Femmes africaines

Le rôle des femmes africaines dans le développement du continent

Dossier : Géopolitique de l'AfriqueMagazine N°794 Avril 2024
Par Aminata NDIAYE NIANG (X98)
Par Tahirou BARRY TRAORÉ
Par Bertrand LÉPINOY (X78)

Voi­ci l’entretien croi­sé de deux femmes afri­caines : Ami­na­ta Ndiaye Niang (X98), direc­trice géné­rale adjointe du groupe Sona­tel, direc­trice de zone chez Orange Middle East & Afri­ca, pré­si­dente du groupe X Afrique au fémi­nin ; et Tahi­rou Bar­ry Trao­ré, direc­trice finan­cière d’Africa Glo­bal Logis­tics (AGL). Leurs par­cours remar­quables illus­trent le rôle des femmes afri­caines dans le déve­lop­pe­ment du lea­der­ship éco­no­mique du conti­nent. Pour une socié­té tou­jours plus inclu­sive, en Afrique comme ailleurs, tout com­mence avec l’éducation et se concré­tise avec des poli­tiques publiques.

Merci Mesdames de bien vouloir vous présenter et expliquer brièvement votre rôle dans l’économie africaine, y compris au Sénégal et en Guinée.

Ami­na­ta Ndiaye Niang : Je suis actuel­le­ment direc­trice géné­rale adjointe du groupe Sona­tel et éga­le­ment direc­trice de zone au sein d’Orange Middle East & Afri­ca. L’une des pre­mières entre­prises séné­ga­laises et des plus grosses capi­ta­li­sa­tions bour­sières de la BRVM (Bourse régio­nale des valeurs mobi­lières d’Abidjan), Sona­tel opère au Séné­gal, au Mali, en Gui­née Cona­kry, en Gui­née-Bis­sau, en Sier­ra Leone et au Bénin en ges­tion délé­guée. Quand on parle du sec­teur télé­com en Afrique, on parle d’un sec­teur dyna­mique qui est vec­teur de déve­lop­pe­ment, et même d’accélération de la crois­sance. Les ana­lyses montrent que crois­sance de la péné­tra­tion Inter­net et aug­men­ta­tion du PIB sont cor­ré­lées. Tra­vailler dans ce sec­teur est un enga­ge­ment pour l’inclusion numé­rique du plus grand nombre, qui per­met de com­mu­ni­quer, d’entreprendre, de gérer son argent autre­ment, tout cela de façon sim­pli­fiée et accélérée.

Tahi­rou Bar­ry Trao­ré : Je suis gui­néenne, mère de trois enfants et direc­trice finan­cière des ports et ter­mi­naux (ges­tion por­tuaire et solu­tions mari­times) chez AGL (Afri­ca Glo­bal Logis­tics). AGL est le pre­mier opé­ra­teur de logis­tique inté­gré du conti­nent, pré­sent dans 49 pays et riche de 23 000 col­la­bo­ra­teurs. Nous sommes pré­sents dans quatre cœurs de métier : la ges­tion por­tuaire, les solu­tions mari­times, la logis­tique et le trans­port fer­ro­viaire. En Gui­née, nous sommes l’opérateur du ter­mi­nal à conte­neurs de Cona­kry. Dans un conti­nent en pro­fonde muta­tion, la logis­tique est un pilier de la trans­for­ma­tion du conti­nent. Chez AGL notre ambi­tion est d’être moteur de cette trans­for­ma­tion à tra­vers quatre axes stra­té­giques : la crois­sance démo­gra­phique, l’amélioration du niveau de vie des popu­la­tions, le déve­lop­pe­ment du com­merce intra-afri­cain, la tran­si­tion éner­gé­tique et la numérisation.

Port de Conakry en Guinée.
Port de Cona­kry en Gui­née. © LEONARDO VITI / Shutterstock

Comment les réseaux sociaux ont-ils influencé l’émancipation économique des femmes en Afrique ?

ANN : L’économie infor­melle est une don­née usuelle en Afrique. Beau­coup d’entrepreneurs s’activent au quo­ti­dien dans des domaines aus­si diver­si­fiés que l’artisanat, le petit com­merce, le trans­port, la res­tau­ra­tion, etc., sans avoir néces­sai­re­ment toute la struc­tu­ra­tion connue dans d’autres géo­gra­phies. Clin d’œil : en Afrique, 26 % des femmes sont des entre­pre­neures. Pour com­prendre l’origine de cet élan, il faut en reve­nir à la socio­lo­gie de la socié­té africaine.

“Les femmes ont toujours eu un rôle prépondérant au sein des familles, des villages, des quartiers, des communautés.”

Les femmes ont tou­jours eu un rôle pré­pon­dé­rant au sein des familles, des vil­lages, des quar­tiers, des com­mu­nau­tés. Elles ont tou­jours été très actives, le pas vers l’entrepreneuriat per­met­tant de géné­rer des res­sources au pro­fit de leur famille est ain­si vite fran­chi. Les réseaux sociaux ont ame­né un vent de fraî­cheur, un souffle à ces entre­pre­neures au fémi­nin et leur servent de plus en plus sou­vent de vitrine pour leurs acti­vi­tés : c’est du e‑commerce autre­ment. Dans la capi­tale daka­roise, les livrai­sons s’organisent avec des réseaux de livreurs à deux-roues qui pros­pèrent à la faveur de cette nou­velle ten­dance. Là encore, il s’agit d’une trans­po­si­tion au numé­rique de regrou­pe­ments com­mu­nau­taires bien ancrés, les fameux mbo­taay qui s’animent beau­coup désor­mais via Face­book ou WhatsApp.


Mbotaay

Le concept de mbo­taay trouve ses racines dans les cultures afri­caines, où il est sou­vent asso­cié aux valeurs de com­mu­nau­té, de soli­da­ri­té et de sou­tien mutuel. Bien que le terme puisse avoir des signi­fi­ca­tions spé­ci­fiques dans dif­fé­rents contextes cultu­rels afri­cains, il évoque géné­ra­le­ment l’idée d’un lien fort qui unit les membres d’une com­mu­nau­té, reflé­tant des notions de fra­ter­ni­té et, par exten­sion, de sororité.


TBT : Les réseaux sociaux repré­sentent aujourd’hui un vec­teur de com­mu­ni­ca­tion et une pla­te­forme d’échange majeure en Afrique. Pour les femmes, il s’agit d’un for­mi­dable outil de vul­ga­ri­sa­tion et déve­lop­pe­ment de leur entre­prise au tra­vers : de l’amélioration de la visi­bi­li­té (accès à une clien­tèle plus large que celle à laquelle elles peuvent accé­der par le biais d’une pré­sence phy­sique ou d’un canal de publi­ci­té clas­sique, à un moindre coût voire gra­tui­te­ment) ; du ren­for­ce­ment de capa­ci­té, par­tage de connais­sance et pla­te­forme d’échange avec des pairs ; de la moné­ti­sa­tion de leur acti­vi­té ; de la conci­lia­tion vie pri­vée-vie pro­fes­sion­nelle avec la pos­si­bi­li­té d’exercer leur acti­vi­té de n’importe quel endroit et à n’importe quel moment. Il existe de très belles suc­cess sto­ries afri­caines dans le domaine de la créa­tion, ayant pris nais­sance sur les réseaux sociaux et connais­sant une noto­rié­té inter­na­tio­nale (Ton­go­ro Stu­dio, Nana­wax, pour n’en citer que quelques-unes).

Les femmes africaines ont toujours été très actives, le pas vers l’entrepreneuriat permettant de générer des ressources au profit de leur famille est ainsi vite franchi.
Les femmes afri­caines ont tou­jours été très actives, le pas vers l’entrepreneuriat per­met­tant de géné­rer des res­sources au pro­fit de leur famille est ain­si vite fran­chi. © i_am_zews / Shutterstock

Pourriez-vous partager vos perspectives sur les défis et opportunités pour les femmes dans les postes de haute direction en Afrique ?

ANN : À titre per­son­nel, j’ai la chance de tra­vailler dans une orga­ni­sa­tion où la pari­té est ancrée de longue date. La pari­té de notre comi­té de direc­tion est bien ins­tal­lée et les femmes y occupent toute fonc­tion, y com­pris des fonc­tions de direc­trice des réseaux ou de direc­trice du sys­tème d’information. Plus lar­ge­ment, au Séné­gal, femmes et postes de haute direc­tion vont de pair. Chef d’entreprise, direc­trice géné­rale d’entreprise à taille impor­tante, ministre et même Pre­mier ministre à deux reprises, dépu­tée, secré­taire géné­rale de syn­di­cat, et récem­ment femme géné­rale dans l’armée pour la pre­mière fois en 2023, elles illus­trent les chances concré­ti­sées pour de nom­breuses femmes… avec les nom­breux défis qui accom­pagnent ces prises de responsabilité.

La loi sur la pari­té fait d’ailleurs que l’Assemblée natio­nale est pari­taire au Séné­gal depuis 2010. La socié­té séné­ga­laise n’attend pas moins de ces femmes dans les autres pans de leur vie : épouses, femmes d’intérieur, maî­tresses de mai­son, édu­ca­trices, ani­ma­trices des liens au sein des familles (au sens large en Afrique). Un vrai (mul­ti) défi en somme !

“L’Assemblée nationale est paritaire au Sénégal depuis 2010.”

Le lea­der­ship fémi­nin en pointe ne doit pas cacher des dis­pa­ri­tés et des défis d’inclusion encore réels. Sur la mobi­li­té inter­na­tio­nale notam­ment, j’ai sou­vent été confron­tée au dilemme de femmes cadres diri­geantes face à des déve­lop­pe­ments de car­rière impli­quant une relo­ca­li­sa­tion. Sou­vent le tiraille­ment est grand : il n’est donc pas rare que les femmes soient obli­gées de faire des arbi­trages au détri­ment de leurs car­rières et ain­si de refu­ser une mobi­li­té inter­na­tio­nale inté­res­sante pour sécu­ri­ser la sta­bi­li­té de leur foyer. La sco­la­ri­sa­tion des filles dans les milieux défa­vo­ri­sés reste éga­le­ment une vraie ques­tion, créant un écart des chances fémi­nines sui­vant l’origine. En effet, si aujourd’hui le pour­cen­tage de filles ayant accès à l’enseignement pri­maire dépasse les 90 % au Séné­gal, il ne faut pas oublier qu’elles sont à peine 28 % à ache­ver leur cycle secondaire.

Assemblée nationale du Sénégal, Dakar.
Assem­blée natio­nale du Séné­gal, Dakar. © Astrid Muñoz

TBT : Il n’existe pas de spé­ci­fi­ci­té afri­caine. Les femmes afri­caines occu­pant des postes de res­pon­sa­bi­li­té sont confron­tées aux mêmes défis que celles du reste du monde. Ces défis sont mul­tiples. Il s’agit entre autres de la recon­nais­sance et de l’acceptation, de la ges­tion de la charge men­tale et, dans cer­tains envi­ron­ne­ments, du poids des tra­di­tions et croyances. Le pre­mier et prin­ci­pal défi est l’acceptation et la recon­nais­sance par les dif­fé­rentes par­ties pre­nantes de l’entreprise. Il faut arri­ver à se faire entendre dans un monde et des cercles géné­ra­le­ment com­po­sés exclu­si­ve­ment d’hommes.

“Les femmes africaines occupant des postes de responsabilité sont confrontées aux mêmes défis que celles du reste du monde.”

En termes de chances, le champ des pos­sibles reste très vaste en Afrique. Les femmes sont très peu pré­sentes dans les ins­tances de déci­sion clés du monde des affaires (direc­tion géné­rale, conseil d’administration, organi­sations pro­fes­sion­nelles). De nom­breuses places sont à prendre dès lors qu’il existe une volon­té poli­tique et des mesures concrètes pour accom­pa­gner les femmes dans ce mou­ve­ment. Le contexte afri­cain, mar­qué par un fort lien social et un sys­tème de sou­tien fami­lial et d’entraide, per­met aux femmes de mener de front car­rière pro­fes­sion­nelle et vie fami­liale (qui consti­tue un des pre­miers freins à la car­rière des femmes).

D’après votre expérience, comment l’inclusion des femmes de divers horizons a‑t-elle façonné le paysage corporatif en Afrique ?

ANN : L’inclusion des femmes façonne un pay­sage pana­ché. La diver­si­té des pers­pec­tives issues de femmes aide les entre­prises à mieux être à l’écoute des besoins de leurs mar­chés et à s’adapter pour un busi­ness plus orien­té client et plus durable, à avoir une meilleure compré­hension des besoins des employés comme des clients. Sur le plan du mana­ge­ment, sans tom­ber dans le cli­ché et avec les nuances à prendre en compte, les femmes apportent sou­vent un lea­der­ship plus inclu­sif, fédé­ra­teur, qui sait allier per­for­mance et dimen­sion humaine, ce qui est créa­teur de valeur pour les organisations.

TBT : Les femmes apportent une sin­gu­la­ri­té et une approche mana­gé­riale dif­fé­rente dans les entre­prises, avec un impact direct sur leur per­for­mance. Les entre­prises qui comptent davan­tage de femmes dans leurs comi­tés de direc­tion ont de meilleures per­for­mances finan­cières et orga­ni­sa­tion­nelles. Les réseaux et cor­po­ra­tions de femmes jouent un rôle moteur dans la diver­si­fi­ca­tion des ins­tances diri­geantes des entre­prises. Elles portent un plai­doyer, poussent les poli­tiques et les diri­geants sur les sujets de pari­té. Ce mou­ve­ment de réseau fémi­nin ne pou­vait que trou­ver un écho favo­rable dans un conti­nent empreint d’une longue tra­di­tion de soro­ri­té. J’aime à dire que nous sommes pas­sées du Séré (asso­cia­tion de femmes dans la culture man­dingue) aux groupes de lob­bying. Par­tout nous pous­sons pour avoir notre place « à la table de décision ».

Groupe de jeunes femmes dans les rues de Dakar.
Groupe de jeunes femmes dans les rues de Dakar. © Vla­da­naS / Shutterstock

Quelles stratégies recommanderiez-vous aux entreprises pour inclure efficacement davantage de femmes dans les rôles décisionnels ?

ANN : Du prag­ma­tisme et encore du prag­ma­tisme. Valo­ri­ser les par­cours réus­sis de femmes dans l’entreprise : cela crée sou­vent une petite graine, une envie, un élan chez les femmes plus jeunes. Créer des pas­se­relles entre elles et leurs aînées per­met de croi­ser les vues, d’inspirer, de conseiller et de nour­rir ain­si le par­cours de futures lea­ders. Iden­ti­fier les jeunes talents au fémi­nin et les accom­pa­gner dans leur déve­lop­pe­ment per­son­nel. Les affec­ter à des pro­jets à enjeux est éga­le­ment un levier utile pour révé­ler leur poten­tiel et les aider à gran­dir en les met­tant en situa­tion. Enfin, avoir des mesures concrètes qui accom­pagnent les femmes face à leurs res­pon­sa­bi­li­tés plu­rielles. Cela s’est tra­duit chez Sona­tel par la mise en place d’une pla­te­forme dite « du 8 mars » qui a fait avan­cer les choses notam­ment sur des horaires plus flexibles.

TBT : Il n’existe pas de recette miracle, mais seule­ment quelques prin­cipes fon­da­teurs qui ont fait leur preuve en matière d’inclusion des femmes dans le monde de l’entreprise.

L’engagement des ins­tances diri­geantes : le pre­mier jalon d’une stra­té­gie d’inclusion réus­sie est la mise en place d’une poli­tique géné­rale de diver­si­té. Cette poli­tique doit se tra­duire par des objec­tifs clai­re­ment défi­nis (SMART) et dif­fu­sés. Les ins­tances diri­geantes (conseil d’administration, diri­geants, comi­té de direc­tion) doivent incar­ner cette poli­tique en pro­mou­vant en leur sein la diver­si­té (via par exemple des quo­tas). Il n’y a rien de pire qu’une ins­tance de gou­ver­nance com­po­sée exclu­si­ve­ment d’hommes van­tant le mérite de la diversité.

La mise en avant de rôle modèle et de par­cours de réus­site de femmes. Le déve­lop­pe­ment des talents fémi­nins dans toutes les strates de l’entreprise (poli­tique de for­ma­tion, filières d’excellence, créa­tion d’un vivier, défi­ni­tion de plans de suc­ces­sion). Le déve­lop­pe­ment de réseaux de femmes au sein de l’entreprise.

Pourriez-vous raconter un moment déterminant de votre parcours qui illustre le potentiel des femmes africaines en leadership ?

ANN : En 2015, on m’a confié la res­pon­sa­bi­li­té de relan­cer une acti­vi­té qui était en berne cinq années après son lan­ce­ment sur le mar­ché. Au-delà de la vision busi­ness à avoir afin d’identifier les leviers pour opé­rer un second lan­ce­ment, ça a été un véri­table défi pour la lea­der que j’étais. Ral­lu­mer la lumière au sein d’une équipe en proie au doute, écou­ter puis me for­ger une vision de l’avenir rêvé pour cette acti­vi­té, choi­sir ensemble les bons leviers pour mon­ter pas à pas les marches, adop­ter une culture de chal­len­ger au sein d’une orga­ni­sa­tion habi­tuée au rang de lea­der, bref ins­til­ler un état d’esprit de remon­ta­da, tout un pro­gramme. Après neuf mois d’activité, en décembre 2015, la joie de voir atteint l’objectif majeur qu’on s’était fixé pour cette pre­mière année de relance. Six jours après, accueillir ma petite fille au terme d’une gros­sesse menée dans une année par­ti­cu­liè­re­ment intense.

TBT : La manu­ten­tion por­tuaire reste un domaine très mas­cu­lin. En jan­vier 2018, je suis deve­nue la pre­mière femme direc­trice géné­rale d’un ter­mi­nal à conte­neurs au sein du groupe AGL. J’avais toutes les com­pé­tences requises, mais il a fal­lu la volon­té du direc­teur géné­ral des ports et ter­mi­naux de l’époque et actuel pré­sident d’AGL pour faire sau­ter le pla­fond de verre. Depuis lors l’expérience s’est vul­ga­ri­sée sur des postes aus­si bien de direc­tion géné­rale que de direc­tion opé­ra­tion­nelle ou tech­nique. Comme évo­qué pré­cé­dem­ment, un des défis pour toute femme diri­geante en Afrique est la recon­nais­sance et l’acceptation par les par­ties pre­nantes. Nous nous sou­ve­nons toutes de cet ins­tant où le bas­cu­le­ment se fait et où vous res­sen­tez et assu­mez plei­ne­ment votre légi­ti­mé. Pour moi cela est pas­sé par la ges­tion d’une grève de dockers.

“Vous n’êtes plus perçue comme une femme mais comme un patron lambda.”

À l’époque, en ma qua­li­té de vice-pré­si­dente de l’asso­ciation gui­néenne des entre­prises de manu­ten­tion por­tuaire, j’avais la charge de la ges­tion du bureau de main‑d’œuvre dockers. Je vous épargne la scène et le tableau des négo­cia­tions : un syn­di­cat docker remon­té et per­sua­dé qu’avec une femme en face toutes leurs demandes seraient accep­tées ; des pairs direc­teurs géné­raux de socié­té curieux de voir com­ment « la petite nou­velle » s’en sor­ti­rait. Les jour­nées furent longues, les nuits courtes, les moments de doute fré­quents, mais nous sommes par­ve­nus à un accord dans l’intérêt de toutes les par­ties. Ce jour, j’ai gagné le res­pect de mes pairs et, plus impor­tant, la recon­nais­sance des hommes de quai comme on les appelle chez nous. Une fois cette étape fran­chie, vous êtes en quelque sorte adou­bée et accep­tée. Vous n’êtes plus per­çue comme une femme mais comme un patron lambda.

Qui sont les femmes leaders africaines qui vous ont inspirée et que pouvons-nous apprendre de leurs histoires ?

ANN : Comme indi­qué plus haut, en Afrique le lea­der­ship fémi­nin n’est pas hors du com­mun, bien au contraire ! Plu­tôt que d’une figure en par­ti­cu­lier, je par­le­rai d’une mosaïque de per­son­nages ins­pi­rants. Des figures du quo­ti­dien, des figures du cœur, en par­ti­cu­lier ma maman si solaire, si sti­mu­lante, ren­dant « tout pos­sible » ; ma grand-mère si inves­tie dans son Mba­cké natal ; des figures de la lit­té­ra­ture afri­caine telles que Maria­ma Bâ qui a don­né son nom à une école d’excellence réser­vée aux filles, rési­lientes, tra­ver­sant les époques, les muta­tions sociales, des figures de la lit­té­ra­ture anglaise et du monde, émou­vantes face aux épreuves de la vie.

Mariama Bâ à l’École normale de Rufisque, Sénégal.
Maria­ma Bâ à l’École nor­male de Rufisque, Sénégal.
Maison d’éducation Mariama Bâ à Gorée, Sénégal.
Mai­son d’éducation Maria­ma Bâ à Gorée, Séné­gal. CC BY-SA 4.0

TBT : Com­pli­qué de répondre à cette ques­tion, tant il existe des femmes excep­tion­nelles et des par­cours ins­pi­rants sur le conti­nent. J’en cite­rai deux.

Had­ja Aïcha Bah Dial­lo, Gui­néenne, ancienne ministre de l’Éducation natio­nale de Gui­née, ancienne direc­trice adjointe de l’Unesco, mili­tante des droits des femmes. Elle a été res­pon­sable de la mise en œuvre de réformes majeures pour l’amélioration de l’éducation des jeunes filles en Gui­née et en Afrique. Elle a réus­si en cinq ans à dou­bler le nombre de jeunes filles ins­crites à l’école en Gui­née. Mili­tante des droits de l’homme, elle reste à ce jour à 82 ans très active.

Chi­ma­man­da Ngo­zi Adi­chie est une écri­vaine nigé­riane, mon­dia­le­ment recon­nue, réci­pien­daire d’une dizaine de prix de lit­té­ra­ture et mili­tante fémi­niste. Elle a su s’imposer sur la scène lit­té­raire inter­na­tio­nale et uti­li­ser sa noto­rié­té aux ser­vices de la lutte contre le sexisme et le racisme.

Quel a été le rôle crucial de l’éducation dans votre parcours professionnel et quel rôle joue-t-elle dans la culture des dirigeantes en Afrique ?

ANN : Impact de l’éducation : l’éducation est une porte, un ticket d’entrée. Avoir un par­cours d’excellence à l’école, gagner confiance, déve­lop­per son goût d’apprendre, être au contact de dis­ci­plines diverses, repé­rer ses envies, ses centres d’intérêt. Cela forge. Le rude par­cours de sélec­tion qui m’a per­mis, jeune bache­lière du Séné­gal, d’intégrer des classes pré­pa­ra­toires puis l’X m’a pré­pa­rée aux nom­breux défis pro­fes­sion­nels que j’ai par la suite eu à relever.

“L’éducation est le passeport pour la liberté.”

TBT : L’éducation est le pas­se­port pour la liber­té. J’ai été éle­vée par un père ingé­nieur pour qui la réus­site sco­laire était non négo­ciable et selon deux prin­cipes car­di­naux (qu’il me répé­tait sans cesse) : « Ton tra­vail est ton pre­mier mari » et « En tant que femme et Noire tu dois en faire deux fois plus ». Un par­cours uni­ver­si­taire vous façonne, vous ouvre des pers­pec­tives et vous per­met de créer votre pre­mier réseau. Pour une diri­geante et dans un conti­nent en muta­tion, au-delà du par­cours aca­dé­mique ini­tial, il est indis­pen­sable de conti­nuer à se for­mer aus­si bien sur des com­pé­tences tech­niques que sur des com­pé­tences managériales.

Quelles sont les compétences que les femmes doivent développer pour réussir dans le paysage économique actuel en Afrique ?

ANN : Une pre­mière com­pé­tence vient tout natu­rel­le­ment du carac­tère par­ti­cu­liè­re­ment mul­ti­cas­quette d’une res­pon­sa­bi­li­té de femme. Être orga­ni­sée, savoir gérer son temps de façon effi­cace avec un esprit créa­teur de solu­tions est un vrai atout pour avan­cer sur le sol afri­cain. Vu la place du numé­rique et les pos­si­bi­li­tés qu’il ouvre, être à l’aise avec les nou­velles tech­no­lo­gies et plus lar­ge­ment des com­pé­tences par­ti­cu­liè­re­ment recher­chées faci­lite l’insertion réus­sie ou la créa­tion d’entreprise réus­sie (pro­gram­ma­tion, data science, cyber­sé­cu­ri­té, etc.).

TBT : Des trois grandes caté­go­ries de com­pé­tences, celles rele­vant du savoir-être (soft skills) sont essen­tielles pour réus­sir. Dans un conti­nent en pro­fonde muta­tion, la com­pré­hen­sion de l’environnement est fondamentale.

Des étudiants assistent à un cours de finance, Johannesburg, Afrique du Sud.
Des étu­diants assistent à un cours de finance, Johan­nes­burg, Afrique du Sud. © Wire­stock Crea­tors / Shutterstock

Quelles mesures de politique sociale considérez-vous essentielles pour favoriser le leadership féminin en Afrique ?

ANN : Il fau­dra faire appel à tous les points dis­cu­tés pré­cé­dem­ment : tout d’abord une édu­ca­tion inclu­sive et acces­sible, le sou­tien aux femmes entre­pre­neures, l’engagement pour l’équité au tra­vail ain­si que la flexi­bi­li­té pour un équi­libre pro-per­so, des pro­grammes de men­to­rat et coa­ching, mais aus­si et sur­tout une poli­tique publique volon­ta­riste pour faire avan­cer les choses de façon pragmatique.

TBT : La pre­mière mesure concerne l’éducation de la jeune fille. Les États doivent mettre en place des poli­tiques volon­ta­ristes et ambi­tieuses pour la sco­la­ri­sa­tion des jeunes filles. Sur les dix pays pré­sen­tant les taux de sco­la­ri­sa­tion les plus faibles, neuf sont situés en Afrique sub­sa­ha­rienne. Si nous sou­hai­tons atteindre une masse cri­tique de femmes à des postes de haute res­pon­sa­bi­li­té, il est indis­pen­sable de sco­la­ri­ser les filles. La seconde mesure est celle rela­tive à la légis­la­tion et au cadre régle­men­taire sur la diver­si­té et l’inclusion. Sans obli­ga­tions et contraintes légales, les pro­grès en matière d’égalité des sexes et d’accès des femmes à des postes de res­pon­sa­bi­li­té res­te­ront timides et au bon vou­loir des déci­deurs éco­no­miques. Les États afri­cains en sont conscients. De nom­breux pays ont fait adop­ter des lois sur l’égalité des sexes. Il reste à les appliquer…

Quels changements aimeriez-vous voir au cours de la prochaine décennie pour soutenir le leadership économique des femmes en Afrique ?

ANN : S’il fal­lait choi­sir une bataille, je choi­si­rais celle de l’éducation pour son pou­voir de trans­for­ma­tion ! Je regarde avec beau­coup d’émotion les belles expé­riences humaines au sein de nos Orange Digi­tal Cen­ter, en par­ti­cu­lier le pro­gramme « les hackeuses » des­ti­né à réin­sé­rer des jeunes filles en échec sco­laire au Séné­gal. Leur réus­site fait chaud au cœur. Plus lar­ge­ment, le par­cours de vie des mil­liers de béné­fi­ciaires de nos pro­grammes numé­riques dédiés à l’employabilité des jeunes (dont 40 % de filles) est sou­vent impac­té de façon déci­sive par l’accès gra­tuit à ces for­ma­tions. Cela donne envie de les pas­ser à une plus grande échelle, joi­gnant efforts pri­vés et efforts publics, pour y don­ner accès à des mil­lions de jeunes Africains !

TBT : La mise en œuvre concrète des poli­tiques. Le cadre régle­men­taire certes contraint mais, sans mesures d’application concrètes et sanc­tions, le chan­ge­ment ne se fera pas.

Enfin, quel message majeur aimeriez-vous transmettre à la communauté internationale et à celle des polytechnicien(ne)s, en ce qui concerne le rôle des femmes dans le leadership économique de l’Afrique ?

ANN : Un pas pour la femme, c’est un pas pour l’Homme tout sim­ple­ment. En Afrique, sans doute encore plus qu’ailleurs !

TBT : Pous­sez-les, accom­pa­gnez-les, faites-leur une place à votre « table » ! Elles seront un fac­teur clé de suc­cès et un atout majeur pour l’amélioration des per­for­mances de vos entre­prises et orga­ni­sa­tions. 

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