Le train des magiciens
REPÈRES
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Une réflexion approfondie, véritable démarche visionnaire, débouche sur des remises en cause très profondes des « fondamentaux » du système ferroviaire préexistant : infrastructure uniquement dédiée aux trains de voyageurs à grande vitesse ; abandon de la signalisation latérale traditionnelle et développement d’un système entièrement nouveau, délivrant les consignes de circulation directement dans la cabine de conduite ; choix d’une architecture originale, la rame « articulée », qui bouleverse complètement les principes d’exploitation et de maintenance des trains de voyageurs ; train de composition fixe ; commercialisation avec réservation obligatoire.
Projet d’une équipe d’ingénieurs, le TGV repose sur une vision commerciale très forte : offrir le temps de voyage de l’avion pour le prix du billet de train et l’offrir au plus grand nombre bien au-delà des seules zones directement situées sur l’infrastructure nouvelle, grâce à la compatibilité avec le réseau ferroviaire existant. Par quel tour de magie ?
La réduction du nombre de bogies est un facteur déterminant pour l’économie globale du train
La magie de la rame articulée
Un des traits essentiels, qui s’est conservé au fil des générations successives, réside dans l’architecture dite « articulée » (deux voitures adjacentes sont reliées par une articulation sphérique qui repose sur un seul et même bogie). Cette architecture présente l’avantage énorme de la réduction du nombre de bogies, à longueur équivalente de train, par rapport à une architecture « classique », dans laquelle chaque caisse repose sur deux bogies. La dernière génération, l’AGV d’Alstom, qui a reconduit cette architecture, ne comprend que 12 bogies, là où les trains concurrents comme l’ICE de Siemens, pour une même longueur, en nécessitent 16.
Au fil des générations, cette architecture tout à fait originale s’est conservée car elle a révélé, progressivement, des vertus insoupçonnées et déterminantes : sur le plan de la sécurité, elle préserve l’intégrité de la rame en cas de déraillement, comme l’ont montré trois déraillements à grande vitesse, sans aucun dommage pour les voyageurs ; pour le confort des voyageurs, l’éloignement des bogies par rapport aux salles est déterminant ; l’intercirculation entre voitures est plus facile à traiter ; en formule à deux niveaux (Duplex), cette architecture optimise la capacité disponible ; la robustesse du train en cas de vents très violents se trouve augmentée par la possibilité de chaque voiture de prendre appui, par l’articulation et le partage du même bogie, sur les voitures adjacentes.
Le choix d’une architecture originale pour le TGV, considéré à l’époque comme une « bizarrerie » d’ingénieurs, voire comme un acte iconoclaste par moult détracteurs, s’est révélé d’une pertinence exceptionnelle pour la pratique des très grandes vitesses : prescience, intuition géniale, magie, qui sait ?
Évolution sans révolution : la recette magique
Le TGV a connu quatre générations successives. Après la révolution originelle dans le concept et l’architecture du train, les ingénieurs se sont efforcés de faire évoluer le train par un dosage aussi intelligent que possible entre l’introduction de nouvelles technologies, source de progrès, de performances et d’économie, et la reconduction de solutions éprouvées, sources de fiabilité et souvent d’économies d’échelle. Un jeu à la manière de l’alpiniste qui progresse en s’assurant en permanence qu’il faut s’appuyer sur plusieurs prises solides avant d’engager la suivante.
Comme un alpiniste, s’appuyer sur plusieurs prises solides avant d’engager la suivante
Pour la première génération, l’objectif essentiel était de réussir et donc d’assurer sécurité, fiabilité et respect des coûts prévisionnels aussi bien en construction qu’en exploitation : l’enfantement ne se fit pas sans douleur, mais tous les engagements furent tenus, pari gagné. Pour la deuxième génération, l’accent fut mis sur le progrès des performances (300 km/h au lieu de 260 km/h) et du confort du voyageur (qualité et diversité des espaces voyageurs, suspension pneumatique, étanchéité aux ondes de pression en tunnel, etc.).
Après la sécurité, la fiabilité, le confort, la troisième génération, le TGV à deux niveaux, dit TGV Duplex, apporta la capacité (510 places au lieu de 370) et l’économie d’exploitation (les 40 % de places supplémentaires sont quasi gratuites de ce point de vue).
La quatrième génération, développée à partir de 2000, a pour objet de créer une plateforme nouvelle, dédiée au réseau européen, et donc capable de « digérer » toutes les particularités des lignes classiques européennes (tensions d’alimentation et signalisation en particulier), vise une vitesse commerciale de 306 km/h, et devrait apporter une nouvelle étape de progrès dans le confort et l’économie d’exploitation, en comparaison des trains à grande vitesse des concurrents (à un niveau).
Le TGV du record.
Le partenariat : la potion magique
Tous les secteurs industriels
Les avancées technologiques ont couvert tous les secteurs du domaine industriel : progrès constant des modélisations, accompagnées de l’augmentation de la puissance de calcul des ordinateurs, pour prédire toujours mieux les comportements des composants essentiels du train ; utilisation de matériaux nouveaux (acier à haute limite élastique, alliage léger, magnésium); progrès constant de l’électronique de puissance ; mise en œuvre des technologies numériques pour toutes les fonctions de régulation et de surveillance, et en particulier progrès considérables dans la gestion de l’adhérence entre la roue et le rail, en traction comme en freinage ; progrès considérables dans la technologie des moteurs électriques de traction (en trente ans, la puissance massique des moteurs a triplé).
Au commencement était la SNCF. Seul un établissement public adossé à l’État pouvait à la fois promouvoir un projet aussi structurant pour le territoire français et en supporter financièrement le développement, puis la réalisation, compte tenu à la fois des aléas (une première mondiale) et de la durée du retour sur investissement. Pour la conception du train lui-même, c’est également la SNCF qui en fixa les caractéristiques essentielles et décida de cette architecture si particulière. Elle seule pouvait s’auto-infliger un tel bouleversement dans ses méthodes d’exploitation. Ce fut également le cas pour la décision par la SNCF de lancer la troisième génération via un train à deux niveaux, avec salle de restauration à l’étage.
Le rôle de l’industriel (Alstom et ses équipementiers de premier rang) n’en fut pas moins éminent car c’est grâce à ses avancées, voire à ses innovations technologiques, qu’il fut possible d’atteindre les objectifs fixés par la SNCF et d’assurer les performances requises.
Le partenariat étroit et confiant a permis des résultats très spectaculaires
C’est très certainement ce partenariat très étroit, et confiant, dépassant très largement les habituelles relations client-fournisseur, et associant des préoccupations différentes mais complémentaires parce qu’intelligemment associées, qui a permis ces résultats tout à fait spectaculaires ; une subtile alchimie qui confinerait à la magie des relations entre hommes animés de la même passion : réussir ensemble une grande ambition, apporter au voyageur le temps de l’avion pour le prix du train en conservant au voyageur la liberté d’usage du temps de voyage que seul le train peut offrir ; apporter à la collectivité nationale un nouveau service qui combine au mieux le besoin de mobilité, le désir de rapprochement entre les hommes et la préservation de l’environnement, l’économie des ressources naturelles.
La magie de l’aventure humaine
Du TGV à l’AGV, même ADN et quarante ans de progrès de la technologie.
À l’issue de ces quarante ans de développement et de ces trente ans de réalisations, peut-on trouver la recette magique ? Contentons-nous de quelques pistes de réflexion, et de quelques leçons tirées de cette fantastique aventure : sachons être visionnaires, sachons remettre en cause des pratiques même fortement ancrées dans l’histoire et la culture de l’entreprise lorsque les enjeux sont à la hauteur ; cultivons la curiosité et le questionnement, et ne confondons pas conviction et certitude ; restons modestes, et en particulier n’oublions pas la sagesse du navigateur qui se réserve toujours un « pied de pilote ».
Créer et entretenir l’enthousiasme et la passion des équipes
Ce n’est pas la beauté de la solution technique qui fait le succès d’un projet, c’est son adéquation à la problématique du marché et son économie ; la modélisation, c’est bien, sa vérification par l’expérimentation, c’est mieux ; l’innovation dans un projet ne doit porter que sur le minimum indispensable à l’atteinte des objectifs ; tout ce qui peut être reconduit doit l’être ; accepter la contradiction, voire l’encourager, n’implique pas de changer d’avis.
Enfin, si l’auteur peut encore se le permettre, l’idée la plus essentielle reste de considérer que tout projet, si technique et complexe soitil, est d’abord une aventure humaine et que la clef du succès est de créer et entretenir l’enthousiasme et la passion des équipes.
La magie de ces trente années de TGV, ce fut certainement la qualité et la richesse de l’aventure humaine.
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Nouvelles générations de matériel roulant TGV
A l’attention de F. Lacôte (’66)
Cher Camarade,
J’ai lu avec intérêt ton très brillant et « magique » article.
J’aurais aimé pourtant que tu dises un mot sur les efforts qui ont été faits (circa 1995–2000, après je ne sais plus) pour doter les voitures de TGV de caisses en composite.
Il est possible qu’Alstom n’ait pas participé à cet effort, mais je crois savoir que la SNCF s’y est intéressée.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Le composite me paraît avoir un avenir dans le transport terrestre autant que dans le transport aérien.
Sans compter l’économie d’énergie (dans les accélérations et montées), le moindre poids résultant – du moins a priori – de l’utilisation des composites devrait produire une moindre usure des voies du réseau !
Je sais bien que la séparation entre SNCF et RFF a modifié les enjeux financiers, mais le coût pour la collectivité reste le même…
Quoi qu’il en soit, je serais intéressé par une information technico-économique sur l’intérêt qu’il y a (ou qu’il n’y a plus) à concevoir et fabriquer des voitures en composite pour les TGV.
Cordialement
Christian Fournier (’64)