Le recrutement des élèves étrangers à l’École polytechnique par le concours dit de la catégorie particulière, de 1944 à 1995
Comme on le sait ce concours ne diffère du concours réservé aux élèves français que par le caractère facultatif de certaines épreuves dont le poids est faible. En conséquence il ne peut être préparé utilement que par des élèves francophones, dans le cadre des classes préparatoires des lycées français ou de certains lycées maghrébins.
Jusqu’à la création en 1996 d’une nouvelle filière de recrutement à l’X ce concours était la seule voie d’accès ouverte aux étudiants étrangers1. Il est a priori intéressant, en complément aux données figurant dans la thèse d’Anousheh Karvar2 d’analyser comment cette filière a fonctionné jusqu’à présent, notamment au cours des dernières décennies. Au moment où l’École met en place une nouvelle voie d’accès aux élèves étrangers (dite CP2) il est utile de bien connaître les recrutements existants, pays par pays. D’autant que cette nouvelle voie interagira avec ce concours dit de la catégorie particulière (CP1) et qu’à moyen terme l’ensemble des deux devra fournir à l’École les recrutements correspondant à sa stratégie.
Du concours 1944 au concours 1995 inclus, c’est-à-dire sur 52 promotions, 649 élèves étrangers3 (ou non encore naturalisés français à la date d’inscription au concours) sont entrés à l’École et y ont obtenu le diplôme de sortie. Ce nombre est du même ordre de grandeur que celui des élèves étrangers entrés à l’X durant les cent cinquante premières années de son existence, de 1794 à 1943.
Le nombre d’élèves étrangers entrant chaque année à l’X depuis 1944 a considérablement évolué : il n’a guère dépassé 2 jusqu’à la promotion 1955, puis s’est accru irrésistiblement (avec de fortes fluctuations d’une année à l’autre) pour osciller aujourd’hui autour de 25.
Ces élèves proviennent de 50 nationalités différentes. Certaines nations ne sont présentes que par des effectifs très faibles ; par exemple, Argentine : 1, Brésil : 1, Équateur : 1, etc. Ces données peuvent être regroupées dans un tableau matriciel (52 x 50) dont l’examen n’est pas a priori très parlant.
Il est commode de ranger les 50 nationalités par groupes relativement homogènes. On a pris en considération les groupes suivants :
- l’Europe francophone (Belgique, Suisse, Luxembourg, Monaco, Andorre) comprenant près de 18 millions d’habitants, totalement ou partiellement de langue française,
- l’Europe occidentale non francophone (Allemagne, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Grèce, Autriche, Portugal, Scandinavie), soit plus de 250 millions de citoyens européens géographiquement voisins ou très voisins de la France,
- l’Europe orientale où j’ai rangé avec un certain arbitraire : Pologne, Roumanie, Russie, Yougoslavie,
- le Proche-Orient est représenté par quatre pays seulement : l’Égypte, l’Iran, le Liban et la Syrie (voir figure 1),
- le Maghreb, c’est-à-dire l’Algérie, le Maroc et la Tunisie ; pour être complet j’y ai ajouté la Mauritanie représentée par un seul polytechnicien (voir figure 2),
- sous la dénomination Afrique j’ai regroupé les différentes nationalités africaines, hormis le Maghreb et l’Égypte,
- le mot » Indochine » recouvre une majorité d’élèves originaires du Viêtnam auxquels s’ajoutent quelques polytechniciens venus du Cambodge ou du Laos,
- l’Extrême-Orient comprend la Chine (Taiwan incluse), le Japon, la Malaisie et Singapour,
- enfin l’Amérique, c’est-à-dire le Canada, les États-Unis, l’Argentine, le Brésil, l’Équateur et l’Uruguay.
De plus il est commode de considérer des laps de temps de plusieurs années afin d’estomper les fluctuations, surtout lorsque les effectifs considérés sont faibles. J’ai ainsi pris en considération cinq périodes : les promotions 1944 à 1955 incluses, c’est-à-dire douze ans, puis quatre périodes de dix ans : 1956 à 1965, 1966 à 1975, 1976 à 1985 et enfin 1986 à 1995. On obtient ainsi un tableau matriciel (9 x 5) dont l’examen est intéressant (voir tableau 1).
L’analyse de ces données, relatives aux cinquante dernières années de l’École, permet de faire quelques constatations. Voici les principales :
1 – L’effectif des élèves français est resté jusqu’au milieu des années cinquante voisin de 200 par promotion ; il s’est ensuite accru jusqu’à 300 pour rester longtemps voisin de ce palier. Depuis 1990 les élèves français sont environ 400 par promotion. C’est dire que le pourcentage d’élèves étrangers, resté longtemps aux alentours de 1 %, atteint aujourd’hui 6 à 7 %. L’élève étranger, élément rare, presque exceptionnel pour les promotions d’après-guerre, est devenu, depuis les années soixante, naturel tout en restant minoritaire.
2 – Sur 649 élèves étrangers ayant fréquenté l’École polytechnique durant ces cinquante ans, 316 sont originaires du Maghreb, c’est-à-dire environ 50 %. Le Proche-Orient, surtout le Liban, en a fourni à peu près 20 %. La francophonie domine totalement le paysage mais, comme nous allons le voir, une partie seulement de la francophonie est réellement représentée à l’École.
3 – Par exemple l’Europe francophone avec une population de près de 18 millions d’habitants a fourni en moyenne, pendant ces cinquante ans, moins d’un demi-élève par promotion et le Canada n’a fourni qu’un seul élève (promotion 1988) ! Cette contribution, non significative, correspond probablement à une superposition de cas particuliers : enfants issus de familles étrangères résidant temporairement en France, ingénieurs, diplomates, etc. Il serait indispensable de faire quelques sondages et de regarder de plus près ces jeunes aventuriers de l’exception culturelle française afin de vérifier l’hypothèse ci-dessus et de mieux connaître les motivations et les expériences des jeunes concernés.
4 – L’Europe occidentale non francophone qui correspond à un ensemble de plus de 250 millions d’habitants apporte aux effectifs de l’École, depuis le milieu des années cinquante, une contribution très faible mais pas tout à fait nulle : aujourd’hui, bon an mal an, à peu près deux élèves par promotion. L’analyse plus fine montre une population de provenance plus méditerranéenne (Espagne et Grèce) que nordique (Allemagne, Angleterre). Comme pour la catégorie de l’Europe francophone, on peut avancer la même hypothèse et suggérer la même enquête.
5 – L’examen des apports de l’Europe orientale conduit à des réflexions analogues. On remarquera que le contexte politique et culturel y est très différent de celui du reste de l’Europe et qu’aujourd’hui les perspectives sont très favorables au développement de recrutements par la nouvelle voie, dite CP2. On notera aussi que divers pays, non encore représentés dans cette catégorie, s’y rattacheraient naturellement, telles la Bulgarie, la Hongrie, etc.
6 – Le Maghreb fournit désormais plus de la moitié des étrangers entrant à l’École par la voie du concours. L’Algérie, jusqu’en 1962, n’envoie à l’X qu’un nombre très restreint d’élèves d’origine musulmane, et sa contribution reste, même après cette date, très minoritaire par rapport à celle du Maroc et de la Tunisie. Ces deux derniers pays font depuis vingt ans presque jeu égal (en moyenne 6 à 8 par an) malgré que le premier soit presque quatre fois plus peuplé que le second.
7 – L’Indochine qui avait fourni un nombre significatif d’élèves à l’École polytechnique, de la promotion 1953 à la promotion 1972, a presque disparu du concours de la catégorie particulière.
8 – Enfin les deux dernières zones, Extrême-Orient et les Amériques, où vivent les trois quarts des habitants de la planète, sont presque totalement absentes. On notera les quelques Chinois des années soixante-dix qui correspondent à une politique délibérée suivie pendant une dizaine d’années par la Chine Populaire,
9 – On s’étonnera qu’il n’y ait, à ma connaissance, aucun élève indien depuis 1944.
De 1925 à 1962 le lycée Bugeaud d’Alger a comporté une classe de mathématiques supérieures et une classe de mathématiques spéciales. Cette dernière dite “ Taupe arabe ” eut pour professeur légendaire Marcel Saint-Jean (le “ Singe ” évidemment). Malgré son appellation elle n’a compté qu’un nombre extrêmement faible d’élèves d’origine musulmane. En revanche la communauté juive d’Algérie, à la faveur du décret Crémieux de 1870, a fourni à l’École polytechnique et autres grandes écoles françaises d’ingénieurs des élèves en nombre croissant.
Le concours dit de la catégorie particulière, créé en 1921, répondait au souci louable d’ouvrir l’École polytechnique aux élites étrangères qui émergeaient lentement dans les colonies et les protectorats de l’Empire français. Il ne correspond à aucune volonté d’ouverture vers le monde » non français « . Il s’inscrit dans la logique méritocratique républicaine, de sorte qu’il ne se traduit pas par des recrutements délibérément conçus par Polytechnique mais le choix de celle-ci par ceux des élèves étrangers qui réussissent le mieux aux concours des grandes écoles.
L’ouverture en 1996 d’une nouvelle voie d’accès à l’École polytechnique, praticable par des non-francophones, marque un tournant essentiel dans son histoire. Pour préparer cet avenir une bonne compréhension du passé sera certainement un atout essentiel.
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1. En dehors de la filière » auditeurs libres » qui, de fait, n’a jamais réussi à s’imposer (voir » L’École polytechnique et l’international : un bilan historique » par Anousheh Karvar, Bulletin de la SABIX n° 26).
2. Cette thèse peut être consultée à la Bibliothèque centrale de l’École polytechnique à Palaiseau.
3. Je me suis appuyé pour faire ces décomptes sur les données fournies par le bureau des effectifs de l’École. Ces chiffres ne recoupent pas rigoureusement d’autres données comme, par exemple, celles issues de l’annuaire de l’A.X.