Tramway de Bordeaux

Le retour gagnant du tramway à la française

Dossier : Urbanisme et mobilitéMagazine N°738 Octobre 2018
Par Thomas RICHEZ (75)

Les nou­velles mobi­li­tés font sou­vent la une de l’actualité. Mais il ne faut pas oublier que les moyens de trans­port tra­di­tion­nels sont capables de s’adapter et d’innover comme en témoigne le renou­veau du tram­way en France, por­teur d’un savoir-faire qui s’exporte.

La résur­rec­tion du tram­way en France a été por­tée par de grands élus locaux, à Nantes, Gre­noble et Stras­bourg, pour les pion­niers, qui se sont sai­sis du cadre tra­cé par l’État : le ver­se­ment trans­port, qui apporte aux pro­jets un finan­ce­ment solide, a été éten­du aux villes de plus de 100 000 habi­tants en 1973. Un concours lan­cé en 1975 par Mar­cel Cavaillé, secré­taire d’État aux trans­ports, a per­mis le déve­lop­pe­ment pro­gres­sif d’une offre indus­trielle nou­velle, et une inser­tion sûre dans la cir­cu­la­tion a été garan­tie par la consti­tu­tion pro­gres­sive d’un corps de règles basé sur des retours d’expérience, per­met­tant une vali­da­tion de la sécu­ri­té des systèmes. 

REPÈRES

Les trente der­nières années ont vu en France un puis­sant renou­veau du tram­way : 26 agglo­mé­ra­tions, soit la qua­si-tota­li­té des villes de plus de 200 000 habi­tants, en sont aujourd’hui dotées. Les réseaux déploient aujourd’hui un total de 45 lignes, alors que seules 3 avaient sur­vé­cu à la fin des années soixante à une pro­fonde désaf­fec­tion pour un mode de trans­port englué dans un tra­fic sans cesse plus intense, et res­sen­ti comme vétuste, inef­fi­cace et dépassé. 

La circulation en site réservé, gage de succès

Le pre­mier carac­tère de ces tram­ways nou­veaux est la cir­cu­la­tion qua­si sys­té­ma­tique dans un espace qui leur est réser­vé – le site propre, inac­ces­sible aux autres véhi­cules. Il est pro­lon­gé en car­re­four par un sys­tème de prio­ri­té aux feux, qui per­met le plus sou­vent la tra­ver­sée des inter­sec­tions sans même s’arrêter : le tram­way est ain­si pour son uti­li­sa­teur fluide, rapide et fiable, et pour son exploi­tant effi­cace et éco­no­mique. Rien à voir donc de ce point de vue avec la géné­ra­tion pré­cé­dente, et les agglo­mé­ra­tions dont les réseaux de trans­port à la peine dans les années 80 et 90 ne met­taient en œuvre que des bus, peu attrac­tifs, ont trou­vé dans le tram­way le bon outil pour recréer sur leurs lignes majeures une offre de qua­li­té. Le suc­cès a été au ren­dez-vous : elles ont ain­si rapi­de­ment déve­lop­pé leur fré­quen­ta­tion de façon aus­si déter­mi­nante que ver­tueuse, et cette qua­li­té de l’offre trans­port est une pre­mière clé du suc­cès de ces nou­veaux tramways. 


Le tram­way de Bordeaux.

Un élément des politiques urbaines

La deuxième clé est pro­fon­dé­ment liée à la gou­ver­nance des agglo­mé­ra­tions : grande par­ti­cu­la­ri­té de notre orga­ni­sa­tion hexa­go­nale, jamais ren­con­trée à l’étranger, les trans­ports urbains sont sous res­pon­sa­bi­li­té des élus locaux. Même s’ils relèvent d’une orga­ni­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle spé­ci­fique – l’Autorité de la qua­li­té de ser­vice dans les trans­ports (AQST) – les grands élus de l’agglomération sont glo­ba­le­ment en charge à la fois de son admi­nis­tra­tion géné­rale, et en par­ti­cu­lier de son amé­na­ge­ment, et de ses transports. 

La dimen­sion urbaine d’un pro­jet de tram­way est dès lors vite appa­rue comme aus­si impor­tante que sa dimen­sion pure­ment trans­ports, et ce à plu­sieurs titres. 

À l’échelle de proxi­mi­té, l’installation du tram­way dans la ville bous­cule son espace public : la créa­tion de l’espace réser­vé au tram­way pour garan­tir sa fia­bi­li­té, accom­pa­gnée de la pose de la voie fer­rée et de l’alimentation élec­trique, la créa­tion des sta­tions et de leurs quais, la refonte des car­re­fours sont en elles-mêmes géné­ra­trices de tra­vaux impor­tants. En com­plé­ment, il est vite appa­ru que les nom­breux réseaux enter­rés engen­drant régu­liè­re­ment tran­chées et inter­ven­tions ne pou­vaient être main­te­nus sous les voies du tram­way : pas ques­tion d’interrompre sa cir­cu­la­tion ! Ils sont donc tous déviés hors de son emprise, là où doit être accueillie la cir­cu­la­tion auto­mo­bile et nous arri­vons très vite dans les par­ties les plus denses des villes à la néces­si­té tech­nique de mener des tra­vaux sur l’ensemble des voies « de façade à façade ». 

Chantier d'installation du tramway au Mans.
Chan­tier d’ins­tal­la­tion du tram­way au Mans.

Une occasion de repenser la ville

Voi­là donc une occa­sion unique de repen­ser l’espace public : il a très sou­vent été enva­hi insi­dieu­se­ment au cours des décen­nies pré­cé­dentes par la voi­ture, qui a colo­ni­sé par le sta­tion­ne­ment les plus beaux espaces, les pié­tons se sont trou­vés réduits à la por­tion congrue, les plan­ta­tions ont été sou­vent oubliées, et des vagues de mobi­liers urbains, essen­tiel­le­ment tech­niques, non coor­don­nées, ont ache­vé de l’encombrer et de l’enlaidir. 

À une période – celle de la fin des années 80 – où les pro­fes­sion­nels redé­couvrent que la ville est autant faite de bâti­ments que des espaces publics qu’ils déter­minent, que cette dimen­sion est exa­cer­bée dans nos racines gré­co-latines, tou­jours vivaces – il n’est qu’à voir la fer­veur des mani­fes­ta­tions dans nos rues, bou­le­vards et places, pour être convain­cu de leur impor­tance col­lec­tive – à un moment où Bar­ce­lone en fait une démons­tra­tion écla­tante et très remar­quée par les pro­fes­sion­nels, avec les pre­mières réa­li­sa­tions d’un pro­gramme coor­don­né de réamé­na­ge­ment d’espaces publics, assu­rant à l’échelle de la ville la recon­quête du port, réno­vant avec un vrai soin de l’usage et de l’image les places de chaque quar­tier, et, tout aus­si impor­tant, créant dans chaque voi­si­nage au moins un pro­jet modeste de jar­din – à un moment où com­mencent à être sen­sibles une forte demande d’apaisement de la cir­cu­la­tion dans les quar­tiers habi­tés, et de pré­sence de la nature en ville, le réamé­na­ge­ment des espaces publics emprun­tés par le tram­way est un pro­jet en soi. 

Un renou­veau remarquable

Un véri­table saut qua­li­ta­tif a été opé­ré dans les espaces publics de ces villes à tram­way, et l’ampleur des pro­jets en a trans­for­mé la plu­part dans leur glo­ba­li­té – Bor­deaux est l’un des plus beaux exemples, par­mi les plus grandes villes, mais cette muta­tion a été aus­si pro­fonde dans la qua­si-tota­li­té des agglo­mé­ra­tions de 200 000 habitants. 

Des effets induits profonds

Sa conduite sur une dizaine de kilo­mètres, voire plus sur les lignes les plus longues, sur un par­cours qui typi­que­ment tra­verse l’hypercentre, emprunte les lieux his­to­riques emblé­ma­tiques de l’agglomération, des­sert la gare, l’université, l’hôpital et les quar­tiers les plus denses, a valeur de réamé­na­ge­ment puis­sant à l’échelle de la ville : il en renou­velle l’image, et en pro­pose un nou­vel usage : de nou­veaux espaces pié­tons et com­mer­çants peuvent être créés en centre-ville, son acces­si­bi­li­té auto­mo­bile confor­tée, avec un nou­veau plan de cir­cu­la­tion « com­pa­tible tram­way », une offre de sta­tion­ne­ment orga­ni­sée, de nou­veaux équi­pe­ments publics d’agglomération construits, les abords de la gare réamé­na­gés en pôle d’échange, les quar­tiers de loge­ments sociaux réno­vés, un réseau de pistes cyclables créé et, le plus sou­vent, une poli­tique d’art urbain public déployée… Le « pro­jet tram­way » devient pro­jet d’urbanisme à l’échelle de la ville. Le tram­way s’est ain­si déve­lop­pé, de ville en ville, dans ses doubles dimen­sions d’outil trans­ports et de pro­jet urbain, jusqu’à deve­nir, à Tours, où Daniel Buren, spé­cia­liste de l’art en ville, a été appe­lé, une œuvre d’art de 15 km. 

Tours avant le tramway

Tours après le tramway
Une rue de Tours avant et après le tramway.

Des équipes pluridisciplinaires

L’architecte et le pay­sa­giste sont ain­si appa­rus aux côtés des ingé­nie­ries dans les équipes de maî­trise d’œuvre. Ils ont agi à la fois comme concep­teurs du par­tage de l’espace (où s’installe le tram­way, où est l’espace pié­ton, quelle est sa juste dimen­sion, et com­ment cir­culent et sta­tionnent les voi­tures) et comme concep­teurs de la réa­li­té phy­sique de tous ces amé­na­ge­ments nou­veaux : quel sera le des­sin pré­cis, quelles seront les matières et cou­leurs de ces sur­faces, com­ment seront-ils plan­tés, éclai­rés, quel mobi­lier rece­vront-ils ?… Ils ont ain­si agi comme archi­tectes d’intérieur des villes, et ont fait appa­raître des figures nou­velles, comme la cir­cu­la­tion du tram­way sur gazon, l’espace mixte tram­way-pié­tons, la sta­tion au mobi­lier iden­ti­taire et aux quais plantés. 

Paral­lè­le­ment, l’industrie a su répondre à des demandes non iden­ti­fiées par l’État, mais impor­tantes dans le suc­cès des pro­jets : celles en par­ti­cu­lier du tram­way à plan­cher bas, inté­gra­le­ment à hau­teur du quai des sta­tions, d’un tram por­tant l’image spé­ci­fique de l’agglomération, et donc per­son­na­li­sable par décli­nai­son autour d’un desi­gn tech­nique stable, d’une ali­men­ta­tion élec­trique sans ligne aérienne, récla­mée en sec­teur his­to­rique, etc. 

Accompagner les riverains pendant les travaux

Bien sûr, ces pro­fonds rema­nie­ments ne se sont pas opé­rés sans remous poli­tiques. La dif­fi­cul­té prin­ci­pale dans la conduite de ces opé­ra­tions est la période des tra­vaux : le tra­cé du tram­way, par défi­ni­tion cri­tique dans la cir­cu­la­tion dans la ville, est affec­té, entre dévia­tions de réseaux et tra­vaux propres du tram­way, sur près de trois ans. La période est longue, pour les auto­mo­bi­listes, les rive­rains, l’exploitant du réseau de trans­port, dont les bus ont les plus grandes dif­fi­cul­tés à assu­rer leur ser­vice, et les com­mer­çants. Ces der­niers béné­fi­cient de com­pen­sa­tions, mises en place dans le cadre du pro­jet, voire d’aides à la muta­tion des fonds de com­merce : si le tram­way béné­fi­cie glo­ba­le­ment au com­merce de centre-ville, il n’a pas les mêmes effets sur tous les types de com­merce, et un redé­ploie­ment peut être béné­fique. La com­mu­ni­ca­tion vis-à-vis des habi­tants, et spé­ci­fi­que­ment des rive­rains, est aus­si un sujet clé dans le suc­cès. La der­nière géné­ra­tion d’opérations a pu déployer dans ce champ de véri­tables outils d’accompagnement, avec ambas­sa­deurs du pro­jet et du chan­tier, numé­ros d’appel 24/24 à dis­po­si­tion, etc. Mais par­mi les opé­ra­tions pion­nières, en par­ti­cu­lier des pro­jets mal por­tés, des chan­tiers mal maî­tri­sés ont coû­té leur siège à leur maire, alors qu’inversement des can­di­dats élus comme oppo­sants au pro­jet de tram­way l’ont fina­le­ment réalisé. 

Prendre en compte l’intérêt de tous les administrés

Les grands élus qui ont por­té les pro­jets, s’ils étaient convain­cus de l’intérêt géné­ral d’un sys­tème de trans­port de qua­li­té, savaient aus­si que, dans la classe 100 000 à 300 000 habi­tants, les trans­ports publics n’assurent au mieux que 20 % des dépla­ce­ments : un pro­jet de tram­way se doit donc aus­si d’apporter un plus aux 80 % de leurs admi­nis­trés qui n’utilisent jamais, ou très occa­sion­nel­le­ment les trans­ports publics. Ce sera donc un espace public renou­ve­lé qui leur sera pro­po­sé tout au long de la ligne, lorsqu’ils sont rive­rains, et dans les lieux majeurs, lorsqu’ils habitent ailleurs. Le tram­way à la fran­çaise, pro­jet urbain réamé­na­geant géné­reu­se­ment de façade à façade tous les espaces emprun­tés par le tram­way, était né ! 

Des vitrines pour le savoir-faire français

Cette grande page de l’histoire de nos villes fran­çaises est aujourd’hui presque tota­le­ment écrite : tous les acteurs s’accordent en effet à dire que seule une poi­gnée de nou­velles lignes pour­raient voir le jour hors Île-de-France. Toutes ces réa­li­sa­tions inté­ressent à l’étranger, et forment une vitrine. Celle-ci aide nos indus­triels, nos opé­ra­teurs de trans­port et nos bureaux d’études à vendre leur savoir-faire sur tous les conti­nents, mais le modèle com­plet ne s’exporte pas : l’organisation ins­ti­tu­tion­nelle asso­cie rare­ment les com­pé­tences trans­port et amé­na­ge­ment, et ne per­met donc pas à un acteur glo­bal du tram­way dans la ville de pro­duire du tram­way à la fran­çaise hors de nos frontières. 

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