Le « tout financier » : nouvelle mode stratégique ou phénomène de fond ?
Début septembre 1997, une très grande entreprise américaine diversifiée, dont la capitalisation boursière était de $23 B annonce à la fois une procédure de rachat d’actions de près de $2 B, un désengagement d’activités de production et un write-off (amortissement) de plusieurs centaines de millions de dollars. Le cours instantané de l’action monta de presque 6 % !…
De telles nouvelles sont maintenant devenues courantes : élagage de portefeuille, write-offs importants, rachats d’actions semblent faire partie de l’arsenal normal des grandes entreprises engagées de plus en plus dans la course à la valorisation boursière. En quoi ceci peut-il correspondre à une réalité économique ? Ne subissons-nous pas plutôt une mode stratégique de plus, celle-ci portée par la prolongation d’un cycle boursier haussier anormalement long ?
Pour trancher, il est intéressant d’une part de replacer cette mode dans un contexte historique et d’autre part d’en disséquer les aspects qui pourraient après tout s’avérer pérennes.
Les grandes phases de l’analyse stratégique
La formalisation de l’analyse stratégique commença avec l’émergence du Contrôle de Gestion. Au tout début, pendant les trente glorieuses, ce fut relativement simple : étant donné que tout croissait, il fallait simplement s’assurer que le capital (ressource encore relativement rare) était bien « saupoudré » de façon équitable.
La fin des trente glorieuses, au premier choc pétrolier, vit apparaître la première véritable mode d’analyse stratégique : la gestion du portefeuille d’activités à la BCG.
En simplifiant, la mode suivante qui s’égrena tout au long des années 80 commença par la fausse bonne idée (popularisée par Porter) des stratégies génériques et culmina en point d’orgue par le raz-de-marée du reengineering.
Les managers maintenant en charge du destin de leurs entreprises sont donc les vétérans de toutes ces campagnes (et de quelques autres plus mineures comme le tout qualité, le benchmarking, la pyramide inversée, l’organisation plate…). Ils ont à juste titre l’impression d’avoir tout essayé : ils ont laminé leurs coûts, ils se sont focalisés sur la qualité, ils ont réorganisé à tour de bras… et voilà une nouvelle vague qui les frappe ! Il leur faut maintenant se soumettre à la loi de la création de valeur (shareholder value). En quoi est-ce vraiment justifié ou en quoi n’est-ce qu’une mode de plus, celle-ci liée au cycle boursier actuel ?
Pour répondre à la question, il est nécessaire d’être tout d’abord très clair sur ce que doivent être les véritables juges de paix financiers sanctionnant toute action stratégique.
Les juges de paix financiers
Il faut bien reconnaître que la mode actuelle de shareholder value a l’avantage de placer au premier plan le critère de retour sur capitaux propres (RCP). Si l’on comprend aisément que ce critère est vertueux en instantané, un second aspect très positif en est souvent négligé : celui de la croissance induite.
En effet, à structure de bilan constante, le taux de croissance soutenable pour une entreprise est égal à son retour sur capitaux propres multiplié par son taux de rétention des bénéfices : C = RCP x t. Or, dans un monde qui crée de la richesse à long terme à un taux de 2.5÷3 % par an, pour se distinguer il faut croître beaucoup plus rapidement que cela. Une entreprise qui a une RCP de 6 % et un taux de distribution de 50 % ne peut (à structure constante) que croître à 3 %, manifestement insuffisant !
Laissons de côté un moment les manipulations comptables qui permettent de réduire les fonds propres artificiellement (write-offs exagérés, accélération d’amortissement des survaleurs à la Hanson, rachats d’actions…), nous y reviendrons plus loin, et concentrons-nous sur le lien entre la RCP et les actifs mis en oeuvre par l’entreprise. À structure d’endettement constante, le retour sur fonds propres est totalement déterminé par le retour sur capitaux engagés (RCE) :
RCP = RCE + (RCE – i) D / CP
Bien entendu, si la RCE est supérieure au taux d’intérêt le levier financier est positif et vice-versa. Le plus important, c’est que la seule manière stratégique de faire croître la RCP est de faire croître le retour sur capitaux engagés.
Jusque-là, rien que de classique : on constate que comme pour le levier d’endettement, si la RCE est supérieure au coût ajusté du capital, l’EVA est positive. Pourtant, tout ceci est très largement insuffisant car restant au niveau du constat et n’indiquant en aucune manière les voies à emprunter pour optimiser le retour sur capitaux engagés.
Pour cela il faut aller plus loin et s’interroger sur les constituants de la RCE et donc les moteurs de la performance. Or, RCE = marge : intensité capitalistique, ce qui indique clairement qu’un manager doit s’interroger à la fois sur la façon d’améliorer sa marge (a priori très liée aux performances concurrentielles relatives) mais également sur la façon de diminuer son intensité capitalistique.
Pour résumer :
– Le retour sur capitaux propres est un juge de paix essentiel, car permettant non seulement de récompenser l’actionnaire mais également d’assurer la croissance à venir.
– Le retour sur capitaux propres est, à structure de bilan constante, déterminé par le retour sur capitaux employés qu’il faut donc optimiser activité par activité.
– Le retour sur capitaux employés s’optimise en agissant à la fois sur la marge opérationnelle et sur l’intensité capitalistique.
Si le « tout financier » actuel avait pour conséquence unique de faire prendre conscience de ces réalités ce serait très bien. Mais malheureusement, la situation est beaucoup plus complexe.
Les aspects négatifs du « tout financier »
Les aspects négatifs du « tout financier » tournent principalement autour des manipulations comptables auxquelles il peut donner lieu. En effet dans cette quête perpétuelle vers la satisfaction de « l’anticipation sur l’anticipation », la créativité se donne libre cours, quelquefois de façon très limite.
Il arrive que les write-offs (qui donnent lieu à une diminution des fonds propres donc à une augmentation mécanique de la RCP) ne soient pas tous économiquement justifiés. Il en est de même pour les définitions quelquefois élastiques des plus-values. Ainsi pendant longtemps les analystes ont fermé les yeux sur le traitement par Coca-Cola des fonds tirés de leur programme de re-franchising : quand cette machine s’est essoufflée en 1997, le cours de l’action a baissé de plus de 20 % en trois mois.
De la même manière, les rachats d’actions sont en train d’atteindre des seuils délicats. En 1996, les corporate profits aux États-Unis étaient légèrement inférieurs à $500 B et les rachats d’actions se sont élevés à $120 B !
C’est d’autant plus délicat si l’on prend en compte qu’une partie de ces rachats est liée aux stock-options, l’entreprise rachetant pour les annuler les actions dont les options ont été levées par son personnel. Ceci est rendu possible par un traitement fiscal particulier aux États-Unis. Microsoft est bien entendu un cas extrême puisque le traitement privilégié des stock-options a pu représenter jusqu’à 20⁄25 % du résultat net ! Microsoft marque également les limites du phénomène, puisque ses dirigeants, qui n’ont pu procéder à aucun rachat d’actions au 2e trimestre 1997 en raison du cours élevé du titre (la capitalisation ayant dépassé $150 B !), multiplient maintenant les déclarations pour le faire baisser ! Le monde à l’envers…
Poussé à de tels extrêmes, le système peut revenir en quelque sorte à un processus de destruction du capital par les capitalistes eux-mêmes ! Situation caricaturale qui ne peut éternellement s’accélérer.
Exclusivement dédié à la Stratégie d’entreprise, Mars & Co travaille en partenariat exclusif avec un nombre limité de clients à l’échelle mondiale. Son effectif total de l’ordre de 200 consultants est réparti de façon égale entre ses bureaux américains (New York, San Francisco) et européens (Londres, Paris).
Alors ? Mode ou phénomène de fond ?
Il est clair que le « tout financier » peut conduire à des extrêmes caricaturaux et nuisibles. C’est en ce sens que le cycle haussier actuel des Bourses a engendré une mode dont un certain nombre de vertus supposées voleront en éclats au prochain cycle baissier.
Il n’empêche que cette période aura eu le grand avantage de mettre en avant la nécessité de privilégier le retour sur capitaux propres. Comme nous l’avons vu, privilégier la RCP revient mécaniquement à optimiser le retour sur capitaux engagés, donc à optimiser en permanence et dans toutes ses activités l’arbitrage entre marge opérationnelle et intensité capitalistique. Le « tout financier » aura donc eu l’avantage pour les managers avisés (les vétérans mentionnés plus haut) de focaliser leur attention sur les bonnes mesures. Ces aspects-là sont ceux d’un phénomène de fond, ils ne s’évaporeront pas au prochain cycle baissier.
Restera toujours au management, pour optimiser l’arbitrage dont nous parlons, à agir sur des leviers que la doctrine actuelle de création de valeur n’enseigne pas. Il lui faudra continuer à laminer ses coûts, raffiner la profondeur et la finesse de son analyse concurrentielle, constamment adapter sa segmentation stratégique, faire évoluer son système de « récompenses/punitions » et… en termes de communication apprendre « à dire ce que l’on va faire et faire ce que l’on a dit ».
Pour résumer de façon lapidaire, je crois que les excès de la mode du « tout financier » disparaîtront au prochain cycle baissier des Bourses mais que, heureusement, des juges de paix fondamentaux comme le couple retour sur capitaux propres/retour sur capitaux employés continueront de marquer le management des périodes à venir.