Le regard de l’École polytechnique sur son recrutement social : de la fierté à la gêne
L’École polytechnique est régulièrement mise en cause, comme d’autres grandes écoles de rang 1, pour le manque d’ouverture sociale de son recrutement. La Cour des comptes a ainsi souligné dans son rapport public annuel 2020 que 73 % des admis au concours 2019 seraient issus de la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures ». On sait l’importance qu’a pu avoir la sociologie, notamment celle de Pierre Bourdieu depuis les années 1960, pour faire de la « reproduction sociale » un sujet de débat public. Mais à quand remonte cette préoccupation pour l’École polytechnique ? Quel regard portait-elle sur le profil de ses élèves ?
Dès 1799, des retards dans le paiement de la solde prévue à la création de l’École amènent sa direction à dresser un tableau statistique pour démentir l’opinion que ses élèves appartiendraient pour la plupart à des familles fortunées. Sur 274, 116 seraient des enfants d’artisans ou de cultivateurs, 160 seraient « sans fortune », 75 « présumés dans l’aisance » et 39 seulement « présumés riches » [Fourcy, 1828, p. 176–178].
« Si la scolarité reste gratuite, les élèves doivent dorénavant payer leur pension à laquelle s’ajoutent les frais de trousseau. »
La solde est supprimée par Napoléon dès 1804, avec l’encasernement des élèves. Si la scolarité reste gratuite, les élèves doivent dorénavant payer leur pension, fixée durablement à 1 000 F en 1816, auxquels s’ajoutent les frais de trousseau (uniformes et armes) qui s’élèvent de 500 à 600 F. La comparaison avec le salaire annuel moyen d’un ouvrier de province, même s’il s’élève de 558 F en 1821 à 1 338 F en 1913, montre à quel point payer au moins 3 000 F pour deux années de scolarité est inaccessible à beaucoup. Un instituteur ne gagne au début du XXe siècle que 2 000 F par an environ.
Avec les années de classes préparatoires nécessaires pour réussir le concours, pendant lesquelles le candidat doit souvent se loger loin de sa famille, à Paris en particulier, l’investissement total au XIXe siècle est estimé à une somme de l’ordre de 7 000 F [Belhoste, 2003, p. 350].
Des difficultés pour payer la pension
Sous le Premier Empire, les bourses ne peuvent bénéficier qu’aux élèves classés parmi les quarante premiers à l’entrée ; au-delà, il fallait justifier d’être dans une détresse complète. Certaines familles n’arrivent pas à la fin de la scolarité à payer les derniers quartiers de pension. L’École intente des poursuites, saisit des appointements de ceux passés à l’école d’application et jusqu’ensuite dans les corps [Pinet, 1887, p. 322–323]. Des professeurs en sont réduits à devoir aider des élèves sur leurs deniers. Les deux « caissiers » de promotion se chargent de collecter de l’argent auprès de leurs camarades pour soutenir les plus nécessiteux.
« Sous la Restauration, le nombre de bourses est réduit à 24 et elles sont parfois accordées par complaisance à des élèves de famille aisée. »
La situation s’aggrave sous la Restauration ; le nombre de bourses est réduit à 24 et elles sont parfois accordées par complaisance à des élèves de famille aisée. Un historien de l’École souligne que les jeunes gens sans fortune, qui représentaient plus de la moitié des effectifs, en sont alors éloignés [Pinet, 1887, p. 324]. La République de 1848, si elle renonce à la gratuité, porte le nombre de bourses à 50, en confiant aux conseils de l’École le soin d’examiner les demandes des familles, après un constat préalable de l’insuffisance de leur fortune par le conseil municipal de la commune de résidence.
Avec la loi de 1850, le nombre de bourses devient illimité et il atteint la moitié des effectifs dans les années 1880. Seule contrepartie, depuis 1882, les boursiers doivent dix ans de service à l’État, alors que les autres élèves, qui ont pourtant également bénéficié d’une scolarité gratuite, en restent dispensés. Mais, pour l’historien de l’École Gaston Pinet (X 1864), tout va bien, l’École est dorénavant « accessible aux jeunes gens de mérite issus des plus humbles familles » ; « le caractère démocratique de l’institution s’est parfaitement conservé » [Pinet, 1887, p. 326]. Il se garde bien toutefois de fournir des chiffres pour le confirmer.
Une longue lacune statistique
Dans son livre publié pour le centenaire de l’École, Gaston Claris (X 1863) aurait souhaité établir le Livre d’or des familles ayant déjà vu se succéder plusieurs générations en ligne directe ; elles formeraient « un genre de noblesse, pour lesquelles les quartiers se comptent à la fois par le savoir acquis et par les services rendus au pays » [Albert de Lapparent, X 1858, cité par Claris, 1895, p. 387]. À défaut d’avoir les moyens matériels d’établir un recensement complet, l’auteur relève deux familles avec quatre générations en ligne directe, onze avec trois, etc. Cette reproduction sociale est alors un motif de fierté pour l’École.
Ce n’est, d’après les archives conservées du concours, qu’en 1910 qu’apparaissent des statistiques sur les origines des élèves : le président du jury d’admission, le mathématicien et ancien député boulangiste Charles-Ange Laisant (X 1859), consacre dans son rapport une dernière partie au « recrutement social de l’École polytechnique », qui se limite à un recensement sans commentaire des professions paternelles des 401 candidats admissibles (et non des 185 admis). Mais, en l’absence de regroupement par catégories sociales, son tableau tend plutôt à souligner leur diversité.
« En 1910 apparaissent des statistiques sur le « recrutement social de l’École polytechnique ». »
Il relève ainsi 48 industriels, négociants, commerçants, 41 officiers généraux ou supérieurs, 37 « sans profession (propriétaires, etc.) », 26 professeurs, 21 ingénieurs d’État, 11 ingénieurs civils ou architectes, 11 médecins, 7 professions libérales, magistrats, mais aussi 59 « fonctionnaires à divers titres ou employés d’administration », 22 instituteurs, 26 employés du secteur privé, 7 agriculteurs ou cultivateurs, 3 ouvriers, etc. Parmi les 62 orphelins de père, 54 mères sont sans profession et 8 avec de « petits emplois divers ». La part des enfants de milieux populaires ne semble guère dépasser 5 %, sans que l’on sache s’ils ont été effectivement admis. La part exacte des pères polytechniciens n’est pas mentionnée, mais le nombre d’officiers généraux ou supérieurs et d’ingénieurs d’État suggère qu’elle est importante.
Le même Laisant présente un tableau analogue dans son rapport de 1911 ; il n’y a cette fois plus d’enfants d’ouvriers, 9 d’agriculteurs, mais le nombre d’employés du secteur privé (qui peuvent comprendre des cadres) atteint 59. On ne trouve plus trace de ces rapports ensuite dans les archives. En 1926, le ministre de la Guerre, inquiet que « des classes de la Société, qui par tradition locale ou familiale envoyaient leur fils dans l’armée, se détourne[nt] de cette dernière », interroge l’École sur l’origine sociale de ses élèves. L’École répond curieusement ne pas avoir de statistiques, mais elle souligne que les dernières promotions comprennent jusqu’à deux tiers de boursiers.
Un début de statistiques
À partir de 1930, alors que la pension a été supprimée, le Bulletin de la Société amicale des anciens élèves fournit régulièrement des données statistiques sur les élèves admis au concours d’entrée : répartitions par âge, ancienneté de présentation, par lycée de préparation, par origines géographiques et par profession des parents. Là encore, la dispersion masque la prédominance des milieux favorisés.
En 1930, si l’on regroupe les « officiers et assimilés » (55), « ingénieurs, industriels » (35), « professeurs » (16), « médecins, pharmaciens » (10), « avocats, avoués » (7), « banquiers, assurances » (4), « entrepreneurs » et « journalistes » (3), « notaires » (2), etc., on arrive à une large majorité des 250 admis. À côté de catégories au positionnement social plus incertain, comme « fonctionnaires, non ingénieurs » (18) ou « commerçants » (36), voire « employés » (23) en l’absence de distinction des cadres, la place des milieux populaires, avec les « ouvriers, contremaîtres » (5) ou les « agriculteurs » (8), n’apparaît guère supérieure aux 5 % relevés en 1910. Là encore, ces données sont publiées sans commentaire.
« Le Bulletin de la Société amicale des anciens élèves met en avant l’existence de « dynasties polytechniciennes ». »
Le Bulletin recense par ailleurs 23 élèves dont le père est polytechnicien. Les données sont livrées de manière semblable dans les années suivantes. Une correspondance retrouvée dans les archives en 1933 montre que l’Association amicale ne fait que reproduire les informations que lui communique la direction de l’École. Le Bulletin met aussi en avant l’existence de « dynasties polytechniciennes ». Pour le concours de 1934, il indique que, si depuis le recensement de Claris il y a quarante ans des « dynasties ont pu s’allonger ou s’éteindre, beaucoup d’autres ont surgi et il serait désirable qu’un répertoire en soit tenu » [n° 31, 15 mai 1935]. En 1936, après avoir relevé deux nouveaux cas d’élèves représentant « une quatrième génération en ligne directe et sans lacune de Polytechniciens », qui n’ont que quatre précédents connus, il invite les autres camarades concernés à envoyer leur généalogie [n° 37, 15 août 1936].
Et un début d’analyse
La publication des données s’interrompt à l’automne 1939. Elle ne reprend qu’en 1946 dans le nouveau Bulletin de l’Association des anciens élèves de l’École polytechnique « AX », dans une rubrique « profession des parents » et non plus « des pères », même si, en l’absence de distinction, il doit bien s’agir plutôt des professions paternelles. La part des milieux populaires est toujours aussi restreinte. Les enfants d’ouvriers culminent à 4 en 1950, avant qu’un élargissement éphémère de la catégorie à « ouvriers et artisans » ne permette d’arriver à 9 l’année suivante.
En 1952, les catégories sont rassemblées par groupes, « professions libérales » (24), « chefs d’entreprises industrielles et commerciales » (45), « fonctionnaires civils et militaires et assimilés » (75), « employés de l’industrie et du commerce » (43), avec les cadres supérieurs inclus, « artisans » (4), « exploitants agricoles, ingénieurs agronomes » sic (6) et « ouvriers » (8).
En 1956, pour la première fois, un commentaire est apporté : on se félicite que, alors que « l’an dernier, les fils d’ouvriers n’étaient que 4, les fils d’artisans 3 et les fils employés 13 », « la “promotion ouvrière” soit en sensible progrès », avec respectivement 12, 7 et 19 [n° 64, novembre 1956]. Par ailleurs, les « attaches polytechniciennes » sont recensées dans un tableau qui donne le nombre d’élèves ayant un père, un grand-père, un arrière-grand-père, un frère, un grand-oncle, un oncle ou un cousin polytechnicien.
Une promotion sociale en deux temps ?
La publication de statistiques sur le concours d’entrée s’interrompt en 1957, juste avant que le Bulletin ne disparaisse. Elle n’est reprise sous une forme semblable que pour le concours de 1960 par La Jaune & la Rouge. Les « attaches polytechniciennes » se réduisent aux pères, grands-pères et arrière-grands-pères. L’année suivante, la profession des parents est présentée différemment : la SAX explique avoir « estimé préférable de suivre la classification de l’Insee adoptée par l’Éducation nationale, en la complétant, pour le détail, par des rubriques intéressant plus particulièrement notre École » [n° 156, janvier 1962], comme les ingénieurs militaires ou des corps civils.
On utilise donc les catégories socio-professionnelles comme « patrons de l’industrie et du commerce », « professions libérales et cadres supérieurs », « cadres moyens », etc. Les enfants d’ouvriers, distincts de ceux des contremaîtres, ne sont que 4. Pour le concours 1965, un article supplémentaire est publié pour intégrer la profession des grands-parents des élèves.
« 8 % seulement des élèves ont un père polytechnicien (promos 1967 et 1969) et 10 % pour la promotion 1968. »
Partant du constat qu’« un nombre trop réduit d’élèves provient des milieux paysans et ouvriers », la revue s’est interrogée « si parmi les parents certains ne seraient pas eux-mêmes d’une provenance ouvrière par leurs parents, ce qui montrerait que “la promotion sociale”, selon l’expression usuelle, se ferait en deux temps » [n° 203, avril 1966]. Malgré des données obtenues de l’École un peu lacunaires, elle se félicite que « dans la catégorie “ouvriers”, on trouve 52 élèves ayant un ouvrier parmi leurs grands-parents, alors qu’on en trouve seulement 10 ayant un ouvrier pour père » ; de même, on compte 36 grands-pères « fermiers » contre 2 pères.
L’observation d’une « promotion sociale en deux temps » est renouvelée avec insistance dans les années suivantes. Dans le contexte de Mai 1968, un tel constat ne peut pas faire de mal. En 1969, la revue souligne aussi combien « l’opinion courante se trompe lorsqu’elle prétend qu’on est “polytechnicien de père en fils”. On constate que 8 % seulement des élèves ont un père polytechnicien (promos 1967 et 1969) et 10 % pour la promotion 1968 » [n° 243, décembre 1969]. Un phénomène qui était auparavant un sujet de fierté tend maintenant à être minimisé, en oubliant qu’il reste très supérieur à sa probabilité statistique rapportée à l’ensemble des naissances, qui est de moins d’un pour mille.
La prise de conscience
Il faut croire que ces résultats, même euphémisés, ne sont plus avouables, puisque la publication aussi bien des professions parentales que des attaches polytechniciennes s’interrompt dans La Jaune & la Rouge après le concours de 1971. Le sujet origine sociale disparaît littéralement de la revue dans les décennies suivantes. Les données existent pourtant toujours. Deux chercheurs de la direction de l’évaluation et de la prospective du ministère de l’Éducation nationale les obtiennent de l’École pour les promotions 1973–1977, 1981–1985 et 1989–1993, aux fins d’une étude comparative avec HEC, l’ENS et l’ENA [Euriat, Thélot, 1995].
Dans son rapport au Premier ministre sur l’École en 2015, Bernard Attali consacre un développement à l’uniformité sociale des promotions. Il constate que, « depuis 15 ans, plus de 70 % des parents de polytechniciens exercent une profession de cadres supérieurs (ingénieurs, cadres, enseignants, etc.), et à peine 1 % viennent de milieux ouvriers ». Il relève aussi « la discrimination qu’opère le concours de l’X vis-à-vis des boursiers : s’ils représentent 33 % des inscrits, ils ne sont plus que 17 % des admissibles et 13 % des entrants ».
« À peine 1 % des élèves viennent de milieux ouvriers. »
S’il constate que l’École n’est pas hostile à un accroissement de la diversité sociale, il regrette qu’elle ne donne pas « l’impression d’y mettre tous les moyens ». Il salue les « remarquables efforts menés par quelques élèves de l’X qui participent aux initiatives “Tremplin” ou “Une Grande École pourquoi pas moi” pour sensibiliser aux études supérieures des élèves doués de lycées défavorisés », mais il déplore que ces initiatives, dont La Jaune & la Rouge s’est à plusieurs reprises fait l’écho, restent « isolées ». Il propose de développer les opérations de communication, dans lesquelles l’École devrait s’impliquer davantage, auprès des classes préparatoires dans les zones d’éducation prioritaire, et de créer à Saclay « une classe préparatoire “type égalité des chances” ».
Au même moment, un enseignant de classes préparatoires regrette dans La Jaune & la Rouge la faible part de boursiers : « Je trouve gênant pour un pays démocratique que les futurs hauts décideurs de l’État et des grandes entreprises ne proviennent en majorité que de milieux aisés et ne connaissent pas la situation concrète, notamment financière, de la majorité des Français » [Michel Renard, n° 703, mars 2015].
Des résultats insuffisants
Ce n’est qu’en 2019 que la direction de l’École s’empare du problème, tout en rappelant que le déséquilibre n’a pas significativement augmenté et que le « filtre social » démarre bien en amont dans la scolarité [n° 751, janvier 2020]. La Jaune & la Rouge publie alors pour la première fois depuis près de cinquante ans des données précises sur la répartition par catégories socio-professionnelles des élèves, celles de la promotion 2018 comparée à 1992 et à 1965. Les pères cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 69,8 %, pour une part de 18,4 % de la population française, contre 0,4 % pour les ouvriers qui sont 20,9 %.
Dans un rapport remis aux ministères des Armées et de l’Enseignement supérieur, la direction prend l’engagement de doubler le nombre de boursiers admis dans le cycle ingénieur en dix ans, en passant de 50 à 100 ; cette augmentation reposerait sur l’augmentation des effectifs de la filière universitaire, moins inégalitaire, sur l’attribution de bonifications au concours pour les boursiers redoublants, sur l’augmentation du taux de boursiers dans les meilleures classes préparatoires, etc. Cet objectif permettrait d’atteindre la part des boursiers dans les écoles d’ingénieurs (22 %), à défaut de celle dans l’ensemble de l’enseignement supérieur (38 %).
Force est de constater que ce jeu à la marge, avec une discrimination positive qui ne dit pas son nom, produit pour l’instant des résultats incertains : la part des boursiers admis stagne à une moyenne de 11,4 % de 2019 à 2023, contre une moyenne de 13,0 % dans les cinq années précédentes. La filière universitaire stagne à 29 entrants en 2022 et 2023 et le volontarisme affiche ses limites. Le débat reste à mener sur la possibilité d’un véritable changement.
Bibliographie :
- Bruno Belhoste, La Formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Paris, Belin, 2003.
- Gaston Claris, Notre École polytechnique, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1895.
- Michel Euriat, Claude Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, 36–3, 1995, p. 403–438.
- Ambroise Fourcy, Histoire de l’École polytechnique, Paris, École polytechnique, 1828.
- Gaston Pinet, Histoire de l’École polytechnique, Paris, Baudry & Cie, 1887.