Le Tartuffe
Beaucoup ont glosé avec compétence sur Tartuffe et cette petite chronique, inspirée par sa représentation au Nouveau Mouffetard, avec Philippe Rondest et Raymond Acquaviva, ne sera qu’un bavardage de plus.
La seule histoire de la pièce la rend déjà riche d’énigmes. La première représentation, sous son titre actuel, a lieu en mai 1664 devant la Cour. Elle clôt Les Plaisirs de l’île enchantée. C’est un succès. Le roi en connaissait le sujet, il en avait même très probablement lu le texte, car il supervisait toujours de près la préparation de ses festivités. D’aucuns pensent qu’il l’avait commandée : elle allait en tout cas dans le sens de sa sourde lutte contre la compagnie du Saint-Sacrement, manière de résurgence de cette Ligue qui avait donné bien du fil à retordre à ses prédécesseurs. Compagnie plus ou moins secrète, mais disposant d’appuis en très haut lieu, à commencer par la reine mère.
La pièce était en trois actes mais, première énigme, Lagrange, en son registre tenu au jour le jour, note en mai 1664 : “ On a représenté trois actes du Tartuffe qui étaient les trois premiers.” Comme s’il y en avait eu d’autres, au moins en gestation. Or Molière n’avait point coutume de jouer des moitiés de pièces. Quand, étranglé par une date butoir, il n’avait pas le temps de versifier, il terminait en prose : cas de La Princesse d’Élide. Ou bien s’en remettait à d’autres du soin de boucher les trous : cas de Psyché, avec Corneille. Personne n’ayant laissé la moindre description de ces trois actes, on n’en connaît rien, sinon que Tartuffe y portait les cheveux courts et un petit collet, du genre ecclésiastique.
Quoi qu’il en soit et avant que Molière n’ait le temps de porter la pièce sur son théâtre parisien du Palais-Royal, le roi en interdit toute représentation publique. Il a donc cédé au tollé des messieurs (et des dames) de la compagnie du Saint-Sacrement. Il apporte cependant dans ses attendus tant de modération qu’il tient d’évidence à laisser la porte ouverte. Il ne met aucun obstacle à des représentations ou des lectures privées. Elles ont lieu, entre autres devant le cardinal Chigi, nonce apostolique, qui y prend un vif plaisir.
Molière pourtant fait le diable à quatre : son Palais- Royal a besoin de recettes et il n’a rien d’autre à jouer que des reprises, peu rémunératrices. Il remanie son texte. Tartuffe y devient Panulphe ; il ne porte plus de petit collet mais de la dentelle, il a les cheveux longs, une épée au côté. Ainsi l’a joué assez récemment Jacques Weber. Certains chroniqueurs parlent de quatre actes, d’autres de cinq. En 1667, le roi lève l’interdiction. Une représentation de la nouvelle version est donnée au Palais- Royal. Elle fait une des meilleures recettes de l’histoire de ce théâtre.
Mais Louis est aux armées et, dès le lendemain, le premier président au Parlement de Paris, Lamoignon, membre de la compagnie du Saint-Sacrement, profite de ses pouvoirs d’intérimaire quant au maintien de l’ordre public pour interdire derechef la pièce, jusqu’au retour du roi. Ce n’eût été que demi-mal mais aussitôt Monsieur de Pérefixe, archevêque de Paris, celui dont Montherlant s’est payé la figure dans son Port-Royal, frappe d’excommunication quiconque représenterait, lirait ou entendrait réciter le Panulphe.
Il est évident que cette mouche du coche outrepassait ses pouvoirs ecclésiastiques et que son excommunication n’eût pas résisté à un procès en Sorbonne. Il est non moins évident que Louis, en plein pataquès janséniste, n’allait pas, pour une simple comédie, envenimer une situation intérieure déjà tendue. De retour, il comble Molière de bonnes paroles, augmente sa pension, déclare que sa troupe ne sera plus celle de Monsieur, mais celle du Roi. Il ne rapporte cependant pas l’interdiction prononcée par le Parlement.
Il attend que le calme soit un peu revenu autour de la querelle janséniste pour autoriser la pièce, en février 1669. Elle peut alors être jouée, dans sa troisième version, la seule que nous connaissions vraiment, celle du texte actuel, celle du dénouement grandiloquent de l’Exempt :
Remettez-vous, Monsieur, d’une alarme si chaude
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.
Si ces versions successives soulèvent des énigmes, en particulier quant à la façon dont se terminait la première, les personnages ne sont pas sans ambiguïtés non plus, peut-être dues à tant de remaniements. Qui donc, en effet, est Tartuffe ? Plutôt le paillard de sacristie, buvant sec, se goinfrant de gigot en hachis, rotant à table, qu’on nous décrit au premier acte, ou plutôt l’escroc de haut vol, déjà fiché par la police, que révèle l’Exempt. Et Orgon ? Un imbécile coléreux mais incroyablement veule : envoûté par son Tartuffe, il renie sa parole, donnée à Valère ; se débarrasse de documents compromettants, à lui confiés, juste pour ne pas devoir mentir en cas de perquisition. Et pourtant… dès le début du premier acte – mais y a‑t-il eu retouche pour préparer la tirade de l’Exempt – nous apprenons qu’il joua un rôle important lors de la Fronde, qu’il y fit preuve de courage, civil ou militaire cela n’est pas dit, au service de la cause royale. Il ne s’agit donc pas d’un benêt de petite extraction. D’ailleurs il en impose toujours : sa fille demeure muette de timidité devant lui, à propos d’une matière pourtant importante, son propre avenir.
Ces apparentes incohérences rendent les rôles difficiles à jouer. Le public aime les personnages tout d’un bloc, oubliant d’ailleurs que l’humaine réalité n’est pas si simple. Qui n’a connu, par exemple, de ces hommes tyranniques en famille et moutons au bureau, ou tout l’inverse ?
MM. Rondest, Acquaviva et leur metteur en scène Édouard Prétet se sont trouvés confrontés à ce problème. M. Rondest nous donne un Tartuffe de très haut vol : en petit collet et cheveux courts, réservé de geste, lent de parole, et pourtant passent par instants dans son regard des lueurs d’ironie qui en disent plus long qu’un franc a parte.
M. Acquaviva joue Orgon, le rôle tenu par Molière. Il est vraisemblable que ce dernier, avec ses dons de pitre, faisait, dans les moments d’imbécillité du personnage, plus rire que M. Acquaviva. Lequel garde en toutes circonstances, et même en émergeant de sous sa table, un quantà- soi de grand seigneur un peu distant, ne sortant de ses pieuses rêveries que pour se mettre en colère.
Le reste de la distribution est une merveille et nous avons tout particulièrement jubilé en entendant l’acariâtre Mme Pernelle, jouée en travesti selon l’usage du temps, alors par Louis Béjart je crois bien. Le décor simple et bien éclairé, les costumes sobrement d’époque, tout cela nous replongeait aussi dans l’ambiance du Palais-Royal, ce qui n’est pas peu dire.