Le témoignage d’un chef d’entreprise
Je vais vous parler d’une expérience qui se passe dans une société tout à fait ordinaire. Je le ferai en quatre temps : je décrirai d’abord l’expérience, puis je dirai pourquoi il me semble qu’elle a à peu près réussi, ensuite j’essaierai d’expliquer ce que cela a apporté à la société, enfin je dirai pourquoi je l’ai fait.
L’expérience
Elle concerne l’intégration dans une usine d’une personne en grande difficulté. Cette personne, appelons-le Alain, appartient à ce qu’il est convenu d’appeler « les gens du voyage ». Il avait alors 30 ans et vivait dans une roulotte installée sur un terrain qui ne lui appartenait pas. En situation difficile, vivant d’expédients dans la ferraille, il avait travaillé de façon tout à fait épisodique et cela s’était avéré catastrophique, car il avait été licencié par son employeur avant même d’avoir été payé.
Totalement illettré au point de ne se déplacer que très difficilement dans les transports en commun, il éprouvait un certain sentiment de révolte, et en même temps un curieux mélange de complexes et de fierté, la fierté « des gens du voyage ».
De mon côté je dirigeais, à l’époque, une société dont une des divisions, en région parisienne, comprenait 50 personnes. C’était une usine de métallurgie tout à fait classique, dans un environnement qui, sans être du XXIe siècle, n’était pas non plus du Zola. Après différentes expériences de formation de personnes en difficulté, j’ai voulu essayer de faire entrer l’une d’elles, de façon définitive, dans ma société.
Nous avons donc accueilli Alain à la fin de l’année 1994. Nous sommes maintenant à la fin de 1997, et il est toujours chez nous, ce qui nous fait penser qu’aujourd’hui il est intégré. Il a acquis le terrain de sa roulotte, ce qui, pour lui, présentait une grande importance. Et il ne se distingue plus beaucoup, du moins au premier abord, des autres ouvriers de la société. L’intégration s’est faite avec le concours d’ATD Quart Monde : c’est une personne de l’Association qui l’a amené le premier jour, et cette aide s’est poursuivie tout au long de son parcours.
L’expérience semble avoir réussi, pourquoi ?
D’abord parce que toute une société, et en particulier l’encadrement, se sont engagés. Si le directeur de l’usine, le directeur du personnel, le directeur de la fabrication n’avaient pas fait le choix d’accueillir cet homme, cela ne se serait pas aussi bien passé. D’ailleurs c’est la première fois de ma vie de chef d’entreprise que j’ai fait appel au vote de mes collaborateurs, après leur avoir expliqué mon projet. J’ai eu immédiatement un vote positif. Nous avons choisi un tuteur, en l’occurrence un contremaître qui était intéressé par le projet. Pendant quatre mois, celui-ci a eu pour seule tâche de s’occuper à plein temps d’Alain.
Ensuite nous avons pris le parti de ne pas lui donner le travail qu’on était tenté, à première vue, de lui donner, faire le ménage de l’usine, transporter les colis et autres besognes du même niveau. Nous avons délibérément choisi de le mettre sur une machine longue de 30 mètres, avec des boutons partout, ce qui l’a beaucoup impressionné.
Nous lui avons fait part de notre conviction qu’il serait capable de conduire cette machine. Il se trouve que le directeur de l’usine est un homme étonnant, assez bourru, mais qui, chaque fois qu’Alain était un peu dépité, a su le persuader de ne pas désespérer, parfois de façon assez rude.
Enfin nous avons fait le choix de le passer directement en contrat à durée indéterminée, alors que la tradition, c’était trois mois d’intérim en contrat à durée déterminée, puis un passage éventuel en CDI. C’était un pari, mais nous tenions à lui montrer notre confiance en lui.
Mais le succès est aussi dû aux motivations d’Alain qui, voulant acheter le terrain sur lequel était sa roulotte, avait besoin d’argent. Il voulait aussi prouver à un certain nombre de gens qu’il était aussi, voire plus intelligent qu’eux. Qu’est-ce que cela lui a rapporté ? Il a expliqué qu’au début il avait fallu qu’on le force à venir parce qu’il avait peur de prendre le RER, il avait peur de se perdre.
Craignant de ne pas se réveiller le matin, il mettait le réveil à 2 heures pour se lever à 7 heures. Il avait peur que les autres se moquent de lui et pendant trois mois, il n’a parlé à personne. Il avait peur de ne pas réussir, et quand ce qu’il avait produit était défectueux, il le cachait. Quand cela allait trop mal, il « cassait » la machine pour prouver que ce n’était pas de sa faute. Et surtout il était hanté de la peur que l’on attente à sa dignité, qu’on ne le considère pas comme un homme.
Je pourrais raconter des tas d’anecdotes. Par exemple, les trois premiers mois, il était dans un coin, ne parlant jamais. Or il se trouve que la société était d’ambiance assez festive : il est fréquent de boire des pots. La première fois, il n’est pas venu et on s’en est aperçu au milieu du pot. Je l’ai envoyé chercher : il s’était caché. La deuxième fois, il est venu parce que le contremaître l’a amené, mais il n’a pas bu : il s’est mis dans un coin et n’a pas pris de verre. J’ai pourtant voulu le servir, mais il a refusé. La troisième fois, il est venu spontanément avec les autres et il a bu. Comme quoi on peut progresser en commençant à boire !
Ensuite il a acquis une certaine sécurité. Je pense que ce qui mine ces gens-là, c’est l’insécurité permanente, ne pas savoir ce qui va se passer demain. Ils se réfugient dans des comportements qui visent à effacer l’avenir, puisque, pour eux, celui-ci est bouché. Nous avons essayé de lui apporter une certaine sécurité en le passant tout de suite en CDI, voulant le persuader que nous ne le laisserions pas tomber s’il passait par des moments difficiles.
Tout n’est pas gagné, car Alain est toujours d’une extrême fragilité. Plus il se normalise et plus il se trouve soumis à l’ambiance de l’entreprise : il subit des remarques ou des rebuffades, tout à fait anodines et perçues comme telles par les autres, mais que lui prend mal. Il n’est pas facile de plaisanter avec Alain !
Cette expérience a été bénéfique pour la société
Elle a apporté à ceux qui y ont participé une certaine fierté. Le directeur de l’usine a eu peur au début, mais il est maintenant très content d’avoir réussi quelque chose qui n’était pas donné d’avance. Le climat social a été modifié : une fois l’effet de surprise passé, on a constaté une nette amélioration des relations sociales. Il y a eu aussi un effet d’entraînement dans le personnel ouvrier : le fait de voir qu’une personne, en situation défavorisée, pouvait réussir, cela en a interpellé d’autres : « Moi qui suis depuis vingt-cinq ans sur ma machine, je peux aussi progresser ». Effectivement on a fait progresser des ouvriers qui, jusqu’alors, avaient peur de quitter leur machine.
Pourquoi ai-je agi ainsi ?
Quand on a le pouvoir et les moyens d’accomplir ce qui paraît souhaitable, il faut le faire car, sinon, qui le fera ? Peut-être aussi, vanité de ma part, est-il agréable, pour un dirigeant qui, par la force des choses, est mal connu de ses subordonnés, d’acquérir ainsi une certaine reconnaissance du personnel. C’est un message que j’adresse aux plus jeunes : « Vous avez les moyens, vous aurez le pouvoir, n’oubliez jamais vos responsabilités ».
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emotion de vous retrouver
emotion de vous retrouver.mais je vous retrouve bien dans cette experience genereuse et audacieuse pour notre monde actuel .bravo pour votre carriere