Le Tour du monde en 80 jours
Nous avons tous lu Jules Verne dans notre jeunesse, les plus chanceux d’entre nous dans les lourdes éditions originales, à couverture rouge, de Hetzel, nichées dans les hauts de placard ou les greniers de maisons familiales de province, dans un temps où l’on ne les disait pas encore « en région ». D’autres dans l’honnête collection de la Bibliothèque verte. Peu importe.
Tous en tout cas nous fûmes emportés par son art de conteur, celui qui appelle à tourner bien vite la page pour savoir ce qui arrive dans celle d’après, par ses dons de visionnaire, et pas seulement de visionnaire scientifique, mais de visionnaire tout court, qui fait que « nous y étions », ce aussi bien derrière les hublots du Nautilus que dans la Sibérie de Michel Strogoff. Il lui arrive sans doute d’être par moments un peu casse-pieds pour des lecteurs de treize ans avec ses degrés de longitude, ses steamers, ses tonneaux de jauge, ses railways, voire ses considérations sur la manière de fabriquer de la nitroglycérine dans les îles désertes. Fort heureusement, nous pouvions toujours sauter ces passages ardus pour parvenir plus vite à la dernière page.
Toujours est-il que par ces aspects un tantinet rébarbatifs, Jules Verne ne laisse généralement pas à ses jeunes lecteurs le souvenir d’un auteur comique, loin de là. Relisez-le pourtant, devenus adultes, et vous y trouverez d’indiscutables traces d’humour, encore que parfois un peu lourd, façon « stupide XIXe siècle ». Or savez-vous qu’il est possible de tirer aujourd’hui de son œuvre un théâtre du plus haut comique, sans pastiche ironique et méchant, et tout en respectant son esprit ? Pour vous en convaincre, et bien vous amuser de surcroît, allez donc, s’il en est encore temps quand paraîtront ces lignes, au Lucernaire voir jouer Le Tour du monde en 80 jours. Il ne s’agit certes pas d’un Tour du monde style Châtelet de jadis, avec de vrais chevaux, de vrais éléphants, de presque vraies locomotives. Ni les dimensions du plateau, ni le budget du Lucernaire ne s’y prêteraient. Il s’agit de tout autre chose, qui rappellera aux plus anciens des lecteurs le temps béni de la Compagnie Grenier-Hussenot, des Frères Jacques, d’Orion le tueur. Ce qui est tout dire.
Sébastien Azzopardi et Sacha Danino se sont divertis, pour notre plus grande joie, à écrire pour la scène leur propre adaptation du Tour du monde en 80 jours, adaptation plus que libre certes, mais parfaitement désopilante. Elle est mise en scène par Azzopardi lui-même et jouée par quatre jeunes comédiens, trois garçons et une fille, qui se démènent comme quinze en étant tour à tour et successivement l’impassible Phileas Fogg, Passe-Partout le débrouillard, l’inspecteur Fix, une contrôleuse du railway Londres-Douvres, la ravissante Mrs Aouda, deux fakirs enturbannés, quatre vieilles Anglaises guettant l’arrivée d’un steamer, des Chinois fumeurs d’opium, un intermittent du spectacle essayant de placer son couplet sur la mort de la culture, un consul anglais à cheval sur le règlement, la reine Elizabeth II avec petit sac à main et stupéfiant galurin, et que sais-je encore.
Bref, une explosion d’incessantes trouvailles propres à requinquer l’hypocondre du spectateur le plus atteint de morosité. Ajoutons qu’il y avait des rangs entiers d’enfants dans la salle – nous y étions en matinée – et que, si certaines finesses leur échappaient sans doute, le bariolé des costumes, la drôlerie des attitudes, l’expressive variété des mimiques suffisaient déjà à leur bonheur.
Quant à nous, il faut bien avouer que nous ne retrouvions pas sans émotion, et comme tapi derrière nos rires, l’authentique Jules Verne, celui de notre jeunesse. Or il est toujours bon de rajeunir, ne fût-ce que le temps d’un spectacle.