Le retour gagnant du tramway à la française
Les nouvelles mobilités font souvent la une de l’actualité. Mais il ne faut pas oublier que les moyens de transport traditionnels sont capables de s’adapter et d’innover comme en témoigne le renouveau du tramway en France, porteur d’un savoir-faire qui s’exporte.
La résurrection du tramway en France a été portée par de grands élus locaux, à Nantes, Grenoble et Strasbourg, pour les pionniers, qui se sont saisis du cadre tracé par l’État : le versement transport, qui apporte aux projets un financement solide, a été étendu aux villes de plus de 100 000 habitants en 1973. Un concours lancé en 1975 par Marcel Cavaillé, secrétaire d’État aux transports, a permis le développement progressif d’une offre industrielle nouvelle, et une insertion sûre dans la circulation a été garantie par la constitution progressive d’un corps de règles basé sur des retours d’expérience, permettant une validation de la sécurité des systèmes.
REPÈRES
Les trente dernières années ont vu en France un puissant renouveau du tramway : 26 agglomérations, soit la quasi-totalité des villes de plus de 200 000 habitants, en sont aujourd’hui dotées. Les réseaux déploient aujourd’hui un total de 45 lignes, alors que seules 3 avaient survécu à la fin des années soixante à une profonde désaffection pour un mode de transport englué dans un trafic sans cesse plus intense, et ressenti comme vétuste, inefficace et dépassé.
La circulation en site réservé, gage de succès
Le premier caractère de ces tramways nouveaux est la circulation quasi systématique dans un espace qui leur est réservé – le site propre, inaccessible aux autres véhicules. Il est prolongé en carrefour par un système de priorité aux feux, qui permet le plus souvent la traversée des intersections sans même s’arrêter : le tramway est ainsi pour son utilisateur fluide, rapide et fiable, et pour son exploitant efficace et économique. Rien à voir donc de ce point de vue avec la génération précédente, et les agglomérations dont les réseaux de transport à la peine dans les années 80 et 90 ne mettaient en œuvre que des bus, peu attractifs, ont trouvé dans le tramway le bon outil pour recréer sur leurs lignes majeures une offre de qualité. Le succès a été au rendez-vous : elles ont ainsi rapidement développé leur fréquentation de façon aussi déterminante que vertueuse, et cette qualité de l’offre transport est une première clé du succès de ces nouveaux tramways.
Le tramway de Bordeaux.
Un élément des politiques urbaines
La deuxième clé est profondément liée à la gouvernance des agglomérations : grande particularité de notre organisation hexagonale, jamais rencontrée à l’étranger, les transports urbains sont sous responsabilité des élus locaux. Même s’ils relèvent d’une organisation institutionnelle spécifique – l’Autorité de la qualité de service dans les transports (AQST) – les grands élus de l’agglomération sont globalement en charge à la fois de son administration générale, et en particulier de son aménagement, et de ses transports.
La dimension urbaine d’un projet de tramway est dès lors vite apparue comme aussi importante que sa dimension purement transports, et ce à plusieurs titres.
À l’échelle de proximité, l’installation du tramway dans la ville bouscule son espace public : la création de l’espace réservé au tramway pour garantir sa fiabilité, accompagnée de la pose de la voie ferrée et de l’alimentation électrique, la création des stations et de leurs quais, la refonte des carrefours sont en elles-mêmes génératrices de travaux importants. En complément, il est vite apparu que les nombreux réseaux enterrés engendrant régulièrement tranchées et interventions ne pouvaient être maintenus sous les voies du tramway : pas question d’interrompre sa circulation ! Ils sont donc tous déviés hors de son emprise, là où doit être accueillie la circulation automobile et nous arrivons très vite dans les parties les plus denses des villes à la nécessité technique de mener des travaux sur l’ensemble des voies « de façade à façade ».
Chantier d’installation du tramway au Mans.
Une occasion de repenser la ville
Voilà donc une occasion unique de repenser l’espace public : il a très souvent été envahi insidieusement au cours des décennies précédentes par la voiture, qui a colonisé par le stationnement les plus beaux espaces, les piétons se sont trouvés réduits à la portion congrue, les plantations ont été souvent oubliées, et des vagues de mobiliers urbains, essentiellement techniques, non coordonnées, ont achevé de l’encombrer et de l’enlaidir.
À une période – celle de la fin des années 80 – où les professionnels redécouvrent que la ville est autant faite de bâtiments que des espaces publics qu’ils déterminent, que cette dimension est exacerbée dans nos racines gréco-latines, toujours vivaces – il n’est qu’à voir la ferveur des manifestations dans nos rues, boulevards et places, pour être convaincu de leur importance collective – à un moment où Barcelone en fait une démonstration éclatante et très remarquée par les professionnels, avec les premières réalisations d’un programme coordonné de réaménagement d’espaces publics, assurant à l’échelle de la ville la reconquête du port, rénovant avec un vrai soin de l’usage et de l’image les places de chaque quartier, et, tout aussi important, créant dans chaque voisinage au moins un projet modeste de jardin – à un moment où commencent à être sensibles une forte demande d’apaisement de la circulation dans les quartiers habités, et de présence de la nature en ville, le réaménagement des espaces publics empruntés par le tramway est un projet en soi.
Un renouveau remarquable
Un véritable saut qualitatif a été opéré dans les espaces publics de ces villes à tramway, et l’ampleur des projets en a transformé la plupart dans leur globalité – Bordeaux est l’un des plus beaux exemples, parmi les plus grandes villes, mais cette mutation a été aussi profonde dans la quasi-totalité des agglomérations de 200 000 habitants.
Des effets induits profonds
Sa conduite sur une dizaine de kilomètres, voire plus sur les lignes les plus longues, sur un parcours qui typiquement traverse l’hypercentre, emprunte les lieux historiques emblématiques de l’agglomération, dessert la gare, l’université, l’hôpital et les quartiers les plus denses, a valeur de réaménagement puissant à l’échelle de la ville : il en renouvelle l’image, et en propose un nouvel usage : de nouveaux espaces piétons et commerçants peuvent être créés en centre-ville, son accessibilité automobile confortée, avec un nouveau plan de circulation « compatible tramway », une offre de stationnement organisée, de nouveaux équipements publics d’agglomération construits, les abords de la gare réaménagés en pôle d’échange, les quartiers de logements sociaux rénovés, un réseau de pistes cyclables créé et, le plus souvent, une politique d’art urbain public déployée… Le « projet tramway » devient projet d’urbanisme à l’échelle de la ville. Le tramway s’est ainsi développé, de ville en ville, dans ses doubles dimensions d’outil transports et de projet urbain, jusqu’à devenir, à Tours, où Daniel Buren, spécialiste de l’art en ville, a été appelé, une œuvre d’art de 15 km.
Une rue de Tours avant et après le tramway.
Des équipes pluridisciplinaires
L’architecte et le paysagiste sont ainsi apparus aux côtés des ingénieries dans les équipes de maîtrise d’œuvre. Ils ont agi à la fois comme concepteurs du partage de l’espace (où s’installe le tramway, où est l’espace piéton, quelle est sa juste dimension, et comment circulent et stationnent les voitures) et comme concepteurs de la réalité physique de tous ces aménagements nouveaux : quel sera le dessin précis, quelles seront les matières et couleurs de ces surfaces, comment seront-ils plantés, éclairés, quel mobilier recevront-ils ?… Ils ont ainsi agi comme architectes d’intérieur des villes, et ont fait apparaître des figures nouvelles, comme la circulation du tramway sur gazon, l’espace mixte tramway-piétons, la station au mobilier identitaire et aux quais plantés.
Parallèlement, l’industrie a su répondre à des demandes non identifiées par l’État, mais importantes dans le succès des projets : celles en particulier du tramway à plancher bas, intégralement à hauteur du quai des stations, d’un tram portant l’image spécifique de l’agglomération, et donc personnalisable par déclinaison autour d’un design technique stable, d’une alimentation électrique sans ligne aérienne, réclamée en secteur historique, etc.
Accompagner les riverains pendant les travaux
Bien sûr, ces profonds remaniements ne se sont pas opérés sans remous politiques. La difficulté principale dans la conduite de ces opérations est la période des travaux : le tracé du tramway, par définition critique dans la circulation dans la ville, est affecté, entre déviations de réseaux et travaux propres du tramway, sur près de trois ans. La période est longue, pour les automobilistes, les riverains, l’exploitant du réseau de transport, dont les bus ont les plus grandes difficultés à assurer leur service, et les commerçants. Ces derniers bénéficient de compensations, mises en place dans le cadre du projet, voire d’aides à la mutation des fonds de commerce : si le tramway bénéficie globalement au commerce de centre-ville, il n’a pas les mêmes effets sur tous les types de commerce, et un redéploiement peut être bénéfique. La communication vis-à-vis des habitants, et spécifiquement des riverains, est aussi un sujet clé dans le succès. La dernière génération d’opérations a pu déployer dans ce champ de véritables outils d’accompagnement, avec ambassadeurs du projet et du chantier, numéros d’appel 24/24 à disposition, etc. Mais parmi les opérations pionnières, en particulier des projets mal portés, des chantiers mal maîtrisés ont coûté leur siège à leur maire, alors qu’inversement des candidats élus comme opposants au projet de tramway l’ont finalement réalisé.
Prendre en compte l’intérêt de tous les administrés
Les grands élus qui ont porté les projets, s’ils étaient convaincus de l’intérêt général d’un système de transport de qualité, savaient aussi que, dans la classe 100 000 à 300 000 habitants, les transports publics n’assurent au mieux que 20 % des déplacements : un projet de tramway se doit donc aussi d’apporter un plus aux 80 % de leurs administrés qui n’utilisent jamais, ou très occasionnellement les transports publics. Ce sera donc un espace public renouvelé qui leur sera proposé tout au long de la ligne, lorsqu’ils sont riverains, et dans les lieux majeurs, lorsqu’ils habitent ailleurs. Le tramway à la française, projet urbain réaménageant généreusement de façade à façade tous les espaces empruntés par le tramway, était né !
Des vitrines pour le savoir-faire français
Cette grande page de l’histoire de nos villes françaises est aujourd’hui presque totalement écrite : tous les acteurs s’accordent en effet à dire que seule une poignée de nouvelles lignes pourraient voir le jour hors Île-de-France. Toutes ces réalisations intéressent à l’étranger, et forment une vitrine. Celle-ci aide nos industriels, nos opérateurs de transport et nos bureaux d’études à vendre leur savoir-faire sur tous les continents, mais le modèle complet ne s’exporte pas : l’organisation institutionnelle associe rarement les compétences transport et aménagement, et ne permet donc pas à un acteur global du tramway dans la ville de produire du tramway à la française hors de nos frontières.