit du capitalisme ; passage d’un capitalisme bourgeois, familial et localisé (le charbon voyage mal) à un capitalisme du gigantisme, du fordisme, de l’actionnariat financier et des flux mondialisés ? Carbone n’est-il pas encore actif jusqu’au troisième esprit du capitalisme, celui des organisations en réseaux et des dynamiques par projet, celui du toyotisme et de l’innovation permanente incarné par les nouveaux matériaux à base de carbone, dont par exemple la firme DuPont de Nemours a fait sa spécialité ?
“Une célébration de l’immanence de l’homme à la matière.”
Mais, toute narrative qu’elle soit, cette fresque finit quand même par s’avouer, un peu, thétique. La réfutation du grand récit de l’Anthropocène est une thèse. Celle du rejet de la représentation de nos inquiétudes climatiques en forme de problème de gestion de flux, qui évoque nos surannés problèmes de robinet. La thèse s’étend d’ailleurs au rejet de l’idée même de grand récit, renvoyée à son problème logique originel, celui de la partie prenante d’une aventure, l’homme, qui fait semblant d’être en surplomb de sa propre aventure pour en faire un récit totalisant et pseudo-visionnaire ! Pour autant, n’attendez pas à ce stade un retour de la discussion philosophique classique…
Non, cet ouvrage élégant et subtil s’en tient à son style narratif. Et, en refusant toute idée d’affirmation métaphysique, s’exprime comme une célébration de l’immanence de l’homme à la matière (Carbone est en nous et objet de savoir et d’exploitation par nous), une célébration de la fluidité de l’être dans ses recompositions permanentes. Au-delà de ces affirmations, ce livre, par son style, a l’élégance d’être une superbe illustration de sa propre thèse, un manifeste contre l’hubris du savoir et des catégories rigides. À l’heure des affirmations péremptoires qui pullulent, la démarche est admirable. Une bonne raison pour lire ce livre, n’est-ce pas ?