Le rôle économique des « pools » de brevets
REPÈRES
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Les standards TIC (technologies de l’information et de la communication) sont devenus de plus en plus complexes, jusqu’à se transformer en de larges plates-formes technologiques, comprenant un grand nombre d’inventions brevetées. Tout industriel souhaitant utiliser un standard dans ses produits doit donc acquérir une licence sur chacun des brevets « essentiels » correspondants – lesquels sont souvent détenus par plusieurs propriétaires différents. Cette multiplication des licences peut brider le déploiement et le succès d’un standard. L’objectif des pools de brevets est d’y remédier, en confiant à l’un des détenteurs de brevet ou à une entité spécialisée le soin de distribuer une licence commune pour l’ensemble des brevets essentiels.
La multiplication des accords de licences bilatéraux se traduit tout d’abord par une augmentation des coûts de transaction. Les industriels souhaitant mettre en œuvre un standard doivent identifier et évaluer les brevets nécessaires à leur activité, puis négocier une licence séparée avec chaque propriétaire. Les coûts de recherche, d’évaluation et de négociation augmentent ainsi en proportion du nombre de propriétaires. Ces derniers subissent également des duplications de coûts liées à la mise en place et au suivi de contrats de licences passés parallèlement avec les mêmes exploitants, sans compter les frais de contentieux qui peuvent s’y ajouter en cas d’échec des négociations.
Un contrat de licence unique est un moyen efficace de réduire les coûts
Transactions moins coûteuses
Le fait d’assembler les brevets essentiels de différents propriétaires via un contrat de licence unique est un moyen efficace de réduire ces coûts de transaction.
Le pool de brevets dédiés au standard de compression vidéo MPEG‑2 en est un exemple souvent cité. Il a pu ainsi sensiblement contribuer au succès économique du standard MPEG‑2, en permettant à ses utilisateurs de réduire les coûts d’acquisition des licences. Outre la mise en place d’un « guichet unique », une grande partie des gains d’efficacité réalisés tient au fait que MPEG-LA centralise également la vérification de la validité et du caractère essentiel des brevets licenciés. Le mandat confié à MPEG-LA par la quasitotalité des détenteurs de brevets se révèle également un atout décisif lorsqu’il s’agit de convaincre un industriel récalcitrant de prendre les licences sur les brevets qu’il exploite de fait.
Élimination des « doubles marges »
Cartels
Les premiers pools de brevets formés pour la fabrication d’avions (1917) ou de machines à coudre (1856) étaient avant tout des formes particulières de cartels, visant à contrôler les prix proposés aux consommateurs. À la fin des années 1990, l’apparition d’une nouvelle génération de pools liés à des standards a conduit les autorités à assouplir leurs positions.
Outre la réduction des coûts de transaction, le second avantage des pools de brevets tient à leur capacité à tarifer l’accès aux brevets de manière plus efficace. En l’absence de pool, chaque propriétaire de brevet essentiel détient en effet un droit de veto sur l’exploitation du standard, et jouit de ce fait d’une position de monopole à l’égard des utilisateurs. La conséquence de cette situation, connue des économistes sous le nom de « doubles marges » (Cournot, 1836), est que chaque propriétaire de brevet a tendance à demander des redevances élevées. L’empilement des redevances conduit alors à une demande faible et à une sous-utilisation du standard. Cela nuit aux consommateurs mais aussi aux propriétaires de brevets. Chacun gagnerait en effet à une réduction coordonnée des redevances, permettant de stimuler la demande de licences et d’accélérer le déploiement du standard.
Les effets bénéfiques des pools sont aujourd’hui reconnus
Une alternative réaliste
La solution canonique à ce problème de « doubles marges » est la fusion des entités détenant un pouvoir de monopole sur des produits complémentaires. Toutefois, cette solution est peu réaliste lorsqu’il s’agit de brevets : comment imaginer une fusion entre Canon, France Télécom, Samsung, Fujitsu, General Electric, Bosch, Sony et l’université de Columbia pour réguler les redevances de brevets liés au standard MPEG‑2 ?
La création d’un pool de brevets offre une alternative réaliste à la fusion. L’entité administrant le pool est en effet en mesure de fixer un niveau de redevance unique – et donc efficace – pour une licence couvrant tous les brevets essentiels. Il lui revient ensuite de distribuer ses recettes aux propriétaires de brevets, en fonction d’une clé de partage fixée au départ.
Droit de la concurrence
Chirurgie oculaire
C’est pour éviter que des brevets substituables soient vendus en bloc que la Federal Trade Commission (FTC) s’est opposée en 1998 au pool de brevets créé par Summit Technology et VISX. Ces entreprises dominaient alors le marché américain des technologies laser pour la chirurgie oculaire. Selon la FTC, « au lieu de se faire concurrence, ces entreprises ont placé leurs brevets concurrents dans un pool de brevets, et en partagent les revenus à chaque fois qu’un laser de Summit ou de VISX est utilisé ».
En dépit de leurs avantages, les autorités de la concurrence ont longtemps considéré les pools de brevets avec suspicion. Les effets bénéfiques des pools sont aujourd’hui reconnus, et les autorités cherchent désormais à garantir qu’ils ne puissent pas être instrumentalisés à des fins anticoncurrentielles. Cela revient pour l’essentiel à s’assurer que les pools n’incluent pas plus de brevets que ceux qui sont nécessaires à l’exploitation du standard.
Contrôler les ententes
Un premier risque est que des brevets substituables – c’est-à-dire concurrents – soient combinés dans un même pool. Le fait que les prix de technologies concurrentes soient établis séparément et indépendamment est en effet la condition fondamentale d’un bon fonctionnement de la concurrence. L’argument de la réduction des coûts de transaction ne fonctionne pas non plus ici : les brevets étant concurrents, les clients n’ont en effet aucun besoin d’acquérir plusieurs licences sur des technologies substituables.
Éviter les « ventes liées »
Filtrage
Le contrôle des effets anticoncurrentiels des pools impose donc aux autorités de la concurrence de filtrer soigneusement les brevets admis dans le pool. C’est tout le sens du test « d’essentialité » effectué par des experts indépendants qu’elles imposent pour chaque brevet candidat : pour être admis dans un pool, un brevet ne doit pas avoir de substituts, être nécessaire à l’implémentation du standard, et être légalement valide.
Il faut donc que les pools de brevets n’incluent que des brevets complémentaires. Mais même dans ce cas il existe un autre risque, plus subtil, que des brevets superflus soient inclus dans un pool. Il s’agit en l’occurrence de brevets pouvant être combinés à un standard technologique, sans être pour autant nécessaires à son implémentation. Leur présence dans le pool peut être un moyen pour leur propriétaire d’imposer aux licenciés l’utilisation de ce brevet « par défaut », quand bien même d’autres technologies équivalentes seraient disponibles sur le marché. Il peut ainsi être profitable pour les membres d’un pool de s’entendre pour y coopter certains de leurs brevets périphériques, au détriment de concurrents ne participant pas au pool. Pour éviter cela, il faut donc que les brevets inclus dans les pools soient complémentaires, mais aussi absolument nécessaires à l’implémentation du standard.
Abus de position dominante
Rejet du pool
Certains acteurs peuvent refuser d’entrer dans un pool, comme ce fut le cas avec le standard de téléphonie sans fil W‑CDMA. Les autorités de la concurrence européenne et japonaise ont approuvé en 2002 une plateforme 3G pour ce standard. Toutefois, seuls 7 des 73 détenteurs de brevets essentiels au standard W‑CDMA y ont finalement souscrit. Aucun des principaux détenteurs de brevets essentiels, tels Qualcomm, Motorola, Ericsson et Nokia, n’en fait partie.
Les contrats de licences passés par les pools sont également soumis à des règles directrices issues du droit de la concurrence, visant à prévenir la discrimination et autres formes d’abus de position dominante. Ces règles imposent notamment que chaque membre d’un pool puisse garder la liberté d’accorder unilatéralement des licences sur ses propres brevets essentiels, parallèlement à la licence distribuée par le pool. Dès lors que la licence proposée par un pool contient plus de brevets que nécessaire, propriétaires de brevets et licenciés ont en effet intérêt à passer des accords bilatéraux pour contourner le pool (Lerner & Tirole, 2004). La menace de voir des licenciés s’échapper de la sorte fonctionne comme une force de rappel contre l’ajout de brevets non essentiels.
Difficultés pratiques
Les pools de brevets sont donc bénéfiques à tous, pourvu qu’ils soient conformes au droit de la concurrence. Et pourtant, leur création se révèle difficile en pratique. De nombreux standards incorporant un grand nombre de brevets essentiels ne sont pas adossés à un pool. Dans d’autres cas, un pool existe mais ne rallie qu’une petite fraction des brevets et des propriétaires concernés. Pourquoi en est-il ainsi ?
Passager clandestin
Les pools sont stratégiquement instables
Les pools sont tout d’abord stratégiquement instables, en raison des incitations qu’ont les propriétaires de brevets à échapper à la discipline collective à laquelle se plient les membres d’un pool. Par rapport à une situation où chacun accorde des licences séparément, il est certes avantageux pour tous de s’entendre pour réduire le montant total des redevances imposées aux utilisateurs du standard – et ainsi augmenter la demande. Mais, dans ce cas, il est encore plus profitable pour l’un des propriétaires de laisser les autres former un pool, tout en fixant soi-même des redevances élevées sur ses propres brevets (Lévêque & Ménière, 2011).
Partager les royalties
L’incapacité des membres d’un pool à s’accorder sur le partage des redevances est un autre important facteur d’échec. Les brevets essentiels couvrent en effet des innovations très hétérogènes, si bien qu’il est très difficile d’objectiver la valeur de chaque brevet essentiel. La solution la plus courante consiste à partager le revenu des licences au prorata des brevets essentiels de chaque membre du pool. Cette formule, appliquée par exemple dans les pools MPEG‑2 et 3G, a le mérite de la simplicité et de la clarté. Elle a toutefois des effets pervers, car elle pousse à multiplier le nombre de brevets couvrant une même invention (via le dépôt de continuations ou de brevets divisionnaires) pour en augmenter la pondération – ce jeu coûteux étant in fine pénalisant pour tous. Le partage au prorata des brevets désavantage en outre les propriétaires de brevets fondamentaux. La division des pools de brevets consacrés au standard DVD en est une illustration.
Un pool de pools
Valoriser les brevets clés
Le pool DVD a été initié en 1995 par dix propriétaires de brevets essentiels, sur la base d’un partage au prorata des brevets. Thomson s’en est rapidement dissocié, puis Philips, Sony et Pioneer ont fait de même pour créer un second pool (DVD-3C) dédié à leurs brevets essentiels. Ces séparations sont dues à une volonté de mieux valoriser les brevets clés. Les membres du pool DVD-3C détiennent en effet environ 42% des brevets essentiels, alors que le pool qu’ils ont formé pèse 56% des redevances liées au standard DVD (Aoki & Nagaoka, 2004).
Face à ces difficultés, le pool de brevets One-Blue, lancé récemment pour le standard Blu-ray, marque plusieurs avancées importantes (Peters, 2011). One-Blue est tout d’abord un pool de pools, dans la mesure où il offre un accès unique aux brevets essentiels du standard Blu-ray, mais aussi des standards CD et DVD également incorporés à la plupart des produits Blu-ray. Ses créateurs ont aussi mis au point une formule originale de partage des redevances.
Pour tenir compte de leurs coûts de développement plus élevés, les brevets essentiels couvrant des innovations de format physique sont tout d’abord mieux rémunérés que les brevets d’inventions applicatives. De plus, One-Blue limite le nombre de brevets liés à une même invention pouvant entrer dans la formule de partage, décourageant ainsi une course stérile à la multiplication des dépôts.
Nouveaux territoires
Dans un contexte de multiplication des dépôts de brevets, lié notamment à la complexité croissante des produits technologiques, les pools de brevets ont connu un regain d’intérêt à partir des années 1990. L’exemple des standards TIC, auxquels les pools sont le plus souvent associés, démontre leur capacité à promouvoir le déploiement de technologies nouvelles, en réduisant les coûts de transaction liés aux brevets, et en permettant une tarification plus efficace des redevances.
L’expérience aujourd’hui acquise – par les autorités de la concurrence en matière d’encadrement des pools, et par les industriels et les entités spécialisées (comme MPEG-LA ou SISVEL) s’agissant de leur organisation – peut être mise à profit pour généraliser ces instruments à d’autres technologies, dans d’autres secteurs.
Des expériences à suivre
Un outil pour accélérer l’innovation et la diffusion des technologies
Les pools de brevets existent déjà dans des secteurs traditionnels comme l’automobile ou la chimie. Ils sont aussi un outil particulièrement prometteur pour accélérer l’innovation et la diffusion des technologies dans des domaines émergents caractérisés par une grande densité de brevets. Un pool a ainsi été formé en 2000 pour les brevets du Golden Rice, variété de riz transgénique créée pour pallier les carences en vitamine A dans certains pays en développement. MPEG-LA a mis en place en 2010 un pool dédié aux kits de diagnostic génétique, lesquels nécessitent l’accès à un grand nombre de brevets.
L’année 2011 a enfin vu la création du Medicine Patent Pool, initiée par l’Organisation mondiale de la santé pour réduire le coût d’accès aux trithérapies dans certains pays en développement. Ces initiatives sont autant d’applications des pools à des contextes nouveaux, soulevant des questions nouvelles en matière d’organisation, de règles de licence et de concurrence. Gageons que le mouvement va se poursuivre, ces expériences en suscitant d’autres.
RÉFÉRENCES■ AOKI, R., NAGAOKA, S. (2004) « The consortium standard and patent Pools »,Ji-Stat Discussion Paper Series d04-32, Institute of Economic Research, Hitotsubashi University. ■ LERNER, J., TIROLE, J. (2004) « Efficient Patent Pools », American Economic Review, 94:3, p. 691- 711. ■ LÉVÊQUE, F., MÉNIÈRE, Y. (2011) « Patent Pool Formation : Timing Matters »,Information Economics and Policy, 23:3–4, p. 243–251. ■ PETERS, R. (2011) « One-Blue : a blueprint for patent pools in high-tech », Intellectual Asset Management, septembre-octobre 2011. |
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Je suis avocate indépendante
Je suis avocate indépendante et je m’intéresse présentement aux patents pools car j’y vois beaucoup de potentiel dans un univers ou la multi-disciplinarité et la collaboration devient essentielle aux avancées technologiques. Votre article est très intéressant et représente un excellent résumé de la situation. Est-ce que les sources que vous citez sont accessibles gratuitement sur le web ?
Les références sont des
Les références sont des articles publiés pour lesquels l’accès en ligne est payant, mais en ce qui concerne les trois premières il est facile d’en trouver des versions antérieures sur Google. Ce n’est pas le cas du quatrième article, mais je peux vous en envoyer une copie si vous me communiquez vous coordonnées.