Le problème de la ségrégation sociale dans l’enseignement supérieur
Ayant travaillé six ans sur une thèse de doctorat en sciences de l’éducation, j’ai eu l’occasion d’observer le fonctionnement des universités. Celle de Nanterre, où je suis inscrit, accueille un effectif de 35 000 étudiants, avec une proportion notable de jeunes provenant des quartiers sensibles de l’Ouest parisien. Cette observation m’a conduit au problème de la ségrégation sociale dans l’enseignement supérieur. Sous la rubrique du » Forum social » dont Jacques Gallois, Dominique Moyen et moi-même assurons la production, la revue a publié plusieurs articles sur ce thème. L’un portait sur la discrimination positive à Sciences Po1, un autre sur l’Association Tremplin qui envoie dans des lycées de banlieue des jeunes de l’X et de Normale Sup2, un autre enfin sur la crainte du président de l’université Harvard de voir remis en cause le rêve américain des chances offertes égales pour tous3.
L’égalité des chances dans l’enseignement supérieur
Nous avons appris par la presse que, sous l’impulsion de la Conférence des grandes écoles, une cinquantaine d’écoles étaient parties prenantes d’un projet de convention avec le ministère de l’Éducation. Il s’agit d’un ensemble de dispositions organisant la mobilisation d’élèves et de professeurs pour aider des jeunes des lycées classés en ZEP à préparer les concours » à armes égales avec les jeunes issus des bons lycées « 4. Pour tendre vers l’égalité des chances, la Conférence veut promouvoir » l’accès des catégories socioprofessionnelles les plus modestes aux formations les plus prestigieuses « 5. Ces formations donnent accès aux grandes écoles, dont le prestige dans la société française vient de ce qu’elles offrent un tremplin à ceux qui prétendent aux emplois les plus valorisés. Partant de l’hypothèse d’une égale répartition des capacités intellectuelles dans les différentes classes sociales, assurer l’égalité des chances se justifie à la fois par une exigence de justice sociale et par un impératif économique de valorisation du potentiel humain.
Dans la mesure où l’enseignement est ouvert à tous jusqu’à la fin du secondaire, la question se focalise sur les procédures de sélection de l’enseignement supérieur. Actuellement le taux d’admission au baccalauréat d’une classe d’âge est stabilisé aux environs de 60 %. En termes d’effectifs, cela correspond à des flux annuels de l’ordre de 300 000 pour le premier cycle des universités, de 70 000 pour la filière IUT/BTS et de 50 000 pour les classes préparatoires aux grandes écoles, dont 30 000 seront admis. Chacune de ces filières organise le » processus de classement « 6 selon lequel elle sélectionne des étudiants, leur offre des formations définies en référence à des normes, enfin leur délivre des diplômes situés sur une échelle nationale.
La sélection des étudiants dans la filière des grandes écoles et dans celle des universités
Une partie seulement des filières de l’enseignement secondaire donne accès aux classes préparatoires aux grandes écoles, et pour accéder aux classes préparatoires des meilleurs lycées, il faut donner des preuves d’une plus grande excellence : qualité du livret scolaire ou mentions au baccalauréat. Une autre sélection est ensuite réalisée par les concours, qui sont eux-mêmes hiérarchisés en fonction du rang reconnu à chaque école. La sélection s’arrête, une fois acquise l’intégration dans une école. En termes de ségrégation sociale, le président de la CGE7 constate que les enfants des cadres et des professions intellectuelles supérieures représentent 63 % des élèves des grandes écoles8, alors que l’effectif global de ces professions ne dépasse pas 20 % de la population active. Le déséquilibre s’accentue au sommet de la hiérarchie des écoles. Pour l’X et pour le concours direct de l’ENA, la proportion des enfants des cadres et des professions intellectuelles supérieures dépasse 80 %. Toutefois pour l’ENA, le concours des fonctionnaires apporte une correction que je ne suis pas en mesure d’évaluer.
Dans le cas des universités, tout élève ayant obtenu un baccalauréat est admis à s’inscrire en 1re année de DEUG et la sélection intervient en fin d’année, lors de chaque passage au niveau supérieur. Le taux d’échec en fin de premier cycle est de l’ordre de 50 %. Je n’ai pas de données précises sur les classes sociales d’origine des étudiants, ni à Nanterre, ni ailleurs. Je peux seulement témoigner d’une évidente présence sur le campus d’une forte minorité d’étudiants issus de familles immigrées, ce qui me conduit à l’hypothèse d’une composition de la population universitaire proche de celle de la population active. La ségrégation sociale intervient au fur et à mesure de la progression dans le cursus universitaire. D’après le président de la CGE, 54 % des étudiants de troisième cycle sont enfants de cadres et des professions intellectuelles supérieures9.
Les grandes écoles tendent la main aux élèves de banlieue10
L’initiative de la Conférence des grandes écoles est à rapprocher de celle de l’École Sciences Po de Paris, dont nous avons rendu compte. Je rappelle qu’à partir de la rentrée 2001 celle-ci a passé des accords avec des lycées implantés dans des quartiers sensibles, selon lesquels des candidats potentiels sont repérés par les professeurs dès la classe de seconde, puis sélectionnés en terminale et présentés à l’école qui, à son tour, effectue une sélection au moyen d’entretiens. Il s’agit d’un recrutement extérieur au concours, qui est une discrimination positive. Sont recrutés ainsi de l’ordre de 20 % des promotions. En 2004, la direction considère que l’intégration de ces élèves est une réussite11.
De son côté, la Conférence des grandes écoles propose une aide à des lycées de banlieue pour aider les élèves à passer les concours. Il n’est pas question de discrimination positive. Le président commente l’initiative de la Conférence en utilisant » l’image d’une course de haies. Sciences Po a choisi de réduire la hauteur des obstacles. Nous préférons l’option qui consiste à pratiquer le surentraînement pour amener les jeunes à niveau « 12.
La question du niveau
Le président de la Conférence souligne l’importance qu’il attache au niveau des grandes écoles. L’accès aux classes préparatoires est réservé aux étudiants qui ont effectué leur scolarité dans les bonnes filières de l’enseignement secondaire. Cet accès conditionne l’admission à concourir, puis le travail en classe préparatoire détermine la probabilité d’un succès aux épreuves écrites et orales des différents concours. À ce succès correspond un niveau. Quelle correspondance peut-on établir entre ce niveau et la mesure d’une aptitude à accéder aux emplois supérieurs ? Un sociologue de l’éducation13 observe que le niveau mesure » l’exercice qualifié du métier d’élève « . Cet exercice demande du temps, dont dispose plus largement un étudiant qui n’a pas le souci d’assurer sa subsistance, parce que sa famille le prend en charge. » La concentration sur des enjeux purement académiques suppose une forme d’irresponsabilité sociale14. » La vie d’étudiant est une transition vers l’autonomie des adultes, mais pour acquérir les connaissances scolaires et universitaires » qui amènent les jeunes à niveau « , il vaut mieux n’avoir pas de soucis matériels. On conçoit qu’il est difficile pour un jeune issu d’une famille immigrée et vivant dans un quartier sensible de bénéficier de cette protection. Mais on peut aussi penser que l’apprentissage de la responsabilité sociale auquel il lui arrive d’être confronté compense un moindre niveau. C’est probablement ce genre d’équivalence qu’a pris Sciences Po en compte, en décidant un mode de recrutement séparé.
Les universités et la validation des acquis de l’expérience
Les universités sont actuellement confrontées à l’institution du droit à la validation des acquis de l’expérience15. Ce droit ouvre à chaque individu la possibilité d’obtenir une partie, ou même la totalité d’un diplôme de formation initiale, en présentant à l’évaluation d’un jury un dossier où il justifie les acquis de son expérience. Peu d’universités ont jusqu’à présent commencé à mettre en œuvre ces dispositions. Dans celles qui l’ont fait, une nouvelle catégorie d’étudiants apparaît, pour lesquels le temps des études n’est plus limité à celui qui précède leur entrée dans la vie active. Certains continuent d’étudier en même temps qu’ils travaillent, d’autres alternent les périodes d’étude avec celles de travail. Dans ces universités, chaque étudiant-adulte peut inscrire sa formation dans un itinéraire où la validation de son expérience s’articule avec ses études pour lui donner accès aux diplômes, auxquels il n’avait pas pu accéder en sortant du baccalauréat.
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1. Cf. La Jaune et la Rouge, n° 575 de mai 2002.
2. Cf. La Jaune et la Rouge, n° 578 d’octobre 2002.
3. Cf. La Jaune et la Rouge, n° 596 de juin-juillet 2004.
4. Journal La Croix, numéro du 22 septembre 2004.
5. Journal La Croix, numéro du 22 septembre 2004.
6. J’emprunte cette expression au sociologue Henry Mintzberg, professeur de management au MIT, qui a notamment travaillé sur l’organisation des universités, in Le management, éd. d’Organisation, 1998.
7. Conférence des grandes écoles.
8. Article dans le journal La Croix, numéro du 22 septembre 2004.
9. Cette proportion est citée par le président de la CGE, in journal La Croix, numéro du 22 septembre 2004.
10. Je reprends le titre de l’article du journal La Croix, numéro du 22 septembre 2004.
11. Cf. journal Le Monde du 22 septembre 2004 : » Ils ne redoublent ni plus ni moins que les autres… En 2002, neuf étudiants, sur les trente-trois accueillis en première année, avaient été élus délégués de leur classe dès la rentrée. En 2003, ils étaient vingt, sur les trente-sept recrues, à être élus délégués. »
12. Dans le journal La Croix, numéro du 22 septembre 2004.
13. Ph. Perrenoud La fabrication de l’excellence scolaire, éd. Droz, Paris, Genève.
14. B. Lahire » Les difficultés des étudiants issus des milieux populaires « , communication présentée lors d’un colloque organisé avec l’appui de la Conférence des grandes écoles, qui s’est tenu à l’École normale de la rue d’Ulm les 16 et 17 mai 2004.
15. La validation des acquis a été instituée par une succession de textes législatifs en 1984, 1985, 1992 et 2002.