le » théâtre de rue ”.
Dans notre coin, sur la côte atlantique, se pratique en été le “ théâtre de rue ”. Une fois par semaine, le mardi soir sur des places publiques, deux ou trois jeunes compagnies produisent chacune leur spectacle. Il est gratuit, c’est-à-dire financé par les contribuables, lesquels, impuissants par essence, ne sont appelés à se prononcer, ni ex ante sur le choix des spectacles, ni ex post sur leur qualité. Ils subissent, qu’ils viennent ou non.
Pour peu que vous ayez un brin pratiqué, en tant que spectateurs bien sûr, le théâtre de rue, vous saurez que ce genre scénique connaît des résultats inégaux. Le hic est que, comme l’eût dit George Orwell, certains sont plus inégaux que d’autres, beaucoup plus. Malgré les apparences, il s’agit d’un art difficile, exigeant un solide “ métier ”. Le plein air n’est pas favorable à l’acoustique, ni l’inconfort des sièges, voire la position debout, à l’euphorie. Tenant un peu du cirque, cet art requiert, comme le cirque, des qualités physiques développées par une formation rigoureuse – les écoles de cirque ne sont pas une rigolade – ajoutée à une formation de comédien – les écoles et conservatoires d’art dramatique ne passent pas non plus pour des lieux de repos. Pour compenser enfin les flottements liés à la mauvaise acoustique, il n’est pas mauvais que les acteurs aient aussi travaillé le mime, au moins un peu.
Or les jeunes artistes s’adonnant à ce genre scénique laissent trop souvent flotter l’impression qu’ils n’ont pas pu, ou voulu, suivre ces filières longues et ardues. De sorte que le résultat frôle parfois le pitoyable. Dans ce domaine en effet, la jeunesse et la bonne volonté, qui sont l’une et l’autre évidentes, ne suffisent pas, même soutenues par de grandes dépenses de projecteurs et de puissants bruitages.
On a beau dire que le théâtre de rue n’est pas du théâtre dans la rue, il n’empêche qu’il s’agit de théâtre, et que pour faire du bon théâtre, il faut un “ texte ”. Certes, dans le cas d’espèce, on peut n’être pas trop exigeant en la matière. Encore que l’on sache faire du très bon tréteau avec un vrai “ texte ”, de théâtre de salle. Je vous avais parlé naguère en ces colonnes des Macadam Phénomènes de Pierre Dumur, qui nous avaient enchantés, tout spectateurs de théâtre de rue que nous étions, avec une pièce de Mattei Visniec, une histoire de vieux clowns émouvante et drôle.
Et cette année aussi, la Compagnie du Tapis franc nous fit passer une excellente soirée avec son Tapis franc fait du cinéma, un éblouissant enchaînement de scènes tirées de films de jadis ou de naguère, redonnant vie aux plus célèbres dialogues de Prévert, Jeanson, Pagnol… sur fond nostalgique d’orgue de Barbarie.
Certes, les trois garçons et la fille faisaient preuve d’un “ métier ” confirmé (sobriété du geste, diction audible, chant) mais, là encore, ils s’appuyaient sur un vrai texte. Faute d’un tel support, on chavire dans l’à‑peu-près, allant très vite jusqu’au ni queue ni tête. Cela se rencontra en d’autres soirées, avec le triste spectacle d’un public de bonne volonté mais sans réaction, culpabilisant de s’embêter un tantinet, se consolant en suçotant des bonbons ou des cacahouètes et applaudissant à la fin par convention plutôt que par conviction : il faut bien encourager ces jeunes, n’est-ce pas !
Il arrive aussi, par bravoure ou par économie de droits d’auteur, que la compagnie forge elle-même son “ texte ”, ce qui l’expose à faire preuve d’une incompétence supplémentaire. Parfois, avec ou sans auteur patenté, le “texte” prétend à l’édification des foules, en se faisant porteur de messages contre le racisme, le fascisme, la guerre, et toutes les choses semblables. L’autre soir, cette tâche éducative était confiée à des marionnettes à gaine. C’était faire beaucoup d’honneur à de pauvres marionnettes.
On sait pourtant bien qu’Aristophane, malgré plusieurs pièces sur le sujet, n’arrêta pas la guerre du Péloponnèse, ni Bertolt Brecht avec sa Résistible Ascension d’Arturo Ui celle d’Adolf Hitler. Or ils avaient du talent, eux. Alors ?
Alors ne demandons pas au théâtre, de rue ou non d’ailleurs, ce pourquoi il n’est point fait. Or il est fait pour nous divertir, pas pour donner bonne conscience aux enfants de la balle.
Bien que l’été 2003 fût, en la matière, celui de tous les risques, les intermittents du spectacle ne troublèrent point nos soirées. Il y avait seulement petit laïus au début ou distribution de tracts et discussion en fin de spectacle. On y évoquait les dangers courus par la création artistique, menacée par les puissances d’argent de disparition dans notre pays. J’ignore ce que les intervenants entendaient par “ création artistique ” mais l’idée m’effleura, dans certains cas, que s’il s’agissait de ce que nous venions de voir, une telle disparition ne serait pas une irrémédiable calamité.