Barrage de Tignes, Isère.

Le problème des concessions hydroélectriques

Dossier : HydroélectricitéMagazine N°803 Mars 2025
Par Marie-Noëlle BATTISTEL
Par Emmanuelle VERGER (X93)

La France a su déve­lop­per son indus­trie hydro­élec­trique par les conces­sions, mais se heurte actuel­le­ment au dog­ma­tisme de la Com­mis­sion euro­péenne pour main­te­nir ce régime de conces­sion. Les tra­vaux conduits par l’Assemblée natio­nale pour trou­ver une sor­tie de crise sont en cours. Il est vital de dépas­ser le dogme du mar­ché pour prendre en compte les mul­tiples usages d’intérêt public de l’eau.

L’hydroélectricité est une filière d’excellence émi­nem­ment stra­té­gique pour la sou­ve­rai­ne­té de notre pays. De la « houille blanche », qui a impul­sé hier l’essor indus­triel dans nos val­lées, aux éner­gies renou­ve­lables qui per­met­tront demain la tran­si­tion éner­gé­tique et envi­ron­ne­men­tale, l’hydro­électricité est indis­cu­ta­ble­ment une force d’avenir. L’hydroélectricité est un sec­teur stra­té­gique qui dépasse le cadre de la pro­duc­tion d’énergie et recouvre de mul­tiples enjeux.

De multiples enjeux

Un enjeu éner­gé­tique évi­dem­ment : l’hydroélectricité repré­sente une part très impor­tante de la pro­duc­tion d’électricité et une part déter­mi­nante des éner­gies renou­ve­lables, et elle contri­bue à ren­for­cer notre sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique comme à l’équilibre du sys­tème élec­trique français.

Un enjeu indus­triel : la filière repré­sente 25 000 emplois directs et indi­rects. Elle consti­tue aus­si un élé­ment du patri­moine indus­triel de nos ter­ri­toires, notam­ment dans les val­lées de montagne.

Un enjeu envi­ron­ne­men­tal : c’est la pre­mière source de pro­duc­tion d’énergie renou­ve­lable, pilo­table et flexible. Elle per­met le sto­ckage et la ges­tion de la pointe sans impor­ta­tion d’énergie moins vertueuse.

Un enjeu de ser­vice public : les opé­ra­teurs de l’hydroélectricité jouent un rôle cru­cial en matière de par­tage de la res­source pour le mul­tiu­sage de l’eau comme l’irrigation agri­cole, le sou­tien d’étiage, la navi­ga­tion tou­ris­tique, la pro­duc­tion de neige de culture.

Un enjeu de sécu­ri­té : au-delà de la sûre­té des seuls bar­rages, de la sécu­ri­té des habi­tants et des val­lées situées en aval, l’hydroélectricité contri­bue éga­le­ment à la sûre­té en matière de ges­tion des crues. Les bar­rages jouent un rôle pré­cieux d’écrêteurs de crues, pré­ve­nant inon­da­tions et catas­trophes. Ils contri­buent éga­le­ment à la sûre­té nucléaire, en appor­tant une source d’eau de refroidissement.

Barrage du Monteynard en Isère.
Bar­rage du Mon­tey­nard en Isère. © Pas­cal / Adobe Stock

Les concessions

La ges­tion des conces­sions ne doit donc pas être abor­dée sous le seul angle « pro­duc­tion d’énergie », mais en pre­nant aus­si en compte ses mis­sions de ser­vice public, la ges­tion de l’eau et de ses mul­tiu­sages, la sûre­té de nos ins­tal­la­tions et le lien fort avec les ter­ri­toires. La France compte près de 400 conces­sions hydro­élec­triques, exploi­tées en très grande majo­ri­té par EDF, CNR et la SHEM (Socié­té hydro­élec­trique du Midi), qui repré­sentent envi­ron 25 GW. L’hydroélectricité repré­sente 13 % de la pro­duc­tion d’électricité au niveau natio­nal et 61 % de la pro­duc­tion d’électricité d’origine renou­ve­lable. EDF détient 80 % des conces­sions hydro­élec­triques et pro­duit 66 % de l’énergie issue de l’hydraulique. Les conces­sions ont été géné­ra­le­ment attri­buées pour une durée de 75 ans. Une soixan­taine de conces­sions seront arri­vées à échéance en 2025.

“La gestion des concessions ne doit pas être abordée sous le seul angle « production d’énergie ».”

Le cadre européen

La mise en concur­rence des conces­sions hydro­élec­triques en France a été ren­due obli­ga­toire par la perte du sta­tut d’établissement public d’EDF il y a deux décen­nies, en 2004. La Com­mis­sion euro­péenne a enga­gé une pre­mière pro­cé­dure d’infraction contre la France à ce sujet en 2006. En 2010, le gou­ver­ne­ment s’est enga­gé à lan­cer, avant 2015, des appels d’offres sur les conces­sions depuis lors échues. J’ai été rap­por­teure d’une mis­sion d’information en 2013 pour trou­ver des solu­tions alter­na­tives à la mise en concur­rence. Depuis, aucun de ces appels d’offres n’est intervenu.

En 2015, l’article 118 de la loi de tran­si­tion éner­gé­tique a fixé de nou­veaux dis­po­si­tifs de renou­vel­le­ment des conces­sions, qui répondent aux exi­gences euro­péennes tout en don­nant des moyens juri­diques de conser­ver le carac­tère public des conces­sions. La Com­mis­sion euro­péenne a expri­mé ses réserves sur cer­taines dis­po­si­tions. Elle a adres­sé à la France une mise en demeure le 22 octobre 2015, met­tant en cause les mesures éta­tiques qui, selon elle, main­tiennent la posi­tion domi­nante d’EDF. Cette mise en demeure enjoint à la France de pro­po­ser une autre solu­tion garan­tis­sant l’ouverture à la concur­rence libérale.

En 2019, nous avons por­té dans la loi l’autorisation d’augmentation de puis­sance sans mise en concur­rence sur les ins­tal­la­tions exis­tantes, ce qui a per­mis de lan­cer sept projets.

Un chantier législatif en cours

À ce jour, si aucune mise en concur­rence n’a été effec­tuée, et c’est plu­tôt posi­tif car on peut dire que la per­sé­vé­rance a payé, le futur des ins­tal­la­tions reste incer­tain et n’offre pas la visi­bi­li­té suf­fi­sante aux opé­ra­teurs pour leur per­mettre d’investir et de déve­lop­per un nou­veau poten­tiel hydro­élec­trique, notam­ment sur des STEP, outil par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieux, que l’on estime à 4 GW sup­plé­men­taires. Ce conten­tieux euro­péen, vieux de quinze ans, doit donc abso­lu­ment être levé. Nous devons pour cela trou­ver un accord avec la Com­mis­sion euro­péenne. C’est l’objet de la mis­sion d’information que nous condui­sons actuel­le­ment avec mon col­lègue Phi­lippe Bolo sur le mode de ges­tion des ouvrages hydro­élec­triques et que nous avons sou­hai­té ouvrir à un dépu­té de chaque groupe poli­tique de l’Assemblée natio­nale, afin que nous fas­sions dans notre rap­port des pro­po­si­tions les plus consen­suelles pos­sibles, qui pour­raient être por­tées dans une pro­po­si­tion de loi.

Plusieurs pistes de solution

Plu­sieurs solu­tions sont aujourd’hui sur la table et nous étu­dions la robus­tesse juri­dique de cha­cune d’entre elles, ain­si que l’acceptabilité des dif­fé­rents scé­na­rios par la Com­mis­sion euro­péenne, que nous ren­con­trons régu­liè­re­ment ain­si que l’ensemble des acteurs de la filière : le pas­sage du régime conces­sif au régime d’autorisation ; la solu­tion de la qua­si-régie ; la modifi­ca­tion de la direc­tive « conces­sion » euro­péenne de 2014, en deman­dant l’exclusion de l’hydroélectricité ; l’étude de pro­po­si­tions de com­pen­sa­tions ouvertes aux autres opérateurs.

Faciliter le développement

En cette année 2025 qui célèbre les cent ans de l’Exposition inter­na­tio­nale de la houille blanche, nos bar­rages res­tent plus que jamais les mar­queurs d’une moder­ni­té qui a tra­ver­sé le siècle. Le com­bat que nous menons pour conser­ver la maî­trise de nos ouvrages doit impé­ra­ti­ve­ment être gagné pour pré­ser­ver l’essentiel. Celui d’un modèle qui place la sécu­ri­té, la sou­ve­rai­ne­té, l’éthique et la tran­si­tion éner­gé­tique au-des­sus de la mar­chan­di­sa­tion. Bien vital de nos socié­tés et bien com­mun de l’humanité, l’énergie liée à l’eau ne peut s’envisager sous l’angle de la concur­rence « libre et non faussée ». 

La France, au-delà des sen­si­bi­li­tés, doit s’évertuer à convaincre Bruxelles que la situa­tion du com­merce inter­na­tio­nal et les ques­tions cli­ma­tiques et sociales ont pro­fon­dé­ment évo­lué depuis le pre­mier conten­tieux et que l’objectif de l’Union euro­péenne devrait être aujourd’hui celui de faci­li­ter le déve­lop­pe­ment d’énergies renou­ve­lables dans tous les pays, ce qui bénéfi­cie­ra à tous les Euro­péens, plu­tôt que d’entraver les ini­tia­tives des dif­fé­rents États. Nous devons faire entendre la voix de la rai­son et de l’efficacité qui doit pri­mer sur celle du dogme du marché. 


Emmanuelle Verger (X93), directrice d’EDF Hydro

Au-delà d’être renou­ve­lable, bas car­bone et sou­ve­raine, l’hydroélectricité est aus­si sto­ckable, pilo­table et flexible : par exemple le parc hydrau­lique d’EDF peut mettre à dis­po­si­tion plus de 14 000 MW de puis­sance en quelques minutes, soit l’équivalent de plus de dix réac­teurs nucléaires. Ce rôle essen­tiel pour la sécu­ri­té du sys­tème élec­trique sera d’autant plus impor­tant dans le mix éner­gé­tique de demain.

Il existe un poten­tiel de déve­lop­pe­ment signi­fi­ca­tif pour répondre encore davan­tage à ces enjeux, mais en l’absence de visi­bi­li­té sur l’avenir du régime juri­dique des conces­sions hydrau­liques en France, les opé­ra­teurs ne peuvent pas réa­li­ser d’investissements d’augmentation de puis­sance. Le sta­tu quo, qui dure depuis plus de quinze ans, a lar­ge­ment frei­né le déve­lop­pe­ment de l’hydroélectricité en France. 

Il est aujourd’hui deve­nu urgent d’identifier la meilleure solu­tion juri­dique pos­sible pour sor­tir de l’impasse et relan­cer le déve­lop­pe­ment. Par­mi les solu­tions étu­diées, celle pri­vi­lé­giée par EDF – parce que c’est la seule qui nous semble per­mettre d’aboutir rapi­de­ment à une solu­tion glo­bale et pérenne – consis­te­rait à modi­fier le régime juri­dique des conces­sions en bas­cu­lant celles-ci dans le régime des auto­ri­sa­tions qui s’applique déjà à l’ensemble des autres moyens de pro­duc­tion en France (y com­pris la petite hydro-élec­tri­ci­té) et qui est la règle dans une grande par­tie des pays euro­péens pour les ouvrages hydroélectriques.

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