Hervé Le Bras (63), le sens des phénomènes
Par tradition familiale Hervé Le Bras a failli être juriste, mais ses dons pour les mathématiques lui ont ouvert les portes des grandes écoles. Il a fait carrière comme chercheur à l’Ined (Institut national des études démographiques) où d’éminents maîtres, comme Alfred Sauvy (20S) lui ont inculqué le respect des données et leur rôle dans le test des idées. Pour lui, être scientifique consiste non pas à trouver des réponses, bien davantage à poser de bonnes questions.
Face à la complexité du réel, Hervé Le Bras affectionne la brutale franchise d’un beau paradoxe. Un exemple ? Analysant la structure démographique d’une promotion de polytechniciens (73), il découvre avec jubilation que les parents ouvriers ou employés ont les plus petites familles et les âges les plus élevés à la naissance des enfants.
Ainsi, pour lui, être scientifique consiste non pas à trouver des réponses, bien davantage à poser de bonnes questions.
Lors des élections régionales de décembre 2015, on le vit beaucoup à la radio et à la télévision : auteur d’un livre sur le Front national, il fut beaucoup consulté à ce sujet. Aimable et souriant, calme et détendu, il répond d’un ton posé, didactique. La voix est étonnamment jeune.
Les mathématiques plutôt que le droit
Ses parents étaient des juristes. Il s’apprêtait à les suivre. En seconde, son enseignant P. Le Fustec (21) « aimait les mathématiques et il me les a fait aimer à coups de droites de Simson et d’épicycloïdes.
Mais c’est la tradition familiale qui l’a d’abord emporté, avec une inscription en fac de droit où j’ai passé l’année la moins assidue de mes études. À l’oral d’économie politique, l’examinateur m’a dit : Vous aurez tout le temps de faire du droit, vous êtes bon en mathématiques, essayez d’abord une grande école.
Sur son conseil, je me suis inscrit en maths sup et, deux ans plus tard, je me suis retrouvé en train d’essayer une tenue BD 48 sur la Montagne Sainte-Geneviève. Les mathématiques l’avaient emporté sur l’histoire du droit.
Pas complètement puisque ma femme est fille et petite-fille de professeurs d’histoire du droit de la faculté de Paris. Mais le virage était pris : ma fille, centralienne, est mariée à un polytechnicien et l’un de leurs enfants vient d’intégrer l’X.
À l’X, j’ai souffert. C’est le cours d’histoire et littérature qui m’a le plus intéressé. Charles Morazé, qui le professait, m’a aidé à organiser des conférences du soir où sont venus parler des anthropologues, des sociologues, des philosophes dont Jacques Lacan. »
La vocation de la démographie
À la sortie, après une enquête en brousse sur l’alimentation chez les Massas, au Tchad, des éleveurs-agriculteurs d’origine nilotique, « une expérience initiatique extraordinaire », il entra à l’Ined : « Très vite, je me suis retrouvé dans un milieu de polytechniciens qui m’ont formé et surtout inculqué le respect des données et leur rôle dans le test des idées.
Alfred Sauvy (20 spéciale), fondateur de l’Ined, esprit universel avec lequel je me suis rapidement lié malgré la différence d’âge, Louis Henry (31), esprit rigoureux, fondateur de la démographie historique, mon premier patron dont j’ai pris la succession à sa retraite, Daniel Schwartz (37), premier professeur de statistique dans une fac de médecine où il introduisit cette discipline qui m’a véritablement appris le maniement des données et des tests ainsi que son adjoint Philippe Lazar (56) futur grand patron de l’Inserm dont j’étais l’un des chargés de TD.
Sans eux, je n’aurai pas prêté tant d’attention aux données et plus encore aux catégories par lesquelles on les décrit et les résume. »
La recherche du vrai
Il monte au créneau rationaliste lorsqu’on dévie d’une recherche du vrai. Il démonte ainsi l’analyse factorielle, une méthodologie viciée. Cela l’entraîne aussi dans de vives controverses, à propos, par exemple, de l’expression politiquement non innocente « Français de souche ».
« La démographie n’est pas une discipline fermée, un champ clos, mais un point de convergence, un nœud auquel sont reliées de nombreuses disciplines. Acquérir des compétences en dehors de la démographie dans ces disciplines prend du temps et oblige à se décaler, à se départir de ses savoir-faire locaux, à pratiquer ce que les surréalistes ont appelé l’estrangement. »
La démographie a comme perspective historique la longue durée, dont Fernand Braudel (1902- 1985) montra combien elle marque notre rapport au passé. Son père, Gabriel Le Bras (1891−1970) fut un historien du catholicisme, dans ses aspects juridique et sociologique. Hervé le Bras, sans qu’il y prétende explicitement, prolonge l’œuvre paternelle.
Il trouve à illustrer sa conviction majeure, la société française reste soumise aux structures familiales, en leur extrême diversité.
Trois titres à épingler, dans une abondante production de livres, deux coécrits avec Emmanuel Todd, L’Invention de la France (1981) et Le Mystère français (2013) et une somme sur la démographie, The Nature of Demography (2005), publiée par Princeton University Press.
L’exactitude de l’expression
Il touche du clavier dans des duos de sonates piano et violon. Sa pièce préférée est l’arietta de la sonate pour piano n° 32 opus 111 de Beethoven.
Hervé Le Bras, qui demeure un fervent des mathématiques, privilégie l’exactitude dans l’expression. Ce qu’il aime par-dessus tout est trouver le sens profond, pourtant non évident a priori, des phénomènes.